14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre I - Sous Verdun (3/4)

 

A la mémoire de mon ami ROBERT PORCHON, tué aux Eparges le 20 février 1915.

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : Choix de lecture  27/09/2014

Une saine ration de musique, pas redoublés et valses lentes, a réendormi en nous l’ancestrale sauvagerie qu’y avait réveillée la guerre.

Les armées se terrent

Vendredi, 25 septembre.

Où sont-ils ce matin ? Et quel est notre rôle à nous ? On ne nous a rien dit, comme d’habitude. Pourquoi ce parti pris de silence ? On nous ordonne : « Allez là. » Et nous y allons. On nous ordonne : « Attaquez. » Et nous attaquons. Pendant la bataille, du moins, on sait qu’on se bat. Mais après ? Bien souvent c’est la fusillade toute proche, les obus dégringolant en avalanche qui disent l’imminence de la mêlée. Et lorsqu’une fois on s’est battu, des mouvements recommencent, des marches errantes, avance, recul, des haltes, des formations, des manœuvres qu’on cherche à s’expliquer, et que généralement on ne s’explique pas. Alors on éprouve l’impression d’être dédaigné, de n’obtenir nulle gratitude pour le sacrifice consenti ; on se dit : « Qu’est-ce que nous sommes ? Des Français à qui leur pays a demandé de le défendre, ou simplement des brutes de combat ? »…

… Nos soldats sont incapables de se résigner à ignorer. Lorsqu’on leur donne un ordre que rien n’explique à leur jugement, ils obéissent, mais en grognant. Ils disent : « On se fout de nous. » Ils disent encore, en lançant leur sac sur leurs épaules, d’un mouvement hargneux : « Marche, esclave ! » Et ce n’est pas risible.

Lundi, 28 septembre.

Sifflotant, les mains dans mes poches, je vais jusqu’au carrefour voisin. Le capitaine Rive est là, fumant les sempiternelles cigarettes qu’il roule en des feuilles invraisemblablement longues. Il me montre un Allemand mort allongé sur l’herbe du bas-côté. On a recouvert son visage d’un mouchoir, et plié près de lui sa capote. Sa tunique déboutonnée s’entrouvre sur une chemise sanglante. Ses mains très blanches s’abandonnent, souples encore et presque vivantes ; elles viennent de se dénouer après les crispations dernières de l’agonie, ce ne sont pas les mains rigides de ceux que la vie a quittés depuis des heures. « Il vient de mourir ? dis-je au capitaine. - Il y a cinq minutes, répond-il. On l’a trouvé dans les bois, on le portait ici au moment ou nous arrivions. Il était tombé depuis trois jours dans un assaut. Trois jours et trois nuits entre les lignes ! Il mourait de froid et d’inanition bien plus que de ses blessures, lorsqu’une de nos patrouilles l’a recueilli au petit jour. Un grand beau gaillard n’est ce pas ? »

Oui, et de mise soignée. Le drap de l’uniforme est moins grossier que le drap de troupe. La culotte est ajustée aux genoux, les bottes de cuir fauve dessinent les jambes vigoureuses. « Un officier ? dis-je. » « Lieutenant de réserve, probablement commandant de compagnie. Mais je n’ai eu ni le temps ni le désir de l’interroger. Il avait demandé, en français, un officier parlant l’allemand. On est venu me chercher. Quand je suis arrivé, il était étendu au revers du fossé, les yeux virant, les lèvres bleues, moribond déjà mais entièrement lucide. Il m’a confié des papiers personnels, des lettres, et m’a prié de les faire parvenir aux siens en les prévenant de sa mort par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. Il m’a dicté leur adresse, m’a remercié ; et puis il a laissé aller sa tête et il est mort, sans un soupir : un homme. »…

… Nous sommes abrutis lorsque la nuit arrive ; le dos rompu, les jambes raides. Des pierres pointues font saillie partout. L’étui de mon revolver m’entre dans les côtes, mon bidon dans la hanche, un genou de Porchon dans l’estomac. Quelle posture prendre ? Quel creux trouver ? Sortir de la tranchée pour s’étendre sur les feuilles mortes ? Le froid pénètre jusqu’aux moelles et vous tient éveillé.

Mardi, 29 septembre.

C’est l’habituelle chasse aux victuailles. Il y faut du flair, pour repérer les coins intéressants ; de la diplomatie, pour persuader ces paysans retors et vaincre leurs hésitations. Car ils hésitent toujours et ne lâchent pas volontiers leur bien, dans l’espoir où ils sont qu’un autre acheteur va survenir, qui leur offrira davantage. On se renseigne entre camarades, sans jalousie : « Là-bas, dans cette venelle, la troisième maison à gauche, il y a une vieille qui vend des œufs. » Allons voir. Et la vieille, l’horrible, sèche comme un paquet de sarments, édentée, crasseuse, des mèches de cheveux gris dans les yeux, lève les bras au ciel et prend la Sainte Vierge à témoin qu’elle n’a rien, mais rien du tout, là... Alors on dit un prix, un gros prix. C’est magique : les bras éplorés retombent ; la voix glapissante baisse d’une octave ; puis la mégère glisse à pas feutrés le long du couloir jonché de crottes de poules, courbe son grand corps en passant sous une porte basse, émerge avec précaution, cachant on ne sait quoi dans le creux de son tablier. Et quand elle est tout contre vous, six œufs à la file apparaissent dans ses doigts maigres, laiteux sur sa peau terreuse. Elle vous les coule, tièdes encore, dans les mains, au fond des poches ; et elle dit tout bas, de sa bouche aux gencives nues : « N’ faut point en causer, surtout. J’en aurai p’t’-être d’aut’s pour vous, quand mes gélines les auront faits. Mais n’ faut point en causer. Oh ! mais non là. »

Porchon a trouvé des confitures de prunes. Des confitures ?... Une marmelade de quetsches sans sucre. « J’ai payé cette mixture sept sous le quart, me dit-il. Les cochons qui la vendaient en avaient sur leur comptoir deux grandes bassines de cuivre toutes pleines. Quart par quart, elles se sont vidées en une demi-heure. » Les voleurs ! Cela nous promet de beaux jours…

… Le long de la muraille plâtrée qui s’écaille, des sacs sont alignés, sur deux côtés. Contre ces sacs, la matrone a fait une litière de paille toute fraîche, abondante, et partout d’égale épaisseur. Sur la litière elle a mis un matelas de plume, un traversin, des couvertures, et des draps. Cette fois nous avons des draps, un vrai lit, un lit complet. Nous allons nous fourrer entre deux draps, déshabillés, en chemise, rien qu’avec nos chemises sur le corps. Je regarde Porchon du coin de l’œil. Il a une bonne figure attendrie… Notre coucher, ce soir-là, fut une belle chose. Dévêtus en un tour de main, nous avons plongé aux profondeurs de notre lit. Tout de suite il nous a pris, de la tête aux pieds, d’un enveloppement total et doux. Et puis à notre tour, petit à petit, en détail, nous avons pris possession de lui. Notre surprise ne finissait pas : à chaque seconde c’était un ébahissement nouveau ; nous avions beau chercher, de toute notre peau, un contact qui fût rude ou blessât, il n’était pas un coin qui ne fût souplesse et tiédeur. Nos corps, qui se rappelaient toutes les pierres des champs, toutes les souches qui crèvent le sol dans les bois, et l’humidité grasse des labours, et l’âpre sécheresse des chaumes, nos corps meurtris, les nuits de bivouac, par les courroies de l’équipement, par les chaussures, par le sac bosselé, par tout notre harnachement de nomades sans abri, nos corps à présent ne pouvaient s’habituer assez vite à tant de volupté reconquise en une fois. Et nous riions aux éclats ; nous disions notre enthousiasme en phrases burlesques, en plaisanteries énormes, dont chacune provoquait à nouveau des rires qui n’avaient pas de fin. Et l’homme blond riait de nous voir rire, et sa femme riait et les gosses riaient : il y avait du rire plein ce taudis. Puis la femme est sortie doucement. Lorsqu’elle est revenue, elle ramenait avec elle cinq ou six villageoises d’alentour. Et toutes ces femmes nous regardaient rire, dans notre grabat ; et elles s’ébaubissaient en chœur de ce spectacle phénoménal : deux pauvres diables de qui la mort n’avait pas encore voulu, deux soldats de la grande guerre qui s’étaient battus souvent, qui avaient souffert beaucoup, et qui déliraient de bonheur, et qui riaient à la vie de toute leur jeunesse, parce qu’ils couchaient, ce soir-là, dans un lit.

Mercredi, 30 septembre.

J’ai soigneusement aiguisé mon crayon, et, m’appuyant sur mon liseur comme sur un pupitre, je griffonne en hâte quelques bouts de lettres. Deux mots seulement : « Bonne santé ; bon espoir. » Je ne veux pas me laisser aller à dire ce que j’ai dans le cœur. Et quand je le dirais ? Quand je répéterais, encore et encore : « Écrivez-moi. Je n’ai rien de vous depuis que je me bats. Je me sens seul, et c’est très dur... » Ils m’écrivent chaque jour, je le sais. Pourquoi les décevoir, les peiner ? Il faut attendre, attendre, en m’efforçant de garder intacte la confiance dont j’ai besoin, et qui jusqu’à cette heure ne m’a jamais abandonné. Et mon crayon court, rapide, redisant les mots banals qui pourtant sont les mots attendus : « Bonne santé ; bon espoir. » J’ai fini ; ma main s’arrête. Mais la tristesse que je viens de taire demeure en moi et peu à peu grandit, en même temps que le dangereux désir de l’épuiser tout entière…

… Il est midi lorsque, ma solde en poche, je sors de chez l’officier-payeur. Ma promenade m’a donné faim. Mais la perspective de retourner au vallon pour y manger, déjà refroidies, les traditionnelles grillades enfouies aux profondeurs du « riz au gras » grumeleux ne m’inspire aucun enthousiasme. Je voudrais déguster à mon aise un mets délicat, un mets vraiment savoureux et rare. Ma liberté de ce matin, l’indépendance relative dont je ne jouirai plus que de rares instants ont en soi quelque chose d’assez singulièrement précieux pour que j’aie le désir de les mettre à profit, de les matérialiser par un acte également singulier, grâce auquel je sentirai mieux ce prix. Et puisque m’est venu cet appétit de fines nourritures, je vais essayer de faire, tout seul, un déjeuner exceptionnel.

J’ai eu de la chance. Une maison blanche, à la façade ensoleillée, m’a tout de suite attiré. Près du seuil, sur un banc de bois, un vieux se chauffait dans la claire lumière. Nous nous sommes entendus sans peine. Il m’a fait entrer dans une cuisine très propre ; et, sur une flambée de sarments, sa bru a fait cuire une omelette au lard que je n’oublierai jamais. Puis, montant sur une chaise, elle a décroché du plafond un jambon fumé qu’elle a entamé pour moi. Je mangeais avec gloutonnerie. J’avais à portée de ma main une miche de pain frais dont je me taillais, souvent, de larges tranches. Et le vieux, souvent aussi, emplissait mon verre de vin de Toul, rosé, pétillant et sec. Le jambon rutilait sur mon assiette ; et devant moi, près de mon verre où se jouaient des bulles, des confitures de mirabelles, dans un pot de grès, semblaient de l’or translucide. Quand j’eus fait au vif du jambon une entaille généreuse, quand j’eus vidé à moitié le pot de confitures, je bourrai ma pipe et l’allumai avec une espèce d’orgueil : c’était moi qui venais de faire un déjeuner pareil.

Jeudi, 1er octobre.

Nous avons eu une surprise, hier soir, en rentrant au cantonnement : la musique régimentaire, sur la place du village, a joué à pleins cuivres des pas redoublés et des valses lentes. Nous débouclions nos sacs à la porte des granges lorsque retentirent les premiers flonflons. Moins d’une minute après, le premier « bruit » prenait son vol : le centre allemand était enfoncé. Encore une minute, nous avions fait quatre-vingt mille prisonniers. Lorsque j’arrivai sur la place, les Russes entraient à Berlin. Une commère, devant la scierie, m’annonça en grand mystère « que Guillaume était mort d’un coup de sang, mais qu’on ne le dirait que demain ».

Renseignements pris, il apparaît maintenant que ce concert n’a célébré nulle joie nationale, mais qu’il trahit, chez notre commandant, un souci. La décision quotidienne, qu’on me remet ce matin au départ, achève de me désabuser. J’y lis que « l’allure du régiment est lourde », qu’elle « se ressent des séjours prolongés dans des régions boisées où l’homme a trop de tendances à revenir à l’état de nature » et qu’« il faut, de toute nécessité, retourner progressivement à une vie plus saine ». Et donc une saine ration de musique, pas redoublés et valses lentes, a réendormi en nous l’ancestrale sauvagerie qu’y avait réveillée la guerre. Et ce matin, au petit jour, nous avons quitté le village pour bientôt nous replonger, hélas ! au cœur de ces régions boisées où l’homme devient un loup pour l’homme.

Samedi, 3 octobre.

Des lettres ! Quarante à la fois ! Et le vaguemestre m’en annonce d’autres ! Je me suis plongé dans cette manne. J’ai lu, lu voracement, jusqu’à en être ivre. Je prenais au hasard dans le tas, je frottais mes doigts au papier, déchirais les enveloppes d’un coup sec, et toutes les lignes m’entraient ensemble dans les yeux : que c’est vite lu, quarante lettres ! Je les relis, lentement, ligne à ligne, comme on boit à petites gorgées une liqueur capiteuse dont la saveur ne blase point le palais. Mais je ne subis plus ma lecture. Tout à l’heure, une houle m’emportait. Maintenant, je veux choisir. Et de toutes ces lettres je ne garde que quelques-unes. Mais de celles-là, les plus courageuses, chaque mot m’est une joie ou une force. Elles sont celles que j’attendais, que j’appelais. Elles sont à moi, elles me testent. Je les retrouverai à chaque appel, tout de suite, après avoir appelé si longtemps en vain. Désormais, avec elles et par elles, je suis sûr de moi-même.

Dimanche, 4 octobre.

J’approchais de nos tranchées, musant dans le layon, regardant les ronds de soleil trembler sur la mousse, lorsqu’un son étrange m’a cloué sur place. C’était un chant léger, aérien, transparent comme le ciel d’où ses ondes venaient vibrer jusqu’à nous. Il avait des ailes ce chant ; il planait très haut, bien plus haut que le faîte des grands arbres, plus haut que les trilles de l’alouette. Il y avait des moments ou il semblait s’éloigner, faiblissant, perceptible à peine ; puis il reprenait, plus net, toujours limpide et presque immatériel. Un souffle de vent s’enfla, courut sur les feuillages ; et avec lui volèrent jusqu’à nous, très vite avant de s’être dispersés à l’étendue, quelques tintements bien détachés qui firent battre mon cœur à coups violents : c’étaient les cloches d’un village qui sonnaient. Et je restai là, immobile, écoutant la chanson des cloches éparse sur ces bois où des hommes s’épiaient les uns les autres, jour et nuit, et cherchaient à s’entre-tuer. Pas de tristesse pourtant. La chanson des cloches n’est pas triste. Des hauteurs du ciel où elle sonne, elle s’épand largement sur la terre et sur les hommes. Les Allemands, dans leurs tranchées, l’entendent comme nous l’entendons…

… Au premier pas, je butai contre la tige d’un arbuste, je chancelai, faillis tomber. Quand j’eus repris mon aplomb, je vis encore, à la même place, les deux Allemands à l’affût. Et dans le même instant, je fus certain, d’une conviction impérieuse, qu’eux aussi venaient de me voir. Alors la peur sauta sur moi. Ce fut comme si mon cœur s’était vidé de tout son sang. Ma chair se glaça, frémit d’une horripilation rêche et douloureuse. Je me raidis désespérément, pour ne pas crier, pour ne pas fuir : ce fut un spasme de volonté dont la secousse enfonça mes ongles dans mes paumes. J’armai mon revolver et continuai à avancer. Mais au lieu de marcher sans hâte, dans une complète possession de moi, je fonçai droit, d’un élan aveugle et fou.

A suivre…

Livre I - Sous Verdun (4/4)



07/11/2014
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