14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre II - Nuits de guerre (2/2)

 

A la mémoire de JEAN BOUVYER, JEAN CASAMAJOR, PIERRE HERMAND, LEON RIGAL, normaliens.

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

 

Marie Favre : Choix de lecture - 27/09/2014

J’ai été décoiffé d’autorité.

 

Le village abandonné

22 octobre.

Les braves bougres, pour l’heure, se gavent de quetsches. Leurs gamelles sont pleines de ces belles prunes ovales, dont les premiers froids ont ridé un peu la peau violette et givrée. « Elles sont bonnes, Lardin ? - A point, mon lieutenant. Goûtez ça. » A peine les a-t-on dans la bouche qu’elles éclatent, pulpe onctueuse, gonflée de jus frais. « Dites, mon lieutenant ? offre Chabeau. On va vous emplir une musette à emporter… Par exemple j’ vous d’manderai d’ vider la musette et d’ me la renvoyer tout d’ suite ; on n’est jamais tranquille quand on a du barda qui voyage. »…

… Juste comme j’émerge au soleil, un sifflement fond sur moi, brisé aussitôt qu’entendu par une explosion assourdissante qui frappe ma nuque comme d’un coup de poing. L’obus est tombé derrière l’école, dans un jardin. Je me suis collé au mur, pendant que des cailloux et des mottes de terre, projetés par-dessus le toit, dégringolaient en trombe devant mes yeux. Puis le vol tournoyant de la fusée ronfle très haut, frôle le clocher et s’enfonce au lointain du ciel. Je fais trois pas dans un couloir, marchant vers les jardins pour y chercher l’entonnoir fumant. Mais une porte m’arrête net, qui s’ouvre sur une salle claire ou s’alignent de petites tables. Une classe ! Les rangées de bambins attentifs, les « piots » meusiens à têtes rondes suivant des yeux, au tableau noir, la leçon du maître ! « Ecrivez : Problème... » Mon regard accompagne le leur. Le tableau est toujours à sa place, portant encore quelques lignes blanches, tracées à la craie d’une écriture bien moulée : « Un marchand a vendu 8,50 m de drap 102 francs. Il a gagné 0 75 F par mètre. Quel était le prix d’achat du mètre ? Et, m’étant retourné, j’embrasse d’un coup d’œil la grande salle pleine de soleil ou se perdent les petites tables. Il en manque, qui furent arrachées avec les lames du parquet, et que des soldats ont brûlées.

Il s’assied par terre au bas de l’escalier, une jambe allongée, l’autre pliée vers son menton. Et il se met à écrire, la feuille appuyée sur sa cuisse. Tout un côté de son visage est noyé d’ombre ; son profil s’indique en touches de lumière pâle, incliné vers la blancheur du papier. Un crayon minuscule disparaît entre ses gros doigts. Il le porte à sa bouche, en mouille la pointe de salive et trace quelques lignes à dur effort, lettre après lettre, tout le corps noué d’attention. Puis il relève la tête et, les yeux devant lui, rongeant ses ongles, il médite... Un obus qui fracasse le toit d’une maison, pas loin, lui fait serrer les poings et lancer son crayon contre terre. « Voilà ! Voilà ! Qu’est-ce que y a moyen d’ fout’e ? Chaque fois que j’ vais trouver, paf ! v’là une marmite qui m’ vide la tête. J’ la finirai jamais, c’te lettre !... Alle est trop difficile, aussi ! - Difficile ? - Ah ! mon lieutenant, c’est pas une lettre comme d’habitude. Si j’ vous disais… Et puis tenez, la v’là. » Il me la met sous les yeux, d’un geste à la fois résolu et timide : « Vous pouvez la lire. C’est exprès. »

« Ma Chère Catherine, S’est pour te dire que sa va toujour tant qu’a peu prèt et on et pas trop bien tous les jours rapport que l’hiver est pouri et les marmite que les Boche nous envoie. Et j’espere que tu te fais pas trop de bile et ta santé est bone et la petite aussi ; et sûrement que tout sa s’arrangera. Mais voila se que je voulai te dire et qu’il faut que tu réfléchisse ladessus s’est sérieu… »

La lettre s’arrête brusquement sur un trait en balafre qui gaufre le papier mince. « Ainsi, dit Bernardet, juste au moment qu’ j’arrivais au difficile et que j’ commençais à voir clair, y a c’te marmite… Pourtant, y a pas, faut que j’ l’écrive ! Ou alors c’était pas la peine que j’ promette au lieutenant Porchon. - Au lieutenant Porchon ? - C’est tout à l’heure, quante vous étiez pas là. La liaison était partie un peu après vous, j’étais resté tout seul avec lui. Alors on a causé nous deux… Justement j’allais commencer un bout d’ lettre. « Alors comme ça que l’ lieutenant m’a dit, voilà qu’ t’écris chez toi ? - Mais oui, mon lieutenant, à ma femme. - T’es marié ? qu’i’ continue. - Là d’ssus vous comprenez, j’ rigole. J’ lui dis qu’on est seulement ensemble ; mais réguliers ; qu’on a même un gosse… - Ah ! dit l’ lieutenant, t’as un gosse ? - Oui, mon lieutenant. - Un garçon, une fille ? - Une fille. - Et quel âge qu’elle a, c’t’ enfant ? - Deux ans tout juste le quinze de c’ mois. - Et elle est mignonne, hein ? - Ah ! mon lieutenant !... Quand i’ m’ dit ça, me v’là parti. S’es yeux, ses ch’veux, ses magnes gentilles, son parler qui commence... Enfin tout. I’ m’écoutait sans ouvrir la bouche ; i’ m’ laissait filer, filer, en faisant oui, des fois, avec son menton. Tant qu’à la fin, comme i’ s’ taisait toujours, j’ai pas pu m’empêcher d’ lui dire : « A quoi qu’ vous pensez, mon lieutenant ? - Mon vieux, qu’i’ m’a répondu, pour aimer ta fille, j’ suis bien tranquille que t’aimes ta fille... Et tu l’as r’connue c’te p’tite, depuis deux ans ? - Pour parler franchement, mon lieutenant, non. - Ah ! qu’i’ fait, et qu’est-ce qui t’en a empêché ?

I’ m’avait rien r’proché, n’est-ce pas ? Malgré ça j’étais mal à mon aise. J’aurais bien voulu y expliquer, mais rien n’ venait. Comprenez ça ! C’était comme si j’avais senti qu’i’ pensait d’avance avec moi : "T’es pourtant un honnête homme ? Tu caches pas des mauvaises pensées ? Alors ?..."

Pourtant, l’idée m’est v’nue qu’ l’Etat leur payait la location, pareil que pour les gens mariés. Et ça, je l’ai dit au lieutenant. - Bon qu’i’ fait ; et si t’es tué ? Ça alors ! Ça m’a foutu un coup. J’en ai resté idiot un moment, à répéter : « Si j’ suis tué... Si j’ suis tué… » - Tu sais pourtant que ce malheur-là peut nous arriver à tous, à toi comme à moi, aujourd’hui ou d’main. T’as donc jamais pensé à ça ?

« Et i’ m’a parlé du courage qu’est pas seulement celui du combat ; des lois qu’étaient comme elles étaient et que j’ pouvais pas changer. J’ai p’t-êt’e pas saisi tous ses mots, mais dans l’ fond, je l’ai bien compris. Ça fait que quand il est parti, j’étais décidé à écrire.

Et puis voilà… Y a toutes ces idées qui m’ trottaient dans la cervelle, qui s’ mélangeaient, l’ mariage, la paternité, la pension aux veuves, la mauvaise blessure ; et y a toutes ces marmites qui m’empêchaient d’ les démêler : « Ecoute-nous. Suffirait d’une... » J’ai peiné d’ bonne volonté pour arriver à rien du tout. Et c’est cause qu’à présent j’ me sens un gros poids sur le cœur… Faudrait qu’ j’écrive. Ça me l’ôterait… Et dire que j’ peux pas, mon lieutenant ! J’ peux pas ! J’ peux pas !... J’ suis un pauv’e couillon. »

Bernardet, les coudes aux genoux, serrant ses tempes de ses deux paumes, secoue la tête avec accablement. Sur son visage noyé d’ombre, je devine deux larmes qui roulent. « Allons ! Allons !... Veux-tu qu’on essaie, tous les deux ? - Si j’ veux ! Ah ! merci, mon lieutenant !... Mais on n’y voit pus. Attendez ; j’ai un bout d’ chandelle dans ma poche... Et mon crayon qu’ j’ai j’té tout à l’heure ! C’est malin, ça, encore ! — Prends le mien. »

Bernardet, ayant allumé la chandelle, l’a fichée entre deux pierres de la voûte, derrière lui. Ainsi elle éclaire en plein la feuille de papier qu’il appuie sur sa jambe pliée, comme tout à l’heure. « On y va, mon lieutenant ? - Oui… Veux-tu me relire ce que tu as écrit ? » Il lit, d’une voix ânonnante, comme en ont les enfants qui récitent une leçon : « Ma chère Catherine, c’est pour te dire que ça va toujours tant qu’à peu près... » Et quand il en a terminé : « On va l’ refaire, hein ? c’ commencement… - Non, mon vieux. - A cause ? - A cause qu’il est bien comme il est. »

Une relève

23 octobre.

 

Défense de tirer

23-25 octobre.

« Et qu’est-ce qui s’est passé là-haut ? - D’abord que je m’asseye, hein ?... Regardez un peu mon képi. » Il nous montre le manchon de toile bleue, coupé d’une longue déchirure, et deux trous dans le rebord du drap. « Une balle ?— Il semble ! J’ai été décoiffé d’autorité. Figurez-vous…

… « V’là Vauthier qui s’amène. - Un ordre ? - Une note. ». Bon, ce n’est que cela : on m’avertit que nos quatre-vingt-dix percutants vont exécuter un tir de destruction sur les mitrailleuses ennemies. En conséquence, faire redescendre… Je connais la formule. Notre dernier séjour ici n’est pas encore si lointain que j’aie oublié ce qu’elle annonce : nous allons rire jaune. En effet, un quart d’heure à peine écoulé, trois obus strident derrière nous, percutent avec ensemble dans le fond du ravin et distribuent par tout le versant, avec une équité brutale, une grêle d’éclats ronflants.

La maison Aubry

26-29 octobre.

« Qu’est-ce que tu caches dans cette boîte Lardin ? - J’ cache rien, mon lieutenant ! C’est mes outils. Mirez-moi ça, si ça brille ! Rien qu’ du neuf ! » Lardin ouvre la boîte de carton rouge et fait miroiter à mes yeux l’étincellement des peignes d’aluminium, des ciseaux, des tondeuses et des rasoirs. A travers ses lorgnons, il appuie sur cette pacotille son regard myope ; et ses joues violettes de cardiaque s’épanouissent de béatitude. « C’est l’ chef, dit-il, qui vient d’ me balancer ça, tout l’assortiment d’un coup. Et y avait un mois que j’ pleurais pour… Une chose qui m’a fait marrer, par exemple, c’est qu’il a marqué ça sur ses comptes pour des p’tits pois en conserve. Mince de p’tits pois !... C’est tout d’ même drôle, mon lieutenant, qu’on soye obligé d’ cacher c’t’acquisition comme une ‘onte ! Quoi qu’y a d’ onteux à s’ rogner les tifs au lieu d’ les garder en paquets tout vermineux et gras d’ pellicules ? - Enfin, tu les as, tes outils. Tu es content ? - Vous parlez ! - Toi qui craignais de perdre la main… - On va s’ la r’faire mon lieutenant ! Sur toutes les têtes de la compagnie ! … Voulez-vous que j’ vous rafraîchisse ? Vos ch’veux vous tombent dans les oreilles. »

Nous nous sommes installés derrière la chambre dans une courette humide ou les orties qui rongent le pied des murs semblent déteindre sur le crépi. Assis sur une chaise basse, les mains aux genoux, une serviette en bavoir sur la poitrine, j’abandonne mon chef aux mains expertes de Lardin. Les ciseaux voltigent, jettent à mes yeux des lueurs d’acier, cliquettent à mes oreilles comme de bruyantes mâchoires, qui brusquement s’abattent et mordent à pleine toison. De gros flocons châtains, lancés du coup de poignet professionnel, décrivent en l’air un orbe léger, puis vont coller au pavé gras.

« Ça va comme ça mon lieutenant ? » Lardin tient derrière moi un miroir de poche, qu’une pièce de cinq francs couvrirait tout entier. « Diable ! Tu oublies la glace d’en face ! - C’est pourtant vrai, mon lieutenant ! L’habitude... Mais soyez tranquille : vos oreilles sont bien dégagées. - Tu vas avoir fini ? - Mais ça y est ! Donnez vot’e serviette, que j’ la s’coue... Ah ! l’ tour des oreilles, vous savez, ça m’ connaît : j’ vous arrondis ça chic, en vitesse, sans jamais buter d’ la pointe à même la peau du client. Dans l’ salon où que j’ travaillais, y en avait pas un pour me faire la pige ; et on était sept ouvriers. - Où ça, travaillais-tu ? - Boul’vard Barbès... C’est comme pour le bombage, vous savez, par-derrière ? J’ vous faisais bouffer au fer tous les tifs à l’alignement, lisse et rond comme une boule vernie ; et puis en d’ssous un coup d’rasoir bien enl’vé au bord, qui vous donnait la coiffure d’un bloc, comme une perruque. C’est coquet, mais faut d’ l’entretien, pa’ce que les poils repoussent vite sur la nuque : si on les rase pas entre chaque coupe, l’effet est tout d’ suite perdu. Le d’mi-bombage, qu’est moins élégant, est peut-être plus pratique. - Et le quart de bombage ? - Ah ! mon lieutenant, ça n’existe pas. » Lardin s’en va, sa boîte rouge sous le bras…

… C’est bien la lettre que j’attendais. On l’a mise dans le colis « pour que je sache, pour que je comprenne : on avait appris par les journaux que des envois aux soldats du front étaient désormais permis... Alors on s’était hâté ; on avait envoyé quelques petites choses, sans trop choisir, pour arriver plus tôt. Plus tard on choisirait mieux : on aurait mes lettres, qui diraient mes désirs, mes besoins ; et d’autres colis viendraient… Est-ce que l’essentiel, cette première fois, n’était pas de me gâter vite ? J’avais dû être si seul, si souvent !... »…

… « Tu vois les colis ! Ça y est maintenant ! Demain ce sera toi, les autres, tous ! »…

… « Alors, l’exode ? Les matelas empilés sur les voitures, les ballots gonflés de hardes, les meubles en tas, et derrière soi la maison qu’on abandonne et qu’on ne retrouvera plus... Rappelle-toi les premiers jours, toute cette misère en fuite par les routes, les deux vieux qui se sauvaient, à pied, une hotte sur le dos et des paniers au bras, pendant que, derrière eux, les marmites tonnaient sur Montfaucon... »

A suivre…

Livre III - La boue (1/4)



19/12/2014
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