14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre II - Nuits de guerre (1/2)

 

A la mémoire de JEAN BOUVYER, JEAN CASAMAJOR, PIERRE HERMAND, LEON RIGAL, normaliens.

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : Choix de lecture  27/09/2014

Y a d’ tout, dans la guerre. Y a du bon, et y a du mauvais… Suffit d’une miette de joie pour nous redonner goût à la vie.

D’une tranchée à l’autre

9-13 octobre.

Depuis un bon moment déjà, j’ai réintégré la guitoune, lorsque Pannechon, à son tour, s’insinue à l’intérieur. Ses joues remontent vers ses sourcils jusqu’à lui fermer les yeux : signe, chez lui, d’un contentement extrême : « Ah ! mon lieutenant, y a pus besoin d’ se faire de bile, à présent ! J’ viens d’ leur causer, aux sapeurs... Vous voyez not’e bougie, s’ pas ? Et la lumière qu’elle donne dans la nuit ? Eh bien ! leur truc, quand i’ s’allume, il éclaire à lui seul comme au moins mille bougies en tas ! Pus d’ mille bougies, vous vous rendez compte ? Alors, une supposition qu’ les Boches attaquent : i’s s’amènent en douceur, en profitant de c’ qu’i’ fait noir ; bon. Tout d’un coup, y a d’ nos patrouilles qui les voient ; bon. Alors, au lieu d’ tirer, i’s radinent, et i’s nous préviennent… Vous comprenez ? - Très bien, oui. Et après ? - Pendant c’ temps-là, les Boches continuent d’avancer. Comme rien n’ bouge, i’s s’ disent : "Les Frantsouzes roupillent." Et i’s sont contents. Mais nous aut’es, les Frantsouzes, on les laisse s’approcher. On n’ s’en fait pas ; on les attend peinards. L’ type du génie est là, en place derrière sa manivelle, et vous à côté d’ lui à r’garder c’ que font les Boches. Et alors, quante vous pensez qu’i’s sont à bonne portée de nos flingues, vous n’avez qu’à lui toucher l’épaule, au type du génie. Là-d’ssus... toc ! V’là les mille bougies qui s’allument, d’un seul coup ! Vous voyez ça d’ici ? C’te surprise !... Par-devant nous, i’ fait clair comme en plein soleil ; mais où qu’ nous sommes, et c’est pas l’ pus bath, i’ fait noir comme dans un trou d’ taupe. Alors, qu’est-ce qui s’ passe ? - Voyons, Pannechon, qu’est-ce qui se passe ? - Les Boches sont tellement épatés qu’i’s en tombent tout d’suite sur le cul. Alors, comment qu’on en profite ! On t’ les descend comme à la foire un par cartouche… Une supposition, maintenant qu’i’s s’o’stinent et qu’i’s veulent avancer quand même... Qu’est-ce qui s’ passe ? - Dis vite, Pannechon. - Eh bien ! l’ type du génie, un type qui connaît la manœuvre, i’ leur fout sa lumière dans les yeux, v’lan... Ça les rend comme aveugles. I’ s dansent là-d’dans, paraît, comme des moucherons d’vant une lanterne. Et alors, ça d’vient du billard ! On les déglingue les uns sur les autres, tant qu’ ça peut, jusqu’à c’ que ceux qui restent mettent les cannes ! Vous parlez d’ se marrer, mon lieutenant ! S’ils s’amenaient… J’en rigole d’avance ! »

Mais toute la nuit s’écoule sans que Pannechon puisse vivre ce rêve. Chaque fois que je sors et parcours la tranchée, mes poilus, qui somnolent et grelottent, disent quand je passe : « Rien n’ bouge, mon lieutenant. »…

… Le ruissellement de la pluie ne cesse pas. Les arbres laissent pendre leur feuillage comme une chevelure mouillée ; et de chaque branche coulent des gouttes pressées qui s’écrasent sur la jonchée des feuilles. Lorsqu’on les foule aux pieds, on les sent gorgées d’eau, déjà pourries. Au fond de la tranchée s’étalent des mares bourbeuses où mes poilus vont pataugeant, lamentables et résignés. Braves types ! Ils ont de pauvres visages, pâles de froid. Ils fourrent leur tête dans leurs épaules, comme font des moineaux dans leurs plumes. Et quand je passe, ils m’accueillent tous du même bonjour familier qu’une plaisanterie, souvent, accompagne. Ils disent : « Y a d’ la viande boche qui mouille. Ça m’ plaît - Chouette ! Mes poux s’enrhument ; ils vont clamecer. »…

… « Allez, Tramet ! C’est le moment. Hop ! - J’y vas, qu’i’ répond. - Et i’s’ lance... Il était quasiment sur nous, l’ pus mauvais passé, quand on l’a vu ramener ses mains au corps et tomber... Il était couché dans l’herbe, p’t’-être à trois mètres ; et i’ s’ plaignait tout bas, en gardant ses yeux fermés... Et puis i’ les a rouverts, et i’ nous a r’gardés, comme si i’ nous r’connaissait. Alors Vauthier y a demandé : - Où qu’ t’en as, mon pauv’e vieux ? - Dans l’ soufflet, qu’il a dit. Et il a r’fermé ses yeux ; et il a r’commencé à s’ plaindre... On l’entendait, on l’ voyait là... On pouvait rien. Peu à peu il a fini d’ geindre ; i’ s’est mis à râler, en crachant d’ la salive rose, à enfoncer ses ongles dans l’herbe en ouvrant et en fermant ses mains sans s’arrêter. D’ temps en temps, on l’entendait crier un mot, qui v’nait d’ loin, du fond d’ sa poitrine et qui lui soulevait l’ corps en passant. On n’ saisissait pas bien ; y en avait qui d’mandaient : "Qu’est-ce qu’i’ dit ?..." Et c’est Vauthier qu’a distingué l’ premier, et qu’a fait : "I’ dit : maman." »…

… « Eh bien ! si la guerre n’est pas finie le 11 novembre à la Saint-Martin, je vous donne rendez-vous chez moi, au Café des Capucines et offre une tournée d’extra-dry. Si elle est finie, le rendez-vous tient, mais c’est Souesme qui paie… Ça colle Souesme ? - Si ça colle ! Mais j’ai gagné ! - Je voudrais bien pourtant que tu perdes Souesme », dit, de sa voix grave et douce, le sergent Bernard…

… « Tu es là, Pannechon ? - Oui, mon, lieutenant. Pas moyen d’ dormir tellement qu’i’ fait froid. J’ai les mains sans connaissance. - Moi les pieds, le droit surtout. »

Notre patelin : Mont-sous-les Côtes

14-16 octobre.

Le ravin des Eparges

17-19 octobre.

Il montre la couverture roulée sur son sac. Il la contemple, lui sourit, la caresse de sa main arrondie : « C’est doux ; c’est chaud, ça donne du cœur rien qu’à r’garder… Vous m’ croirez si vous voulez, mon lieutenant, mais quand on était au patelin i’ m’ tardait qu’on r’pique aux avant-postes, rien qu’ pour avoir le plaisir de m’ rouler là-d’dans. C’ qu’on peut être ballot, des fois ! » Une joie, ces couvertures que nous venons de toucher. Leur laine brune, d’où exhale encore une odeur de naphtaline, suggère des idées paisibles : la caserne, la chambrée aux grands murs badigeonnés de chaux crue, et les couchettes étroites ou l’on se glisse les soirs d’hiver, les couchettes dont l’étreinte est si tiède, les « pageots » !...

… « Eh bien, la guerre, voyez-vous, c’est pas si simple qu’on aurait cru d’abord. Y a d’ tout, dans la guerre. Y a du bon, et y a du mauvais. Y a surtout du mauvais, mais y a des fois du bon. Seulement... Vous m’écoutez bien ? - Mais oui, je t’écoute. - Seulement l’ mauvais, à la guerre, c’est du mauvais d’ première, du terrible. Alors voilà : entre deux sales moments, exemple entre un coup d’ chien et deux nuits sous la flotte, v’là un p’tit peu d’ bon qui s’ glisse, un rien d’ bonheur qui montre le bout d’ son nez... Mais, mon lieutenant, vous savez aussi bien qu’ moi c’ qui s’ passe ! On l’a pas sitôt vu qu’on court à lui, qu’on s’ jette dessus... Ah ! Personne n’est difficile chez nous. Qu’est-ce que ça fait, qu’on soye content de rien, pourvu d’abord. qu’on soye content ? - Mais Pannechon, c’est là justement un des secrets de notre force : avec de toutes petites joies, nous savons faire du bonheur. - Vous dites bien ça, mon lieutenant. Alors, quand on a eu mal jusqu’à descendre au fond d’ son courage, comme des fois, comme la nuit dernière, suffit d’une miette de joie pour nous r’donner goût à la vie. Est-ce qu’on a tellement d’ force qu’on aye le droit d’ la gaspiller ? On n’est qu’ des hommes, n’est-ce pas, mon lieutenant ? »

Le carrefour de Calonne

20-21 octobre.

Presle indique de la main une longue tranchée-abri, que la chaussée coupe en deux. Des feuillages détrempés la couvrent. Sur la paille éparse au fond, des gouttières pressées tombent et ruissellent. « T’as vu ça ? » dit Pinet. Gerbeau, la bouche amère et les joues tremblotantes, bégaye : « Ça… a va guérir mes rhu… humatisses. » Et Butrel, l’ancien légionnaire, plus blême encore que de coutume, ses prunelles bleues soudain noircies, lance son sac à la volée sur la litière de fumier : « Ah mocherie ! Malade ou pas malade, demain matin j’aurai les fièvres. »…

… « As-tu jamais songé aux autres morts, ceux que nous n’avons pas connus, tous les morts de tous les régiments ? Le nôtre, rien que le nôtre en a semé des centaines sur ses pas. Partout où nous passions, les petites croix se levaient derrière nous, les deux branches avec le képi rouge accroché. Nous ne savions même pas combien nous en laissions : nous marchions… Et dans le même temps d’autres régiments marchaient, des centaines de régiments dont chacun laissait derrière lui des centaines et des centaines de morts. Conçois tu cela ? Cette multitude ? On n’ose même pas imaginer… Et il y a encore tous ceux que les guimbardes ont cahotés par les routes, saignant sur leur litière de paille, ceux que les fourgons à croix rouge ont emmenés vers toutes les villes de France, les morts des ambulances et les morts des hôpitaux. Encore des croix, des foules de croix serrées à l’alignement dans l’enclos des cimetières militaires. »

La voix, tout à l’heure contenue, d’instant en instant est devenue plus forte, puis de nouveau s’est affaissée : « Mais j’entrevois, dit-elle, un malheur pire que ces massacres… Peut-être ces malheureux seront-ils très vite oubliés... Tais-toi, écoute : ils seront les morts du début, ceux de 14. Il y en aura tellement d’autres ! Et sur ces entassement de morts on ne verra que les derniers tombés, pas les squelettes qui seront dessous… Qui sait, même ? Puisque la guerre, décidément, s’accroche au monde comme un chancre, qui sait si ne viendra un temps où le monde aura pris l’habitude de continuer à vivre avec cette saleté sur lui ? Les choses iraient leur train, comprends-tu, la guerre étant là, tolérée, acceptée. Et ce serait le train normal des choses que les hommes jeunes fussent condamnés à mort. » Il se tait. Nous entrons en forêt. Je distingue à peine sa silhouette. « Mon mal, vois-tu, a été de comprendre un peu plus tôt que beaucoup d’autres que cette guerre allait durer, durer... C’est entré en moi comme un choc, si brutal que j’ai été tout de suite démoli... Mais ça passera. Je me reprendrai. »

A suivre…

Livre II - Nuits de guerre (2/2)



05/12/2014
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