14-18Hebdo

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Causeries et souvenirs (Gabriel Bon) - 5. Ce qu’on entend en chemin de fer

 

 

En 1914, le général Gabriel Bon, 61 ans, commande à La Fère (Aisne) l'artillerie du 2ème corps d'armée. Blessé en 1915, il ne participera pas à la suite de la guerre et publiera en 1916 "Causeries et souvenirs, 1914-1915", d'où est extrait ce témoignage.

  

Document transmis par Bernadette Grandcolas, son arrière-petite-fille· 07/11/2014

 

Depuis que je ne touche plus de traitement, mes ressources financières ne me permettent plus de voyager en première classe. Evidemment, j’ai eu le grand tort de ne pas avoir, en 43 ans de services, trouvé le moyen de faire des économies, et ce qui est encore pire, de m’être donné la charge d’une nombreuse famille[1].

Je me console aisément, et je monte en 3ème classe[2], aussi fier que le millionnaire qui s’étale dans son compartiment réservé ; j’ai conscience d’avoir fait autant que lui pour mon pays.

Puis, outre le plaisir qu’éprouve mon porte-monnaie à cette façon économique de voyager, j’y ai trouvé l’avantage de causer plus librement avec les gens du peuple et de pénétrer dans leur intimité. On est moins fier en 3ème classe qu’en 1ère. Une fois ma pipe allumée et après avoir, le cas échéant, offert un verre à la buvette, je suis l’ami des bonnes gens et reçois leurs confidences.

A mon dernier voyage, ce sont d’abord trois cheminots qui s’assoient près de moi et sont fort inquiets des événements de Galicie[3].

Je les rassure, leur expose que les Russes ne sont pas battus, qu’ils tuent un nombre infini de Boches et que Monsieur Lloyd George[4] n’a fait son discours pessimiste que pour amener l’entente entre les patrons et les ouvriers anglais.

Ils me comprennent et descendent rassérénés.

Monte alors un homme demi-bourgeois, demi-paysan, quelque chose comme un huissier de chef-lieu de canton. Au bout d’un instant il nous déclare que l’élection de M. Poincaré[5] à la présidence de la République a été la cause de la guerre.

Un blessé qui se trouvait là nous dit, que d’après ce qu’il a entendu à l’ambulance, la vraie cause de la guerre a été le vote de la loi de trois ans[6], qui a été une provocation à l’Allemagne. C’est un député qui l’a dit.

L’huissier ajoute qu’il est triste de continuer à être gouverné par les gens qui ont amené la guerre.

Bien que je n’aie pas grande reconnaissance à avoir à l’égard de nos gouvernants passés ou présents, je dis qu’il est honteux de tenir pareils propos ; que la guerre était inévitable ; que depuis 40 ans les Allemands la préparaient ; que, pendant la guerre, on ne doit songer qu’à écraser les Prussiens ; que la politique est odieuse.

Un jeune caporal, qui s’est battu à Notre-Dame-de-Lorette[7], se range à mon avis et nous terrassons nos adversaires.

Voilà ce qu’on apprend en chemin de fer, en voyageant en 3ème classe. Essayez et vous vous convaincrez comme moi qu’à l’heure qu’il est on trouve des gens dont la principale préoccupation n’est pas le triomphe de la France, mais le profit qu’ils pourront tirer du sang versé.

J’aime mieux les cheminots, j’aime mieux les ouvriers, ils ont versé leur sang, ils ont vu les Boches. Avec eux on peut s’entendre.



[1] Le général a eu neuf enfants, mais trois sont morts avant 1914. Il lui reste trois fils et trois filles. Ses trois fils et ses trois gendres étaient officiers engagés sur le front et deux d'entre eux sont morts au combat (voir Extrait 3).

[2] La troisième classe a existé dans les trains français jusqu’en 1956.

[3] Bataille entre l’armée russe et l’armée austro-hongroise (alliée aux Allemands) dans les Carpates au cours des mois d’août et septembre 1914.

[4] Dès le 17 septembre 1914, il appelle le peuple britannique à se joindre à la guerre. Il argumente auprès du Cabinet que « cette guerre est trop importante pour être laissée aux mains des militaires ».

[5] Elu Président de la République en 1913. Son rôle dans le déclenchement de la guerre est controversé : « il aurait poussé à la fermeté lors de son voyage officiel en Russie en juillet 1914 afin de renforcer les alliances deux semaines après l’attentat de Sarajevo » Wikipedia

[6] Cette loi, votée en 1913, portait la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle a opposé Clémenceau à Jaurès et la SFIO.

[7] Champ de bataille sur une colline dominant l’Artois à 15 kilomètres d’Arras, où se déroulèrent de violents combats très disputés entre Octobre 1914 et Août 1915. Son fils, Bernard Bon, y est mort le 13 mai 1915 et est enterré au cimetière militaire de Notre-Dame-de-Lorette. Le 11 novembre 2014, inauguration d’un monument, à l’occasion du centenaire, où seront gravés les noms des 580 000 soldats de toutes les nationalités morts en Flandre française et en Artois entre 1914 et 1918.



14/11/2014
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