14-18Hebdo

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Carnets de guerre (Anna Vautrin) - Extraits 3 (1er au 15 septembre 1914)

 

Anna Vautrin, 48 ans en 1914, née Perrin, a épousé Alexis Vautrin professeur à la Faculté de médecine de Nancy. Anna est la plus jeune des enfants de Constant et Marie-Virginie Perrin. Elle a un frère Paul et quatre sœurs : Clémentine Cuny, Mathilde Perrin de Thiéfosse, Caroline Garnier et Célina Boucher. Alexis et Anna Vautrin ont quatre filles : Suzanne épouse de Paul Boucher, Madeleine épouse d’Edouard Michaut, Marguerite et Yvonne. Ils habitent à Nancy, cours Léopold, et ont une maison au bord du lac de Gérardmer, « les Roseaux ».

Document transmis par Renaud Seynave, son arrière-petit-fils  20/10/2014

Mardi 1er septembre 1914

Toute la nuit on va entendre le canon. Ce sont de grosses pièces de siège. On entend les coups toutes les 5mn sans interruption. On nous apprend les morts du colonel de Cissey, du colonel Ponton d’Amécourt et de Mr Karchrer qui avait épousé Melle Dominique et qui meurt à 35 ans. Ils ont été tués tous les trois à Vitrimont près de Lunéville. Ce combat a été très meurtrier. Le commandant de La Ruelle a reçu une balle dans les yeux. Un est perdu et on espère sauver l’autre. Gerbéviller a été détruit par les Allemands. Le beau château de la famille Lamberty a été très abimé par les obus. On a emmené par la rue du Montet 3 officiers prisonniers. Ils avaient l’air arrogant regardant tout le monde. On bombarde aujourd’hui Dombasle. Le canon ne discontinue pas. Mr Godfrin et Mr Décis sont revenus aujourd’hui. Leur ambulance avait été faite prisonnière à Morhange. On les avait emmenés sans leur faire de mal et on les avait expédiés à Dôles où on vient de les relâcher. Il y a un arrêté disant que l’on ne doit pas voir de lumière après le coucher du soleil. On ne doit donc allumer dans les maisons qu’avec les persiennes et les fenêtres fermées. Les automobiles de la Croix-Rouge ne doivent plus circuler sauf si il y a plusieurs personnes. On a eu beaucoup d’espions qui mettaient un drapeau de la Croix-Rouge sur les autos et s’en servaient ainsi. Aucune automobile ni bicyclette ne doivent plus circuler en dehors de la ville dans la grande couronne de Nancy.

Mercredi 2 septembre 1914

Le canon tonne toujours. On a enlevé les canons et la mitrailleuse qui étaient sur la place Stanislas. Cela est prudent en cas de l’invasion de l’ennemi. On voit encore beaucoup de voitures de blessés. Plusieurs enterrements de soldats ont lieu ; un catafalque est couvert de fleurs et de drapeaux, c’est un fils unique de 24 ans qui est mort.

Les automobiles de la Croix-Rouge circulant seules seront arrêtées et confisquées. Seules pourront circuler les automobiles de la Croix rouge formant un convoi précédé d’un militaire portant un pli rouge. Les Allemands se servaient de signaux lumineux, c’est pourquoi on interdit que les fenêtres soient éclairées le soir à la tombée de la nuit. C’est comme à Bruxelles.

Jeudi 3 septembre 1914

Le canon commence à tonner à 6h du matin. Les Allemands bombardent Dombasle depuis Lunéville. Les habitants se sont enfuis et sont arrivés hier à Nancy. Les obus tombaient sur les maisons, ils étaient réfugiés dans les caves. Ils visaient surtout l’hôpital sur lequel cependant flottait le drapeau de la Croix-Rouge.

Nous avons reçu une lettre d’Albert Vautrin qui nous dit qu’il est allé voir Grand-mère à Gercourt. Il est probablement du côté de Charleville. La lettre a mis 8 jours. Il nous dit que Jean s’est engagé pour la durée de la guerre. Le canon ne tonne plus dans l’après-midi. A Gerbéviller il y a eu encore des atrocités, la brasserie et la maison de Mr Noël sont brulées. La chapelle du Marquis qui était une œuvre d’art a été incendiée, plusieurs personnes ont été fusillées.

J’ai rencontré le Dr Simon qui m’a dit que sa belle-mère était morte et enterrée depuis quelques jours. Ils l’ont su indirectement par quelqu’un d’Epinal. Botrel le chanteur breton est ici, il chante dans les ambulances pour les soldats. Il a chanté hier aux Beaux-arts.

Je reçois une lettre de Suzanne donnée à Paul Perrin qui a pu aller à Gérardmer. Elle me dit qu’il y a eu deux bombes jetées à Gérardmer par un aviateur mardi dernier. Une est tombée dans le jardin de la Chanonyère et l’autre est tombée près des Mousses. Des éclats d’obus sont tombés dans le jardin de Suzanne pendant que les enfants étaient au jardin. C’est un aéroplane allemand.

Paul est en ce moment à Wintzenheim près de Colmar avec Hansi. Paul était aux Trois-Epis il y a 15 jours. Suzanne est à l’hôtel du Lac toute la journée avec Yvonne. Suzanne est à la salle d’opération. Elles ont 80 blessés.

Vendredi 4 septembre 1914

Depuis 15 jours c’est le premier jour que l’on n’entend pas de canon. Il faut croire que les Allemands sont repoussés assez loin. A 1h de l’après-midi nous entendons une détonation très forte avec un bruit de moteur. C’est un aéroplane allemand qui vient de lancer une bombe place de la Cathédrale. Il visait sans doute l’hôtel des Postes. L’obus est tombé près de la boucherie Muller. Il y a 2 morts, une fillette de 14 ans et un ouvrier de l’Impartial et 6 blessés. On voit des éclats d’obus sur les murs et des quantités de vitres cassées. Mr et Mme Petit sont revenus. Le lieutenant allemand de la clinique a demandé à écrire à sa mère. On lui a permis une lettre ouverte. Il a écrit quelques mots disant qu’il était parfaitement soigné. Il est protestant.

On a lancé 2 bombes sur Paris par un aéroplane allemand. Le gouvernement, Monsieur Poincaré et les ministres ont quitté Paris pour Bordeaux car on a vu les Uhlans dans le bois de Compiègne. L’officier allemand qui est à la clinique a demandé hier à la sœur s’il était en sûreté dans cette ville de Nancy.

La reine de Belgique est partie ces jours-ci d’Ostende pour Londres avec ses enfants et elle reviendra à Anvers. Pendant la traversée, des torpilleurs anglais ont tourné constamment autour de son navire à cause des mines flottantes que les Allemands ont jetées dans la mer du Nord.

A Rambervillers, ils ont bombardé la ville et ont saccagé la propriété d’André Boucher. L’intérieur de la maison est très abimé et dans le jardin on trouve des cadavres d’hommes et de chevaux.

Suzanne nous écrit de Gérardmer qu’elle était allée voir Paul à Munster il y a 15 jours avec ses beaux-parents en auto. Pendant qu’ils déjeunaient les vitres, les verres et les assiettes ont volé en éclats. Ils sont repartis immédiatement vers la Schlucht. Ils ont assisté de l’Altenberg au bombardement de Munster qui a duré deux heures. La voiture de Mr Simonin qui était venue aussi à Munster n’avait plus une vitre, elle était très abimée.

Je suis allée voir aujourd’hui les dégâts de la bombe place de la Cathédrale. Elle a fait en tombant devant l’Impartial un trou en terre de 90 cm. Les balles et tout ce que contenait l’obus ont été projetés sur les murs des maisons avoisinantes. Les vitres sont brisées, on voit des trous dans tous les murs, quelques-uns dans la cathédrale. Le rideau de fer de la boucherie Müller est percé de trous. Il y a 2 tués et 6 blessés. Les bicyclettes ne peuvent plus circuler en ville.

Depuis qu’un Zeppelin est venu au-dessus d’Anvers et qu’il a jeté des bombes près du Palais-Royal la Reine et les enfants n’étaient plus en sécurité. La Reine reviendra dans quelques jours.

Nous avons aujourd’hui un nouveau Pape et c’est l’archevêque de Bologne qui a pris le nom de Benoît XV. Le conclave a duré 2 jours avec 10 tours de scrutin.

Les Allemands ont réduit Louvain en cendres et brisé les beaux vitraux de la cathédrale de Malines. Les Etats-Unis font un appel à la Croix-Rouge de Genève pour protester contre la férocité des Allemands pour les blessés. Tous les jours, on voit passer des enterrements de soldats. Ils ont tous un grand drapeau sur leurs cercueils avec des gerbes de fleurs et couronnes sur lesquels sont inscrits « mort pour la patrie ». Tout le monde qui se trouve là suit les convois. Les Allemands ont eu des engagements près du lac Blanc avec nos troupes.

Louis Dormet est parti de Gérardmer pour Paris. La famille Gutton est allée retrouver Pierre Gutton à Langres. Les Molard avec Clémentine Cuny sont en Suisse à Lausanne.

Samedi 5 septembre 1914

Il y a un arrêté interdisant pour les automobiles de la Croix-Rouge qu’elles soient conduites par des chauffeurs ou on ne les tolère que si elles sont conduites par le médecin lui-même. Alexis a essayé de conduire sa voiture mais en sortant, il est venu se jeter dans le mur près du garage. Il y a une lanterne brisée et le devant est faussé.

Le canon tonne sans interruption depuis 2 heures du matin. Les coups sont très forts. Il y a des moments où les vitres sont ébranlées.

Il y a un arrêté disant qu’on voyage maintenant en train sans sauf-conduit avec une carte d’identité seulement car en automobile c’est maintenant impossible. On ne donne plus aucun sauf-conduit. Il y a eu beaucoup d’espions découverts, c’est pourquoi on prend toutes ces mesures pour les conducteurs d’auto.

Paul Perrin est revenu de Gérardmer. Il était parti à 7h du matin et n’est arrivé à Jarville qu’à 9h du soir. Il a été obligé de faire la route de Jarville jusqu’à chez lui à pied. L’usine de Châtel est remplie de blessés. Toutes les salles sont pleines. C’est un médecin de l’Institut Pasteur de Paris qui est à l’usine pour les blessés. Pour aller à Châtel, il faut passer par Mirecourt.

Cécile Biesse avec ses enfants et Marie Grandjean et ses enfants sont partis près de Dijon pour rejoindre Lucette Boucher (femme d’André) qui est partie au commencement de la guerre.

Alexis a plusieurs blessés qui viennent d’arriver de cette nuit et de ce matin.

Le canon tonne à nouveau. On entendait autant le canon allemand que le canon français. On reconnait très bien les bruits des 2 canons. Le canon allemand fait deux coups de suite tandis que le nôtre a 4 coups suivis.

Les blessés qui sont arrivés à l’ambulance des Beaux-arts ont dit à Alexis qu’on se battait cette nuit et ce matin entre Réméréville et Amance. C’était le gros canon de siège d’Amance qui tonnait si fort. Il y avait aussi le canon allemand. Il n’y a presque pas eu de blessés de notre côté. Les blessés disaient à Alexis que l’artillerie allemande tirait toute la nuit sans faire de dommage. Elle tirait sans que les coups éclatent. Les Allemands ont eu beaucoup de blessés. Nos fantassins marchaient dessus d’après ce que disaient les blessés. Ils les ont repoussés avec avantage. C’est le 15ème corps d’armée qui a réalisé ce beau fait d’arme. Il s’est distingué. Le 15e CA est de Marseille. Le général Durand a assuré au maire de Nancy que les Allemands n’entreront pas dans Nancy. Il a demandé à la mairie 500 terrassiers pour faire des tranchées autour de Nancy. Encore 3 enterrements de soldats qui passent. Il y a 2 cercueils sur le même corbillard, point de famille. Quelques soldats suivent et des personnes en passant qui suivent le convoi pendant que le canon tonne.

Dimanche 6 septembre 1914

Depuis hier soir et toute la matinée le canon tonne très fort. C’est comme des roulements de tonnerre. On apprend que les Allemands voyant que leur artillerie n’est pas bonne et qu’ils ne peuvent pas lutter contre nous ont dégarni leurs forts pour apporter du côté d’Amance et de Dombasle leur lourde artillerie de siège. Ils sont à peu près à 18km de Nancy. Ils canonnent avec cette grosse artillerie toutes les 2 minutes. Ils tirent au hasard mais malheur à ceux qui seront là. Je rencontre plusieurs femmes et enfants qui ont fui les villages de Brin sur Seille et Dombasle. Ils arrivent tous à Nancy. Voilà deux fois qu’on fait évacuer Brin sur Seille. Il y a aussi une femme de Réméréville qui me raconte qu’hier les Prussiens sont arrivés. Ils ont tout pillé. La pauvre femme s’est réfugiée dans sa cave avec 10 personnes du village pendant toute la nuit. Elle entendait tomber les obus, elle me disait que c’était comme une pluie. Heureusement, ils n’éclatent pas trop. Une autre femme de Brin-sur-Seille était avec elle. Les Prussiens ont incendié le village jeudi. Ils prenaient le linge et mettaient le feu aux maisons. Le curé de Réméréville a été emmené en otage parce que les Allemands disaient qu’ils avaient fait des signaux dans le clocher, ce qui n’est pas vrai. Ils ont incendié l’église.

Edouard est parti aujourd’hui pour retrouver sa batterie qui est à Arracourt. Il a appris que son Lieutenant-colonel avait été tué aujourd’hui près de Crévic. Son Colonel avait déjà été tué à Morhange. Il y a de nombreux blessés des combats d’hier et avant-hier mais il y en a eu beaucoup plus du côté allemand. Cette femme de Réméréville disait qu’il y avait des monceaux de cadavres près du village.

Alexis a eu aujourd’hui le capitaine Klein de Gérardmer. Il a été blessé par une balle dans la joue. Il disait que notre artillerie avait fait déloger les Allemands qui étaient cachés et pour sa part il avait tué 8 Allemands qui sortaient d’une ferme chassés par notre artillerie qui la bombardait. Il les a tués l’un après l’autre au fur et à mesure qu’ils sortaient de la ferme comme des lapins. Il m’a fait grand éloge d’André Dolmer disant qu’il était sur le champ de bataille à chercher les blessés jour et nuit et portant des ordres. Il est admirable parait-il et se moque du danger. Les Allemands ont bombardé Pont-à-Mousson avec 800 obus.

Lorsqu’il faut sortir de Nancy pour les militaires, il faut le mot d’ordre qui change tous les jours. Hier c’était « Ampère ». J’ai rencontré un homme d’Agincourt. Il avait fui les obus car Agincourt était bombardé hier. On voit continuellement des gens des villages voisins de Nancy dans les rues. Ils se sont sauvés à moitié habillés. Ils sont assis sur les trottoirs. Cela fait peine à voir.

Les Allemands sont entrés à Pont-à-Mousson aujourd’hui. Ils ont ôté le drapeau français de la mairie et remis le drapeau allemand. Ils ont même fait l’exercice de parade devant la mairie. Le canon ne cesse pas de tonner toutes les minutes. Les Français ont fait sauter le pont de Pont-à-Mousson à l’arrivée des Allemands depuis hier soir. Les Allemands bombardent le fort d’Amance avec d’énormes pièces de siège. Le bruit du canon aujourd’hui n’a plus le même son que ces jours derniers. C’est un bruit terrible très fort comme un coup de tonnerre prolongé. Nos fenêtres tremblent de temps en temps. On dirait qu’il se rapproche. On a fait évacuer les gens de Bouxières-aux-Dames et d’Amance.

A 4 heures de Bonsecours on apercevait une grande fumée. C’est une ferme qui brûle par un obus près de Seichamps, c’est la ferme de Flene.

Lundi 7 septembre 1914

Pendant toute la nuit, le canon n’a pas cessé de tonner et ce matin les coups deviennent de plus en plus forts. On a prévenu Alexis qu’on se tienne prêt à faire évacuer les blessés dans les Ambulances. On a donc peur que les Allemands arrivent. On fait partir aujourd’hui les employés des chemins de fer qui étaient revenus de Châlons-en-Champagne. J’espère que ce ne sera pas encore une panique.

A midi le canon se calme un peu. Monsieur Marc Fruhaus a écrit à son père qu’il était fait prisonnier en Westphalie. Il est légèrement blessé et n’est pas mal soigné dit-il.

Depuis la déroute de Morhange, il y a eu beaucoup de disparus. C’est maintenant certain que Mr Béliéni a disparu depuis Morhange. On l’a encore vu à cette fameuse bataille si malheureuse pour nous. Puis on ne sait plus ce qu’il est devenu. Est-il prisonnier, tué ou blessé ?

Deux vicaires du Sacré-Cœur ont été faits prisonniers à Morhange ainsi que le fils d’un épicier de la rue Verlaine. Tous nos soldats qui sont allés à Morhange et qui en sont revenus disent que ce combat a été affreux. Nos soldats ont été décimés, mis en déroute. On a abandonné nos blessés et 30 canons d’artillerie et plusieurs caissons ont été pris par l’ennemi.

Edouard était à Morhange. Depuis le commencement de la guerre, cela a été une véritable retraite et un véritable carnage pour nos soldats et là par la faute d’un général qui a fait marcher nos troupes beaucoup trop en avant ! Cela a été une grande faute.

Les Allemands sont maintenant à Dieulouard. On n’entend plus le canon qu’assez lointain. Les Allemands seraient-ils refoulés ?

On n’a toujours pas de nouvelles de Mr Lacroix. Est-il prisonnier ou tué ? Messieurs Vilain et Coanet sont toujours partis. On trouve cela bien lâche de leur part ! Mr Vilain avait un service à la Mairie.

Alexis est rentré ce soir à 8h15 pour diner. Il est très fatigué car il a beaucoup de blessés, toujours 400.

Mardi 8 septembre 1914

Le canon s’est un peu calmé, on se demande pourquoi ! J’ai rencontré Mme Elie de la rue des Glacis qui m’a dit qu’un agent de police était venu chez elle pour lui dire de renvoyer sa cuisinière. Ce n’est pas une espionne mais elle a tenu au marché des propos plutôt en faveur des Allemands. Elle l’a donc renvoyée de suite.

On est venu aujourd’hui dire que notre seconde voiture était réquisitionnée ainsi que celle d’Edouard. Cependant on n’avait parlé que de notre voiture découverte au début. Je vois continuellement notre voiture découverte aller et venir. Elle est à Toul parait-il.

Cet après-midi nous voyons sur le cours Léopold devant la maison des voitures à échelles et des voitures de foin remplies de pauvres gens, beaucoup de femmes, des vieillards et des enfants. Il y a aussi quatre ou cinq vaches qui suivent. Ce sont des gens qui fuient leurs villages qu’on bombarde. Cela fait tant de peine de les voir. Ils ont l’air tous résignés. Les voitures sont tirées par des vaches et des chevaux.

Mercredi 9 septembre 1914

Le canon recommence à tonner. C’est toujours d’Amance. Hier les Allemands ont voulu prendre d’assaut le fort d’Amance. Les Français se sont couchés dans l’herbe et n’ont pas répondu. Les Allemands ont cru qu’il n’y avait personne. Ils se sont lancés à l’assaut et lorsqu’ils ont été tout près les Français les ont bombardés. Cela a été une vraie déroute. On a vu tous les Allemands s’enfuir en courant et descendre la pente d’Amance. Les Allemands ont recommencé deux fois. On a fait un véritable carnage des Allemands. Il parait qu’ils sont très nombreux. Ils étaient montés au fort d’Amance avec leur musique et leurs fifres.

Tous les gens de Seichamps arrivent à Nancy sur des chariots. Tous les jours, j’en rencontre. C’est navrant ! On dirait des gueux de Callot. Aujourd’hui, j’ai vu plusieurs chariots remplis de couchage. Il y a les veilles femmes et les enfants qui sont assis sur les couchages. Les hommes et les femmes valides suivent à pied. Derrière viennent les vaches et poulains. Sur les voitures, on voit des lapins. Tout le reste est resté au village et sera brulé.

J’ai vu des vieilles femmes au bras des plus jeunes. Elles étaient une dizaine à peine vêtues en groupe se dirigeant vers la Préfecture. Les chariots suivaient, c’était une file douloureuse. Les malheureuses venaient toujours d’Amance et de Seichamps.

Nous avons eu des soldats chez nous depuis le commencement de la guerre mais nous aimons mieux avoir des Allemands que des soldats du Midi. Ils nous prennent tout et les meilleurs choses. Rien n’est assez bon. Ils nous disent tous « nous nous moquons bien de la guerre, nous ne voulons pas nous faire tuer pour La Lorraine, ce n’est pas notre pays. Nous ne serons jamais Prussiens ». Ce sont les soldats de Bordeaux et de Marseille qui disent cela. Ce sont des gens qui font plus de mal dans les villages que les Prussiens. Il y a au moins six personnes de différents villages qui m’ont dit cela. Un paysan me racontait que ces jours-ci, il avait logé plusieurs soldats et que le soir un lieutenant était venu dans sa ferme lui demander s’il n’y avait pas de soldats chez lui. Il lui a répondu qu’il avait des soldats à loger. Le lieutenant s’est fait ouvrir une grange et il a trouvé 15 soldats qui s’y étaient cachés pour ne pas marcher au feu. Il les a fait passer devant lui révolver au poing. Ces régiments du Midi, on ne croirait pas qu’ils sont Français. Ils sont abominables.

Les Allemands ont taxé la ville de Lunéville de 2 millions, 1 million pour la ville et 1 million pour Mr Keller. St Dié a été taxé de 70 000 marks.

Mr Pierre Michaut a été évacué avec les blessés. Il avait des rhumatismes articulaires, il ne pouvait plus marcher. Aujourd’hui il y a la même panique que le 20 août. Beaucoup de personnes sont parties. On disait que les Allemands étaient tout près de Nancy. On a fait évacuer toutes les ambulances mais Alexis n’a pas voulu évacuer les siennes. Il dit qu’il n’évacuera ses ambulances que lorsque cela sera très urgent. Il ne veut pas mener à la mort des pauvres blessés.

Monsieur Michaut Père est allé sur le quai de la gare ce soir à 7h. Il y a des blessés couchés sur des civières depuis la gare jusqu’au quai de la Croix de Bourgogne rue Jeanne d’Arc. C’est affreux et d’une tristesse. On se croirait sur un champ de bataille. Il y a plusieurs centaines de blessés couchés sur des civières par terre. Monsieur Michaut cherche son fils parmi les blessés. Il le découvre étendu comme les autres. On va les faire partir la nuit par des trains spéciaux puisqu’il n’y a plus que les trains militaires et de blessés qui partent de la gare. Les civils doivent aller prendre les trains à Jarville et à Champigneulles.

La gare est fermée et gardée militairement ainsi que la poste. On ne va qu’à la grande poste et le trottoir est gardé tout autour par des soldats. Nous sommes en état de siège complètement. Les ponts sont gardés et on doit rentrer tous les soirs à 9h. Les persiennes doivent être fermées à 7h pour qu’on ne voie aucune lumière.

Alexis nous dit qu’on a oublié quelques blessés hier soir sur le quai de la gare. Ils ont donc dû y passer toute la nuit. Les militaires ont le droit de tout faire sur la ville. Ils ne s’occupent pas beaucoup des blessés. Alexis avait demandé qu’on lui laisse quelqu’un pour conduire son auto. Ils n’ont pas voulu. Alexis ne peut pas conduire lui-même. Mr Haushalter avait demandé qu’on lui laisse une auto. Ces pauvres docteurs ne peuvent pas arriver à faire tous leurs services dans chaque ambulance s’ils n’ont pas de moyen de locomotion. Il parait que le général de la place lui a répondu « oh nous trouverons d’autres médecins pour soigner les blessés ! » C’est un vieux général qui ne s’en occupe guère. Il ne voit pas de près ce que c’est. C’est honteux ! Les médecins qui se donnent un mal inouï pour les soulager et les guérir.

Alexis disait qu’il avait eu des blessés dans ses ambulances qui avaient des vers dans les plaies. Ils étaient restés trop longtemps sur le champ de bataille. Mr le docteur Aimé en a constaté aussi à St Nicolas. C’est navrant. Il y a encore beaucoup d’espions à Nancy. Beaucoup de personnes montent le soir à la « cure d’air » et qui voient des fusées qu’on lance. Ce sont des signaux des espions allemands. Mme Tacalle est allée à la « cure d’air » hier soir et a vu une maison entière allumée dans le lointain. Au rez-de-chaussée, il y avait une lampe immobile, au 1er étage il y avait une lumière qu’on agitait dans tous les sens et au 2ème étage il y avait des ombres qui passaient derrière la lumière en faisant des signaux. On voyait cela très bien ainsi que les fusées. C’est pourquoi on interdit dans la ville toute lumière le soir pour que la police puisse repérer où sont les espions.

Note : La cure d'air Trianon est une ancienne guinguette de style Art nouveau située à Malzéville. Elle fait l’objet d’un classement au titre des monuments historiques depuis le 12 juin 1989.

Ce soir il y a un nouveau décret. Le préfet fait réquisitionner toutes les autos qui restent dans les garages et qui n’étaient pas encore réquisitionnées. Il y a trois manières de réquisitionner : 1) il est permis de s’en aller avec son auto où l’on veut et même on vous donne de l’essence pour 100km. 2) ceux qui savent conduire doivent conduire leur auto à Toul. 3) pour ceux qui ne savent pas conduire, on viendra chercher les autos.

Alexis garde la sienne puisqu’elle sert à la Croix-Rouge mais il ne peut pas s’en servir puisqu’il ne sait pas conduire lui-même et qu’il n’avait plus personne. Il prend des voitures à chevaux quand il en a besoin. On est venu chercher l’auto d’Edouard.

Ce matin il y a eu un avion allemand à 9h mais nos aéroplanes lui ont fait la chasse. J’ai encore rencontré des charrettes de Seichamps pleines de matelas, les gens dessus. Il y avait deux vaches, deux poulains qui suivaient et une charrette derrière avec une chèvre, une oie, des lapins. C’est navrant.

Il y a un nouvel arrêté disant qu’on va recommencer la visite médicale pour ceux qui avaient été réformés. Ce n’était pas juste, il y en a qui n’étaient pas forts à 20 ans et qui plus tard étaient plus solides. De cette façon on ne verra plus dans Nancy des quantités de jeunes gens qui n’étaient pas partis à la guerre. Mr de Gironcourt est parti.

Le canon tonne très fort et très près. Un dirigeable français est resté en observation toute l’après-midi sur Essey. Le lieutenant qui est à la clinique est très religieux, il a plusieurs médailles.

 

Mercredi 9 septembre à 10h du soir, bombardement de Nancy.

Nous nous couchons comme d’habitude à 10h. Il y a un violent orage avec éclairs et tonnerre. La pluie se met à tomber. Tout à coup nous entendons des sifflements. Nous nous levons. Ce sont des obus qui passent au-dessus de nous. Le tonnerre gronde. Nous descendons à la cave. On met Colette qui a trois semaines dans un moïse et nous descendons tous avec des fauteuils d’osier et des couvertures. Colette ne s’est pas réveillée. On descend une chaise longue pour Madeleine dans la cave de bouteilles vides. Nous restons là. On entend toujours le tonnerre, le canon et les sifflements. Cette nuit est sinistre. Je regarde par la fenêtre de la cave. On voit des personnes en groupe qui circulent.

Les obus continuent toujours à passer. Vers 3h nous entendons une terrible canonnade. Ce sont nos soldats qui ont découvert des pièces d’artillerie allemandes et qui les canonnent. Les coups de canon sont si forts que nos vitres tremblent. On n’entend plus les sifflements d’obus. Les Allemands avaient profité de cette nuit d’orage pour bombarder Nancy puisqu’ils ne peuvent pas y entrer. C’est avec deux pièces énormes de siège qu’ils ont faites venir du fort de Metz et que l’on a amenées dans la nuit noire sur des chariots électriques à 15km de Nancy. Nos soldats n’avaient pu les voir arriver à cause de l’orage. Il y a eu un carnage épouvantable.

A 4 heures, nous sommes remontés dans nos chambres pour nous coucher. Le canon a continué pendant quelques heures encore. Les Allemands ont lancé 60 obus sur la ville et tous dans le même quartier. L’horloge de l’église St Sébastien est brisée. Dans la rue St Dizier nous voyons des murs éventrés, des trous béants dans les chambres, des étages effondrés, dans la rue St Nicolas toutes les vitres brisées et des toits défoncés. Dans la rue de La Salle une fabrique de brosses est complètement incendiée. La chapelle des Dominicains est abimée et un grand vitrail est brisé. Des obus sont tombés dans le cimetière du sud.

Jeudi 10 septembre 1914

J’ai installé dans notre cave un lit cage et 2 chaises longues. On y retournera si le bombardement recommence.

Alexis a toujours beaucoup de blessés, il en a de très graves qui sont restés plusieurs jours sur le champ de bataille. Il y a un pauvre blessé qui a eu la gorge transpercée par une balle. On doit le nourrir avec une sonde. On amène les blessés sur les bateaux jusqu’à St Nicolas. Mr Klein a été emmené ainsi en bateau.

On entend encore le canon très fortement. Au fort d’Amance, il y a des canons avec de grosses pièces. Il y a une rencontre avec les baïonnettes. Aujourd’hui, nous avons eu 8 tués et 6 blessés. Une femme a été tuée net en traversant la rue. Une autre en regardant par la fenêtre a été tuée. Une pauvre jeune femme et sa bonne ont été tuées rue St Dizier. C’est Mme Ferlin, près du marché, son enfant de 2 ans qui couchait près d’elle n’a rien eu. On voyait encore le lendemain son petit berceau par le trou béant de la maison depuis la rue. C’était navrant. La rue était barrée de crainte des accidents. Le soir nous voyons de la rue Stanislas des globes de feu dans le prolongement de la rue Ste Catherine. Ce sont les obus qui éclatent.

Les Allemands peuvent bombarder à 15 km, leurs pièces vont beaucoup plus loin que les nôtres. Ils bombardent à 10km, par conséquent ils étaient bien près de Nancy.

Nous avons descendu à la cave nos chaises longues et le moïse de Colette. Après le bombardement aujourd’hui, il y a une véritable panique de nouveau à Nancy. Beaucoup de personnes partent. On fait évacuer les hôpitaux et les ambulances. Je me trouve devant la gare au moment de l’embarquement des pauvres blessés. Toutes les civières sont là. D’autres blessés qu’on emporte sur les épaules et qui traversent aussi la ville des ambulances à la gare. Ils sont couverts d’une couverture. Que cela est triste ! Alexis n’a pas voulu évacuer ses ambulances car il ne veut pas exposer à la mort ses blessés qu’à la dernière extrémité. Il a bien fait puisque cela n’a encore été qu’une alerte. Les pompiers ont été admirables pendant le bombardement. Ils ont éteint trois incendies.

Mr Klein me disait que Mr Béliéni était sûrement tué car il l’avait vu tomber. Il est toujours disparu ainsi que Mr Lacroix. L’ambulance Godfrin qui avait été faite prisonnière est revenue. Ils ont été très malheureux. Ils avaient été emmenés depuis Morhange à coup de crosse. On ne leur avait donné que des lentilles à l’eau. Au bout de 6 jours, Mr Durand qui était avec eux et qui parle très bien l’allemand est allé trouver le colonel allemand et lui a dit que nous soignons très bien leurs malades à Nancy et qu’il demandait à partir. On a fini par leur dire de s’en aller. Ils sont donc revenus à Nancy aujourd’hui.

On a trouvé à l’hôpital civil dans la poche d’un soldat allemand qui venait de mourir une lettre que son frère lui écrivait d’Allemagne dans laquelle il lui disait qu’il fallait tuer jusqu’au dernier ces affreux Français qui nous ont déclaré la guerre, il faut leur faire tout le mal possible. On a donc persuadé en Allemagne à tous les soldats que ce sont les Français qui ont déclaré la guerre.

Il y a en ce moment 45 officiers à la clinique. Le soir du bombardement, ils sont montés au 3ème étage avec les sœurs pour voir les obus. Tous ceux qui étaient valides. Le lieutenant prussien qui est à la clinique a demandé à la sœur pourquoi il entendait tout ce bruit ! Elle a répondu « c’est le bombardement de Nancy par les Allemands », alors il n’a rien répondu.

On a fait courir le bruit que Mr et Mme Barghon étaient fusillés comme espions mais cela était faux. On a arrêté des gens qui étaient dans le chalet qui avait appartenu à Mr Barghon près de la cure d’air. Ces personnes faisaient des signaux lumineux le soir. C’est à cause de ces espions qui faisaient tous les soirs des signaux lumineux et qui envoyaient des fusées.

Le Docteur Weiss a dit que tous les Allemands qui devaient rejoindre leur corps en Allemagne et qui étaient à Nancy avaient été prévenus qu’ils ne retournaient pas en Allemagne mais qu’on leur donnait rendez-vous sur la place Stanislas le 3ème jour pour faire partie de l’armée allemande. Les Allemands étaient sûrs d’être à Nancy le 3ème jour, à Reims le 8ème jour et à Paris le 12ème jour. C’est pourquoi il leur avait donné rendez-vous à Nancy au lieu de les faire venir en Allemagne. Il parait qu’en effet plusieurs Allemands d’ici sont allés à cette date sur la place Stanislas et aussi les jours suivants jusqu’à ce qu’ils reçoivent un ordre qui les fassent venir en Allemagne.

Nous pouvons recevoir tous les télégrammes d’Angleterre et de France mais nous ne pouvons pas en renvoyer. Il n’y a que les télégrammes militaires qui passent. Les Allemands ont quitté Pont-à-Mousson. Les Français ont fait sauter le pont. On a demandé le jour du bombardement ces deux énormes pièces de siège qui avaient servi à bombarder Nancy. Notre artillerie avait pu les trouver.

Je viens de recevoir une superbe gerbe de fleurs d’un lieutenant blessé qui est à la clinique et qui va partir presque guéri. C’est le lieutenant Jolibois, instructeur à Polytechnique. Cette attention me touche profondément surtout d’un officier inconnu !

L’empereur Guillaume est venu assister à des combats meurtriers. L’état-major avec le général Castelnau est à Malzéville. Le général Pau disait qu’il fallait 3 jours de pluie pour que les Allemands ne puissent plus se servir de leurs grosses pièces de siège car ils ne peuvent plus les mouvoir dans la boue. Il pleut depuis 2 jours ce qui les empêche de nous bombarder de nouveau.

J’ai vu aujourd’hui place Stanislas plus de 100 hommes qu’on a réquisitionnés pour aller enterrer les morts des combats de ces trois derniers jours qui ont été très meurtriers de part et d’autre. Il y a des monceaux d’Allemands tués à côté de Champenoux.

Vendredi 11 septembre 1914

Colette a un mois aujourd’hui dans un bien triste moment. Ce matin, un brancardier vient me prévenir que Paul Michaut, lieutenant de Baccarat, a été tué dans le bois de Champenoux. Il me montre une lettre de Mr Jacques Rambaud qui lui demande de ramener le corps à Nancy car on ne doit pas ramener les corps des morts. On n’a pas de place pour les blessés. Le brancardier est Mr de … Je lui fais préparer un bain et un bon repas. Pendant qu’il mange, il raconte qu’il se passe de très forts combats dans la forêt de Champenoux. Il y a des morts allemands en quantité. On se bat même au corps à corps. Les obus pleuvent. Il nous raconte aussi combien le château de Romémont près de Cercueil a été pillé. Tout le linge a été jeté par terre, les papiers de famille et les photographies éparpillés. On a cassé les glaces, éventré les fauteuils. Ce sont nos régiments du Midi qui ont fait cela, pire que les Allemands. Il y avait une petite chapelle au 1er étage. Les vases sacrés étaient par terre. Enfin ces régiments du Midi, surtout celui de Bordeaux ont été lâches et pillards. On a même découvert dans leurs cartouchières des cartouches en bois pour que ce soit moins lourd. Ils se sont conduits d’une manière ignoble. Le brancardier nous disait « nous étions hier matin plus de 1 500 hommes et le soir 700. » C’est un combat très meurtrier. Il nous disait « du 20ème corps, il ne restera rien car c’est celui qu’on a toujours mis en avant ». Il est renommé pour sa bravoure. Le brancardier disait qu’il avait vu un capitaine tuant un lieutenant d’un régiment du Midi parce qu’il disait à ses hommes de ne pas avancer. Ce sont des lâches !

Mr Paul Michaut a reçu une balle. Des Allemands qui étaient cachés dans des arbres lui ont tiré une balle dans la tête, ce qui explique la plaie qu’il avait. Il n’avait plus son képi à ce moment car il est intact. Il a vécu encore 10 minutes. On a ramené son corps à l’hôpital militaire avec des blessés.

Le brancardier nous disait qu’il faudrait le double de voiture pour ramener les blessés. Il y a des malheureux qui restent 4 ou 5 jours sur le champ de bataille. Il a même vu un capitaine se brûler la cervelle car il souffrait trop et on ne venait pas assez vite. D’autres étaient dans les tranchées admirables de générosité car ils disaient aux brancardiers « prenez celui-ci, il y a plus longtemps qu’il est là ou il souffre trop ». Il nous racontait aussi qu’il avait rencontré de pauvres gens fuyant leurs villages incendiés. De pauvres soldats avaient fait une collecte pour eux.

Le brancardier me montre une photographie de sa femme et de ses deux enfants qui habitent Paris. C’est un jeune homme très bien. Voilà 8 jours qu’il n’a rien mangé de chaud et qu’il n’y a pas eu un feu dans le régiment. Dans la lettre que Mr Jacques Rambaud lui écrivait, il lui disait « je vous réitère mon adresse à Paris ». Cela signifiait, si je meurs, vous préviendrez ma famille.

Quels combats meurtriers nous avons eu autour de Nancy ! Il nous a dit aussi que la défaite de Morhange était due en partie à cause de l’armée du Midi. Ils ne voulaient pas marcher sauf révolver au poing. On a rapporté le sac de Mr Michaut contenant ses souvenirs, son alliance, sa trousse, son livre de messe etc. On l’enterrera dimanche à l’hôpital civil.

Nous sommes allés Alexis et moi à l’hôpital militaire aujourd’hui. Nous avons vu les plaies au cou et sur la tête de Monsieur Michaut. Il avait la figure très reposée mais très brunie.

On nous dit qu’à Nomeny il ne reste que deux maisons et la gare de tout le village. Nous apprenons la mort de Jean Kempf et son frère Maurice est grièvement blessé.

Les Allemands ont demandé 70 000 mark à la ville de Saint Dié.

Le Tsar vient de prévenir l’Allemagne qu’il demandera une rançon double que la rançon demandée par les Allemands en France et Belgique à chaque ville que les Russes prendront en Prusse.

Camille Biesse voit souvent Edouard Michaut. Ils se parlent dans la mitraille et les obus. Quand les obus arrivent, ils se cachent derrière une maison ou un mur. On s’habitue aux obus. Quand ils étaient dans les tranchées, ils disaient en voyant l’obus arriver « celui-ci n’est pas pour moi ! ».

La garde Nicolle est partie ce soir car elle va avec Mme Renaud qui attend un bébé.

Note : Melle Nicolle assistait le médecin pour toutes les naissances des enfants et petits-enfants de Paul et Suzanne Boucher et peut être pour d’autres descendants Vautrin.

Camille Biesse qui est venu en passant nous dit que Georges Boucher est proposé pour la médaille militaire. Je ne sais plus ce qu’il a fait ! On le saura plus tard.

Suzanne m’écrit que Georges Humbert est passé à Gérardmer avec le Général. Il a diné chez tante Alice (épouse de Paul Perrin). Georges Humbert est cycliste pour porter les ordres du Général.

Samedi 12 septembre 1914

On n’entend plus le canon. Les troupes et l’artillerie des environs de Nancy commencent à partir vers le nord car les Allemands sont en retraite et abandonnent notre côté pour se porter vers le nord et du côté de la Russie car les Russes avancent.

Une dépêche de Bâle assure que Guillaume se tenait sur une colline pour assister au bombardement du fort de d’Amance et aux combats du sept et huit septembre. Il a vu comme notre artillerie avait fait reculer ses soldats et les avait mis en déroute. Il y a eu ce soir deux avions français qui sont venus au dessus de Nancy. J’ai entendu une vive fusillade et ils sont remontés bien vite. On les avait pris pour des Allemands. Heureusement qu’ils n’ont pas été atteints.

Dimanche 13 septembre 1914

Nous avons assisté à l’enterrement de Monsieur Michaut à l’hôpital militaire. La famille de Baccarat n’a pas pu être prévenue. C’est Monsieur Michaut qui conduisait le deuil. On voyait les pauvres blessés dans les salles en passant. L’hôpital militaire est immense !

Edouard est revenu cet après-midi à cheval pour dire au revoir à Madeleine car ils sont envoyés dans la Meuse pour renforcer notre artillerie là-bas. Les Allemands sont en retraite ici. Il faut partir dans la Meuse pour la grande bataille. L’artillerie couche à Frouard et partira par étapes du côté d’Etain et de Verdun. Edouard ne reste qu’une demi-heure, il nous dit qu’ils sont contents de quitter les environs de Nancy qui sont remplis de cadavres de chevaux et d’hommes. Les villages sont incendiés, tout est pillé, on ne peut plus rien trouver à manger. On voit dans les villages quelques cochons et poulets qui errent. Ils ont pris un cochon pour le manger.

Camille Biesse vient nous voir aussi un instant. Il est aujourd’hui avec l’état-major et c’est lui qui organise les trains pour les départs des troupes dans le Nord. Il va très bien et nous a dit qu’il avait fait partir Cécile à Dijon avec ses enfants mais qu’il allait la faire revenir à Thiéfosse.

Il y a eu des Russes qui ont débarqués à St Nazaire parait-il ! Les Anglais débarquent toujours. Toute l’armée active du Maroc est arrivée. Les Indes envoient aussi des soldats pour renforcer les Anglais.

Lundi 14 septembre 1914

Ce matin Mr Adrien Michaut (père d’Edouard Michaut, gendre d’Anna Vautrin) arrive en automobile pour demander à Alexis de venir avec lui à Baccarat. Depuis trois semaines, ils sont bloqués et n’ont pu quitter Baccarat. Leur fille Elisabeth a été atteinte d’appendicite il y a trois semaines. Pas moyen de faire venir Alexis puisque les communications sont coupées avec Baccarat. Mr Adrien Michaut a des blessés chez lui. Il y en a un qui est infecté. Sans doute Mme Michaut le soignant, la maladie s’est propagée à sa fille.

Baccarat est bombardé, on descend cette pauvre petite à la cave. Il n’aurait pas fallu la bouger. Les vitres de leur maison sont brisées, les obus tombent dans leur jardin.

Le neveu du duc de Bade qui doit lui succéder loge chez Mr Adrien Michaut, administrateur des cristalleries Baccarat. Il lui offre son médecin allemand qu’il a emmené pendant la guerre. Le médecin soigne l’appendicite à la mode allemande. Il fait enlever la glace et met des compresses d’alcool. Pas moyen d’opérer, c’est pourtant ce qu’il faudrait faire. Quand les Allemands sont entrés à Baccarat, il y avait 80 soldats français qui gardaient le pont près de la maison de Monsieur Henri Michaut. Ils tirent sur les Allemands. Aussitôt ceux-ci tuent les 80 soldats. Ils déclarent qu’ils vont incendier tout le quartier où ils ont tiré.

Tous les habitants sortent de leurs maisons et ils incendient avec des torches. La maison de Mr Henri Michaut où il y avait tous les portraits et souvenirs de famille est complètement incendiée. Il ne reste que les murs. C’était là leur maison de famille avec les meubles anciens que leur père avait construite. Toutes les maisons à côté sont brûlées : les boulangeries, épiceries. Enfin toute la taillerie de la cristallerie est brûlée. La maison de Mr Paul Michaut est pillée complètement. Les Allemands sont féroces et demandaient tout aux habitants le révolver à la main. Quand ils demandent quelque chose, soit du vin ou autre chose, ils mettent le révolver près de la tête jusqu’à ce qu’on leur donne, c’est affreux.

Un général qui loge chez Monsieur Michaut lui dit « nos soldats ne pillent pas autant qu’on le dit ». Monsieur Michaut avait trouvé justement dans la chambre d’un officier qu’il loge une lettre dans laquelle un autre officier lui disait « tu es dans une maison cossue, tâche donc de prendre des bouteilles de champagne et du vin de Bordeaux pour nous les donner ». Monsieur Michaut montre cette lettre au Général qui paraissait tout penaud. Il faut dit il se montrer ferme avec eux. Ils aiment voir qu’on n’a pas peur d’eux. Le général dit « vous avez beaucoup de courage de nous tenir tête, nous aimons voir des gens courageux ». Les Allemands après avoir incendié tout ce quartier de Baccarat ont voulu emmener des otages. Le maire, le curé et l’instituteur s’étaient sauvés. Ils ont pris le curé du village voisin, l’instituteur de la cristallerie et ils voulaient aussi emmener Monsieur Michaut. Trois fois, il a été emmené de chez lui, le révolver à la main pour être fusillé. Lorsque les Allemands ont voulu l’emmener en otage, le duc de Bade a eu pitié et leur a dit « laissez-le, il est trop malheureux avec sa fille qui va mourir. » Ils ont pris à la place de Monsieur Michaut un adjoint.

Le pauvre Monsieur Michaut a eu toutes les peines qu’il soit possible. En huit jours, son fils a été tué à la guerre, sa fille était mourante, la maison familiale incendiée, la maison de son fils pillée. Avoir enduré les pires tortures, c’est épouvantable.

Tous les ouvriers de la cristallerie sont à la guerre. Ils appartiennent au 20ème corps ? Beaucoup seront tués.

Comment mettre d’autres ouvriers au courant du travail du cristal, c’est un métier très difficile.

Monsieur Michaut en arrivant ici pour chercher Alexis ne savait pas que son fils était tué. C’est Madeleine qui le lui a appris. Il est allé chercher Alexis à l’hôpital où il était dans son ambulance. Ils sont partis immédiatement pour Baccarat en automobile. Ils ont dû passer par Bayon car tous les ponts ont sauté près de Lunéville. Alexis disait qu’ils voyaient continuellement des cadavres de chevaux et des trous d’obus énormes. Tous les villages sont incendiés. A Baccarat, le grand pont a été sauté le jour de leur départ par les Allemands pour se venger. Il faut faire un détour énorme pour arriver à la Cristallerie. Alexis n’a pas d’espoir, la pauvre petite est mourante, elle a été trop infectée. C’est terrible. Alexis rentre le soir à 7h, il est tout ému.

Toutes les fermes des chasses de Mr Michaut sont brûlées, sa maison de campagne Thiaville près de Baccarat est brûlée. C’est la désolation complète à Lunéville. Les Allemands sont restés 3 semaines. Ils ont terrorisé la population et tout brûlé.

Le général de Nonancourt voulait aller voir comment était la maison de sa fille à Lunéville. Il a demandé où elle était ne trouvant plus la rue. On lui a montré un tas de cendres…Tous les villages des environs de Nancy sont ainsi. C’est épouvantable.

Mardi 15 septembre 1914

Il est tout à fait vrai que l’empereur d’Allemagne assistait à nos combats du 6 et 7 septembre, tout près de Nancy. Il était près du fort d’Amance quand ses soldats montaient à l’assaut. Il comptait faire une entrée triomphale à Nancy après le bombardement. Il avait même promis à l’Impératrice comme bouquet de fête le 28 août à Nancy. Il venait de Metz, il a assisté du haut de la colline où, parait-il, il était seul à la retraite de ses troupes. Trois fois ses soldats sont montés à l’assaut du fort d’Amance. La première fois, ils avaient envoyé des obus. Nos artilleurs n’avaient pas répondu. Ils pensaient qu’il n’y avait plus d’artillerie. Ils montent avec leur musique et leurs fifres et lorsqu’ils étaient près du fort, on les canonne. Ils se sont sauvés. Deux fois de suite, ils sont encore remontés à l’assaut. On les a fait redescendre. A la fin, cela a été une véritable retraite. Ils sont partis au galop et ont emmené toute leur artillerie. L’empereur a quitté sans prononcer une parole et il est retourné à Metz. C’est grâce à la résistance du fort d’Amance que la ville de Nancy n’a pas été envahie car les Allemands auraient bombardé Nancy et seraient certainement entrés. Ils n’étaient plus qu’à dix kilomètres. Nous avons vécu pendant 3 semaines toujours en inquiétudes se demandant chaque jour si les Allemands n’entreraient pas. On entendait les canons continuellement pendant 15 jours. C’est grâce à notre artillerie qui est parfaite que Nancy a échappé. Les dégâts du bombardement sont évalués à plus d’un million.

Si les Allemands avaient pu entrer à Nancy, ils auraient tout incendié car ils étaient trop furieux d’être restés aux environs de Nancy plus de 9 semaines sans pouvoir y entrer et surtout d’avoir perdu tant d’hommes.

Edouard qui était parti avec l’artillerie et qui devait aller défendre le fort de Troyon dans la Marne n’est pas parti dans la nuit de dimanche. L’Etat-major a donné contre ordre. Les artilleurs du 20ème corps et les fantassins vont par petite étape renforcer les autres du côté d’Etain et de Verdun.

Les Allemands qui étaient domiciliés à Nancy avant la guerre avaient reçu l’ordre de l’Allemagne au moment de la mobilisation de ne pas rejoindre leurs corps en Allemagne. Ils n’avaient qu’à se trouver place Stanislas à une date déterminée et qu’ils se joindraient à l’armée allemande. Les Allemands étaient sûrs d’occuper Nancy le 3ème jour, Reims le 5ème et Paris le 12ème jour.

On a même trouvé dans le logement d’un de ces Allemands qui séjournait à Nancy son uniforme allemand qu’il devait mettre pour rejoindre son régiment place Stanislas. Les voisins m’ont dit qu’à ce moment-là il allait tous les jours place Stanislas jusqu’à ce qu’il parte en Allemagne.

A suivre…

 



23/10/2014
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