Souvenirs de guerre 1914-1919 (Paul Boucher) - Ch. 5-6
Chapitre 5 – STEINBACH – La mort de François
Document transmis par Renaud Seynave, son petit-fils - 19/01/2016
A partir de la gauche: Chauffeur d’Henry Boucher, x, François et Paul Boucher, l’ordonnance de Paul Boucher (Photo prise par Henry Boucher en août 1914 au col du Herrenberg)
Paul Boucher est lieutenant de réserve dans la 1re Cie et François sergent dans la 2e Cie du 152e RI.
La réponse fut longue et négative accompagnée d’un billet de condoléances pour Papa. Il me priait en outre de le faire inhumer sur place à un endroit facile à retrouver.
Douloureusement surpris, je sus ensuite que le commandement avait décidé de l’attaque de Steinbach le lendemain et que nous devions tous être présents. Ignorant ce motif très plausible, je fus cruellement fâché du refus qui m’était intimé de suivre, ne fut-ce que de quelques mètres le corps de mon frère…
Je n’abandonnais pas l’idée de faire transporter François à Thann. Le lieutenant Bauer me dit « Je peux vous le faire ramener jusqu’au poste de secours de la Waldkapelle mais pas plus loin. Là on trouvera bien une occasion de le faire descendre. »
A la nuit, j’attendais avec Lecomte de Granges, brancardier de la 2e Cie et Valence pour chercher ce pauvre garçon. Lecomte le saisit dans une hotte tandis que Valence portait son képi et sa pèlerine caoutchoutée, récemment envoyée par Maman et toute imprégnée de sang déjà coagulé.
Arrivé au chemin creux, son corps fut déposé et fouillé par Valence sur mes indications. Il me remit sa montre, son porte monnaie, une ceinture avec 1 000 francs or. Je fis un mot pour le major Rondet de notre bataillon qui était au poste de secours de Waldkapelle. J’en fis un autre pour Monsieur Scheurer que je fis porter à Thann par Balufin, l’ordonnance de feu le capitaine Spiess. Je priais M. Scheurer de faire un cercueil double et si possible de prêter une place au cimetière. Je lui demandais de faire son possible pour prévenir les parents. Je sais depuis que tout avait pu être fait conformément à mes désirs.
(Note de Renaud Seynave : Les Scheurer, industriels du textile sont des amis des Boucher. Ils ont beaucoup aidé la famille au moment de la mort de François. Leur fils a été tué en tant que jeune lieutenant du 15-2 en avril 1915. Jules Scheurer, le père, est attaché à la France et milite contre la germanisation. Ses deux fils se sont engagés dans l'armée française en 1914 et sont morts pour la France en 1915. Il est sénateur du Haut-Rhin de 1920 à 1927, inscrit au groupe de l'union républicaine. Il ne s'est pas représenté aux élections sénatoriales de 1927. Il s'est retiré à Bitschwiller près de Thann, d'où il a été expulsé par les Allemands en 1940, malgré son grand âge.)
Le corps de François est demeuré 24 heures à la Waldkapelle puis porté à Thann par des hommes de la 6e ou 8e Cie. Par un cruel hasard, dans le même convoi de cadavres pour Thann, fut transporté le lieutenant Bauer (commandant la 2e Cie où François était sergent) qui me disait la veille qu’on suscitait une occasion pour porter François car c’était réglementaire. Seuls les officiers avaient le droit d’être transportés à l’arrière à cause du grand nombre de tués.
Les Scheurer furent parfaits, je conserve précieusement leurs lettres. Ils purent prévenir la famille. Papa est rentré la veille d’Aix les Bains en Savoie où notre oncle Paul Boucher est mort à 63 ans le 26 décembre. Papa est passé aussi par Grandville pour voir Maurice en traitement.
Il arrive à Thann au moment où François est mis en bière. Avec l’autorisation des autorités, il prend le cercueil dans son auto et le ramène le soir ou le lendemain à Gérardmer.
Maman avait eu un réel pressentiment, elle supporta sur le moment le coup avec un grand courage et m’écrivit une lettre fort résignée et touchante.
L’enterrement eut lieu à Gérardmer le 6 ou 7 janvier. Dans ces journées angoissantes, j’ai eu du moins la satisfaction de pouvoir conserver à la famille le corps de François ainsi que tous les objets qu’il portait.
Si nos Cies n’avaient pas été voisines, cela aurait été parfaitement impossible. Par la suite, j’ai fait une croix à l’endroit où il est tombé, croix refaite en 1918 par mes anciens mitrailleurs du 68e.
Avec le propriétaire du terrain, Michel Müller, restaurateur du lieu-dit « Herdé », j’obtins le 29 février 1920 l’autorisation écrite de faire un petit monument en pierre à cet endroit.
(Je n’ai pas encore pu le réaliser à l’heure où j’écris le 23 novembre 1920).
Anna Vautrin écrit dans ses carnets de guerre.
Mardi 5 janvier 1915
« Suzanne reçoit un télégramme lui annonçant la mort de son beau-frère François Boucher tué à Steinbach, village alsacien près de Thann. Il se trouvait dans une tranchée à 40 mètres de son frère Paul quand, voulant prendre une autre position, il s’est retourné et sa tête a un peu dépassé, aussitôt un soldat Allemand qui était de l’autre côté l’a tué d’une balle au front. Il a eu l’artère carotide tranchée net et n’a pas souffert. Quel chagrin lorsqu’on est venu apprendre à Paul la mort de son frère. On a pu emporter le corps de François à Thann. Monsieur Henry Boucher est arrivé avec son auto venant voir ses fils et ne sachant pas que François était tué. On lui a annoncé aussitôt arrivé. Il apportait dans son auto de quoi les ravitailler. Il a pu voir une dernière fois son fils qui n’était pas du tout défiguré puis il a mis le cercueil de son fils sur son auto pour le ramener à Gérardmer. Quel triste retour !
On se bat fort de ce côté de l’Alsace. Les Français veulent prendre Cernay car nous avons déjà l’Alsace depuis Wesserling jusqu’à Thann. Les Allemands bombardent Thann et surtout l’hôpital.
Combien je pense à Madame Boucher qui est à Gérardmer, pauvre femme, perdre ainsi un fils de 26 ans, quel chagrin ».
L’abbé Gilbert écrit dans son livre à la mémoire des morts de Gérardmer
« Et maintenant, François repose dans notre cimetière. Sa mère, ses parents, et nous tous, ses compatriotes, qui ressentons vivement sa perte, nous avons du moins la consolation de pouvoir déposer sur sa tombe, nos regrets avec nos souvenirs et nos prières (…) C’est ainsi qu’au Spitzemberg, alors qu’autour de lui l’artillerie allemande crachait la mort, son âme d’artiste était profondément attristée de l’incendie de la cathédrale de Reims et il ne cessait de redire toute sa douleur (….). Mais, plus haut encore que ses talents, nous admirions en lui une foi profonde et sincère, une âme ouverte aux grands et nobles sentiments, un caractère toujours maître de lui-même. Son patriotisme ardent, sans affectation, s’appuyant sur cette foi, l’aida à supporter les rudes épreuves de la vie de combats pour laquelle il n’était pas fait. (…) Je conserve moi-même, dans mon âme reconnaissante, un mot de connaisseur qu’il me disait un jour dans notre église restaurée. Ce mot est ma meilleure récompense : « Non, il n’était pas possible de tirer un meilleur parti de l’église de Gérardmer, vous en avez fait une belle église… dans une unité parfaite ». Je le répète, cette approbation de François Boucher est pour moi une récompense.
Dans une lettre datée du 4 janvier, une cousine de François écrit à son mari : « Tante Marthe est effondrée mais bien courageuse. Tu sais toute la place que son François tenait dans sa vie » Cette même cousine écrira, le 20 mai 1918 : « Tante Marthe nous a montré sa chambre, dont elle a fait un vrai petit oratoire avec les souvenirs de François, statues qu’il avait sculptées, meubles qu’il aimait, des photographies ; on voit qu’elle en a toujours le cœur plein … »
Lettre de Marguerite Boucher à son cousin germain Georges Cuny. Marguerite est la femme de Jean Boucher, le frère ainé de Paul et François. Elle est aussi la cousine germaine de Suzanne, épouse de Paul. (Collection Marie Favre).
Elle écrit «…Nous venons de passer de biens tristes moments, nous aussi. Ma peine est vive. François était un petit frère très aimé et mon compagnon de vacances ! J’avais été le voir le 22 décembre à Ventron et j’avais passé ce jour là une bonne journée au moment de passer en Alsace. Il était très gai, tout heureux de me voir. Ma belle-mère est admirable de résignation. Son bon cœur fait qu’elle pense aux autres comme par le passé et pourtant tu sais toute la place que François tenait dans sa vie ! Nous sommes aussi bien en souci pour Paul. Ils continuent à être bombardés tous les jours. Bien affectueuses amitiés. Marguerite Boucher».
Notes de Marthe Boucher dans son journal.
Samedi 2 janvier 1915 : « Triste date entre toutes ! Mon François bien-aimé est tué d’une balle à la tête dans la tranchée devant Steinbach vers 10h du matin. C’est l’après-midi vers 3h qu’un officier vient m’annoncer cette affreuse nouvelle me disant seulement qu’il est gravement blessé. Le soir, Lucette qui est ici avec ses enfants depuis le 26 octobre m’apprend la vérité. Mon mari parti la veille à Thann pour voir ses fils rentre vers 2 heures du matin ramenant sur l’auto le cercueil de mon pauvre enfant. C’est donc ainsi qu’il rentre dans la maison où il est né et qu’il a quittée le 2 août à jamais !! »
Jeudi 7 janvier 1915 : «Par un temps affreux, nous conduisons au cimetière notre cher François et je ne peux le croire. Il repose dans le caveau Durand-Leroy jusqu’au moment où nous aurons pu faire le nôtre. Lucie Boucher, Marie Geny née Boucher et Marie Cuny sont les seules de notre famille. Nos trois belles-filles sont avec nous. Marguerite est venue aussitôt de Thiéfosse, reste avec nous et restera longtemps, j’espère. Monsieur Vautrin a pu amener Suzanne en auto. Mr et Mme Velin ne peuvent arriver qu’à 2h ». Pour qui sera maintenant ce cahier destiné à François, le bibliothécaire et l’amateur de souvenirs ? Je ne sais pas si je continuerai ! À quoi bon à présent. Ce que je redoutais le plus est arrivé ! Dieu l’a voulu. J’accepte ma croix espérant que mon enfant chéri est heureux et délivré des souffrances en ce monde et dans l’autre. Que nos autres fils soient épargnés et notre part faite !
Lettre de Marthe Boucher à son fils Paul en janvier 1915.
Mon cher Paul,
Je veux seulement t’embrasser puisque Suze t’écrit. Nous serons un de ces jours écrabouillés, je pense, car les taubes affectionnent notre coin. Aussi demain, nous irons à Saint-Amé quelques jours avec Suze. Ton père en a envie quand même. Il te racontera les explosions de ces matins-ci. Mais ne te fais pas des biles, nous prendrons des précautions. Je voudrais bien savoir qui a trouvé le corps de… et si c’est sûr, car je tremble qu’on le dise à sa femme qui a repris bon espoir ces jours ci. En tout cas, je ne dirai rien, elle le saura assez tôt.
Je voudrais bien que tu renvoies ce que tu as de troué, surtout les chaussettes. Demande à Séjournant[1] de regarder. En veux tu encore en laine ; pour marcher c’est nécessaire, surtout avec tes pieds douillets. J’en enverrai une paire de neuves. Ne t’embarrasse pas, renvoie les vieilles.
Je pense bien à toi, surtout quand votre repos va finir, ce sera dur de recommencer. Papa est revenu enchanté de votre fête vendredi. J’espère qu’il pourra toujours te trouver de temps en temps.
Je t’embrasse bien fort mon bon gros, que Dieu te garde mais prends courage et sois tranquille, il te gardera.
Ta maman,
Marthe
Fin de la sixième partie du chapitre V
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