Souvenirs de guerre 1914-1919 (Paul Boucher) - Ch. 2 - 1914 - La mobilisation et le début de la guerre
Document transmis par Renaud Seynave, son petit-fils 10/12/2014
POUR MES ENFANTS - En souvenir de François BOUCHER, mon frère et d’Edouard MICHAUT, mon beau-frère, morts au champ d'honneur
Gérardmer - 1920
Le colonel Didio et les officiers du 152e RI passant à cheval devant la maison Boucher à Gérardmer en 1902
(collection Etienne Hochart).
Le document est fidèle à la transcription faite par Michel Segond à partir du document original de Paul Boucher.
J’ai rajouté des informations que j’ai lues dans « le Journal des marches et opérations du 152e RI » et dans « le journal de marche du 68e BCA ». J’ai demandé au Capitaine Lecomte OSA du 152e RI ainsi qu’à l’amicale des anciens des documents d’archive pour compléter les informations.
Je mettrai en copie des extraits du journal du 152e RI et du 68 BCA quand ils sont significatifs.
Renaud Seynave
Samedi 1er août 1914
Levé à l’aube, je mets mon uniforme de guerre, capote bleue foncé, culotte rouge, bandes molletières que j’allais vite remplacer par des jambières de cuir. Au quartier, les réservistes arrivaient, ils avaient été convoqués la veille. La caserne présente un aspect inaccoutumé.
Sur la page de droite : Liste d’une partie des officiers d’active du 152e
(Archives militaires, Journal de marche du 152e en date du 27 et 31 juillet 1914)
Le train de combat attèle ses voitures. De nombreux civils sont à la porte. L Bonnet, le courageux jure qu’il veut s’engager seulement quand les Prussiens reconnaitront le franc-tireur de 70. Je me fais confectionner rapidement un képi bleu, innovation pour masquer le képi rouge.
Le nom des officiers d’active et de réserve, sur la page de droite en haut figure le nom de Boucher.
Il s’agit de Paul Boucher, Lieutenant de réserve au début de la guerre.
(Archives militaires, journal de marche du 152e RI en date du 31 juillet 1914)
Les réservistes continuent à arriver plein d’entrain, très éméchés en bons Vosgiens qu’ils sont. On les habille rapidement. Arrive à la porte de la caserne le fameux Hansi qui s’était réfugié à Gérardmer depuis sa condamnation à Leipzig. Arrivé sans formalité, on l’envoie au magasin de la 1ère compagnie. Il en sort ficelé en pioupiou de 2ème classe !
Catel, notre ami de Lépanges, devait être le premier officier du régiment blessé, Boulangé, garde-général, se préoccupe d’emporter des lunettes fumées afin d’atteindre à coup sûr les projecteurs dont les Allemands allaient se servir dans leurs attaques de nuit… La journée se passe, François et moi allons par le mur inachevé du quartier déjeuner à la maison… aucune anxiété, il fait seulement très chaud dans notre tenue militaire.
Vue des casernes du 152e RI à Gérardmer avec la maison de Paul Boucher entre le lac et les casernes au centre (collection Renaud Seynave).
La troupe habillée et armée trouve qu’elle reste trop longtemps avant de rejoindre les camarades. On est obligé le dimanche matin de leur faire faire une petite marche puis dès midi, nous attendons l’heure du départ jusqu’à 9 heures.
Le général de brigade Bataille est là, il fait jouer de la musique assez maigre car tambours et clairons sont avec les Cies. On joue la Marseillaise de pied ferme puis le départ au son de « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ».
Je reste une minute encore avec mes parents et ma femme qui sont rangés le long de la Vologne, il parait que j’étais pâle, chose inouïe et rare. Alourdis par nos effets neufs et par l’émotion, nous avions grand peine à suivre le pas accéléré des musiciens.
Le lieutenant Blondel, commandant le train de combat, monte sur un paisible coursier blanc, conduisant fièrement la colonne. On a dû faire ralentir les musiciens car la colonne était déjà à 500 mètres en arrière. A petits pas nous arrivons à Xonrupt, où les fourriers des Cies nous attendent. Je vais avec le groupe de la 1ère Cie par la vieille route jusqu’à la scierie où je retrouve les capitaines Rousseau et Spiess mes compagnons et ceux qui allaient être pendant près d’un an mes soldats, mes hommes.
Noms des Officiers d’active du 1er bataillon du 152e RI
Chef de bataillon : Cdt Millischer
Capitaines : Rousseau, Vincens, Bejarini et Alvrod
Lieutenants : Spiess, Burluraux, Doucet et David
Sous-lieutenant : Bauer
Lieutenant de Réserve : Paul Boucher
Rassemblement dans un pré le long de la Vologne, répartition des nouveaux entre les escouades, prise de contact avec ma section, la 4ème, mes sergents Vanchemme et Berthot, discours du Capitaine. « Mes enfants, voici nos réservistes, ils quittent leurs foyers, leurs familles pour défendre la patrie attaquée, je leur souhaite bienvenue et formons ensemble qu’une seule famille, la 1ère Cie. »
Le soir arrive vite, dîner et on s’étend sur des matelas dans cette scierie qui bien souvent avait servi pour nos planchers et nos lattes.
A une heure du matin, réveil bien que cela fait déjà trois nuits que je dors à peine. Les sections sortent difficilement. Le Capitaine nous dit l’ordre. « Des patrouilles allemandes ont franchi partout la frontière, nous nous portons au devant, sans attaques, répondant seulement, laissant à l’agresseur sa responsabilité devant l’histoire.
Ces mots terminés, l’ordre fut « Approvisionnez les armes ».
Ambiance grave, tous les hommes sont silencieux et placent leurs cartouches dans les chargeurs des fusils puis dans la nuit par un temps chaud et lourd, les Cies s’engagent successivement dans la montée de la Schlucht… La colonne était silencieuse, chacun s’attendait à entendre les premiers coups de fusil.
Derrière nous suivait une automobile à l’allure du pas conduit par Lournet, le fameux propriétaire du bazar. Il conduisait le colonel du régiment Thomas de Coligny qui semblait de beaucoup préférer cette voiture à son gros percheron et fermer la marche de la colonne que de la précéder !
Du Collet, nous déboitons pour nous porter à la lisière des bois de hêtres à 10 mn de Montabey, ma Cie est juste en arrière du jardin alpin. Le temps se met à la pluie et à cette altitude au froid.
Nous passons la journée puis la nuit sans abri, sans manteau, c’est la quatrième nuit sans sommeil, la transition est brusque. Le lieutenant Spiess a été détaché avec sa section, il est à l’hôtel et je l’envie.
Mardi 4 août 1914 : Déclaration de guerre à 13h40
A 4h du matin, le capitaine Rousseau me dit d’aller relever le lieutenant Spiess à son hôtel, on lisait dans mes pensées. Il a vu surtout un moyen de nous faire sécher. C’est ainsi que le grand hasard a voulu que ce soit moi qui occupe le col de la Schlucht en ce fameux jour de la déclaration de guerre, le 4 août 1914
Le col de la Schlucht est le début de promenades de tous les Gérômois, l’animation des beaux dimanches d’été, la foule des Alsaciens, les automobiles arrêtées, le superbe gendarme avec le casque à pointe à côté du poteau frontière. C’était vraiment pour moi une sensation nouvelle de m’y trouver non plus en paisible bourgeois mais en libérateur, sabre au côté, révolver en bandoulière avec 40 hommes bien décidés.
Jour sombre : les nuages apparaissent, aucune vue, les sapins, le col désert, l’hôtel abandonné, les tables non desservies, le tout gardé par un sourd-muet qui m’accueille à grand renfort de gestes d’amitié.
Le lieutenant Spiess lui indique que je le remplace et qu’il doit avoir pour moi les mêmes égards que pour lui. Acquiescement général ! Ces égards se traduisent en une tasse de café chaud fort bien accueillie. Les consignes sont simples, une sentinelle sur la terrasse de l’hôtel, regardant l’ennemi ! Une sentinelle à l’entrée de la cave, conservée en vue de la saison d’été, un guetteur au pignon du 2e étage, le reste s’ébroue et se sèche dans la véranda où j’ai souvent dîné en été. On fait la soupe et on mange chaud. Je commande au sourd-muet et paie d’un louis d’or quelques bouteilles de vin pour ma section. Avec optimisme, je déclare à mes hommes que la médiation ne tardera pas et qu’après cette alerte plutôt amusante nous redescendrons chez nous !
La sentinelle de terrasse s’est drapée dans un châle de laine pour rentrer rapidement déclarant avoir vu au tournant de la route deux Allemands en uniforme. On s’est regardé puis tourné le dos, c’est la consigne puisque nous sommes en paix. A tout hasard, je donne un ordre en cas d’éclat, un coup de sifflet. On se prépare à tuer. Une escouade est détachée au bas du Tranon. On pare à toute surprise de ce côté. Je charge le séminariste Vallner, caporal confirmé, de surveiller le pauvre sourd-muet, qui sait ! il peut allumer la mine à la cave et nous faire sauter.
A midi le Capitaine fait dire qu’il va nous faire relever par une autre section toujours pour se sécher.
A 2 heures arrivent du collet trois cavaliers à cheval du 11ème chasseur, ce vieux maréchal des logis et deux cavaliers. « Mon lieutenant, la guerre est déclarée et je vais reconnaître la route, pourriez-vous nous faire un passage ».
Nous avions en effet barré la route avec une voiture vide et quelques caisses de bouteilles de bière, on fait un passage, les cavaliers se mettent en selle, sortent leurs carabines et franchissent gravement le passage. Je cours sur la terrasse pour mieux voir ce spectacle. Le franchissement de la frontière par trois cavaliers français… Je leur crie en soulevant mon képi : « Bonne chance, vive la France ».
Mes hommes sont attentifs et graves. Immédiatement un sifflement aigu se faite entendre, ce sont des balles qui passent assez haut. Je les salue en rentrant la tête dans les épaules. Je rentre dans l’hôtel et donne le coup de sifflet de l’alerte. Les cavaliers font demi-tour. Un cheval saigne au poitrail. Mes hommes prennent des rideaux et percent des trous pour leurs fusils. Soudain, une sourde détonation, c’est une mine qui fait sauter la route en avant du tunnel de l’Altenberg.
Un sapeur du 152e arrive très ému. D’ordre du Colonel, il faut abattre le poteau frontière et je dois l’aider et lui assurer une protection. On me croit donc en danger, j’ordonne une patrouille pour aider le sapeur. Ce sont les deux frères Jacquot de la Basse des Rupt, bûcherons qui ont travaillé pour moi. Ils font rapidement le tour derrière le bazar, car la route est battue par quelques balles. On arrive à côté du poteau du sentier du Hohneck, trois coups de hache sur le fût de fonte, et je suis le seul témoin de ce geste symbolique.
(Le poteau frontière a été dans la véranda derrière le bureau de Paul Boucher de 1914 à 1939. Caché dans l’étang du jardin de 1939 à 1945, il a été replacé dans la véranda. En 1973, à la mort de Paul Boucher, il a été donné au musée du 152e RI. Suzanne Boucher, Paul et Annette Segond, Renaud Seynave sont allés à Colmar pour le donner au Colonel. Le poteau frontière est en bonne place dans la salle d’honneur du régiment).
Poteau Frontière du Col de la Schlucht avec les gendarmes et leurs casques à pointe (collection Renaud Seynave)
Note R. Seynave : Le chemin est juste derrière la petite chapelle actuelle du col de la Schlucht. C’est un départ de promenades vers le Hohneck.
Paul Boucher a écrit « Poteau frontière, Col de la Schlucht que j’ai vu abattre le 4 août et que j’ai chez moi »
Les Cies dont la première arrivent de Montabey pour prendre le col de la Schlucht. Un groupe de cavaliers à pieds du 11ème est déjà passé et pousse une pointe vers le Kuppenfelds. C’est le lieutenant Hussenot-Desnoyer qui commande. Je retrouverai pendant presque toute la guerre ce charmant et gai camarade, à l’Hartmann, dans la Somme et à la 164ème DI jusqu’à l’armistice.
Je vois François avec la 2ème, le brave garçon amateur de confort est heureux que je lui indique le lavabo de l’hôtel, préférant cette installation au plein air, sa section étant dans la campagne. Et je retrouve avec plaisir mes camarades. Je dois donner des explications à mon commandant Millischer sur l’attaque dont j’ai été l’objet. Je lui dis que je n’ai nullement été attaqué. La Cie remonte le chemin frontière vers le Kuppenfelds, une patrouille précède en avant et à droite dans les petits hêtres. Quelques coups de feu et tout de suite une rumeur, il y a un blessé. C’est vrai, deux hommes portaient un soldat, figure exsangue, capote dégrafée, chemise sanglante à la hauteur du ventre. C’est Bernard. Chacun est grave, les hommes s’arrêtent et veulent le voir. « Faites passer vite » dit le Général, et « Inutile de regarder ! ». C’est fini de prier, les derniers espoirs s’envolent, voici le sang répandu, oh oui, c’est bien la guerre. Qu’aurions nous dit si nous avions su qu’elle allait durer cinquante et un mois et avec tant d’horreurs et de tueries. Bernard fut bien soigné, tous les matelas de l’hôtel étaient pour lui ainsi que tous les docteurs du régiment. A l’hôpital installé sommairement à Gérardmer, à l’infirmerie régimentaire, on ne lui donne que 24 heures à vivre. Un commissaire spécial, écharpe tricolore à la taille, arrive de Remiremont pour assister à l’autopsie et constater la trajectoire de la balle. Mais Bernard tint bon, le Général retourna chez lui et le brave blessé de la guerre vit actuellement chez lui bien tranquillement.
(Note de Paul Boucher : Bernard m’a écrit réclamant 15 ans après la médaille militaire promise sur son lit de « mourant » par le général Bataille).
Le poteau frontière dans la salle d’honneur du 152e RI à Colmar
(photo transmise par le capitaine Lecomte du 152e RI)
Nous campons au Kuppenfelds et essayons de faire un maigre feu car malgré le mois d’août nous gelons, mais la belle journée qui suivit nous réchauffa. Les hommes reçurent avec la soupe des cigares et cigarettes réquisitionnés au bazar Frundemerch et des jambons roulés venant de l’hôtel du Cheval Blanc. Ces extras font vite oublier toute fatigue et toute peine.
Nous passons une bonne nuit au col de la Schlucht, la Cie dans l’annexe de l’hôtel et moi au chalet Hartmann. Nous recevons l’ordre de redescendre à Gérardmer pour relever une Cie qui garde le quartier. Quelle joie !
C’est déjà le retour des triomphateurs car toute la Cie a les poches fourrées de cigares, cigarettes, tabac de la « restauration », prises de guerre qu’on va faire voir et distribuer avec orgueil aux artilleurs cantonnés au Saut des cuves et aux Gérômois.
François Boucher est le 4e à partir de la gauche. 2e Cie du 152e RI à Xonrupt le 6 août 1914.
Photo prise par Anna Vautrin (Collection Renaud Seynave)
A suivre…
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