Souvenirs de guerre 1914-1919 (Paul Boucher) - Ch. 5-10
Chapitre 5 – STEINBACH – La mort de François
Document transmis par Renaud Seynave, son petit-fils - 10/02/2016
Esquisse du portait de François Boucher réalisé en 1915 par Honoré Umbricht
Le séjour prolongé dans l’humidité rend les pieds douloureux, c’est paraît il une sorte de moisissure qui devient à la longue de plus en plus grave.
Nous tenons à ce jour le front ouest dans un terrain détrempé. Les hommes sont nerveux, cinq ou six alertes dans la nuit.
Les balles claquent de tous côtés, ce serait quand même stupide de dégringoler sur des balles françaises. Cette nuit, la Cie reçoit des marrons glacés envoyés je ne sais par qui !
Le 7 janvier, nous sommes enfin relevés par la 2e Cie (celle de François) et nous allons nous reposer dans un bois d’où nous avons débouché le 25 décembre. Nous n’avons d’ailleurs aucun abri dans ce bois, que quelques ébauches que nous continuons de notre mieux.
Jenoudet qui commandait depuis le 2 est évacué pour ses pieds gelés et me voici encore seul ! Je fis un compte rendu au commandant Castella pour lui signaler l’état de la Cie et des armes. Je reçus une belle réponse qui n’est pas du chiqué puisqu’elle a été faite sur le terrain.
Je reçois une carte de Suzanne qui est venue avec son père à l’enterrement de François. Je commence à ne plus pouvoir marcher, nos hommes se trainent. Va-t-on nous laisser ainsi ?
Journal de marche du 152e RI du 10 au 21 janvier 1915
Voici qu’on nous envoie un renfort de la classe 1914 avec un lieutenant de l’active Doucet qui naturellement vient nous commander. Ayant tenu jusqu’au bout, je demande d’aller me reposer et je pars à pied avec mon brave Séjournant. Nous sommes comme des brigands, sales et en guenilles, appuyés sur deux bâtons. Nous partons sur Bitschwiller et je vais, habillé comme un mendiant, sonner à la porte du château de Monsieur Scheurer où je suis admirablement reçu dans cette maison, comme un fils.
Je me repose et me débarbouille avec bonheur et suis sous le charme de l’accueil paternel et de la large hospitalité de Madame Scheurer. Je dors mal et suis obligé de tenir hors du lit mes pieds qui me donnent une sensation désagréable, tenant le milieu entre le picotement, le chatouillement et la brûlure.
On vient de recevoir au régiment la nouvelle tenue bleue horizon et nous recevons capotes, culottes et képis de troupe que je m’empresse de porter. Ce n’est ni élégant, ni invisible, ni uniforme, mais nous étions tous ravis de changer.
Depuis deux jours, je me soignais quand le 13 à midi, arrivait en auto Suzanne prévenue par Monsieur Scheurer qui avait facilité sa venue et je passe ainsi quelques journées paisibles et si près pourtant de la bataille, que nous voyons quelques obus tomber sur Thann.
Au repos, nous rencontrons d’autres hôtes de M. Scheurer chez qui pendant toute la durée de la guerre, la maison n’a pas désempli. Nous voyons le capitaine Thibon de l’artillerie et le commandant Kœchlin.
Entre temps, ma Cie est venue au repos à Willer le long de la route de l’Hartmann et, dés le lendemain, nous repartons sur Steinbach reconstitués, confinés et rhabillés. C’est la vie de tranchée qui commence, deux bataillons occupent Steinbach et un autre est au repos dans la vallée.
Il n’y a encore aucun abri dans les tranchées, aucun boyau aussi, comme au Spitzemberg. Nous passons notre temps à des relèves incessantes. A peine arrivée, la Cie ne songe qu’à repartir, aucun travail sérieux n’est fait. Nous ne recevons aucun outil.
Carte de Steinbach où nous pouvons situer la Cote 425 au sud de Steinbach, le Vieux-Thann, …
(Prêt de Christine Agnel)
J’occupe aussi alternativement une tranchée vers la côte 425, puis le chemin creux du « Saldezenberg » et enfin le village de Steinbach lui-même qui est l’endroit préféré où on peut loger dans le « wirdaft » où il existe encore quelques matelas et un bon fourneau.
Nous vivons si seuls que nous ne savons rien, même de ce qui se passe tout près de nous.
Fin janvier, nous percevons tous les soirs une violente fusillade sur une montagne boisée située au nord droit devant nous. C’est le drame de l’Hartmann qui commence.
La brigade de chasseurs du général Serret y est engagée et nous sommes sous ses ordres. J’en suis content. Nous connaissons Serret, ancien commandant de 17e chasseur à Rambervillers et sa famille depuis longtemps. En dernier lieu, attaché militaire à Berlin, il passe pour un chef de grande valeur. A ma relève, la 36e, j’arrive en tâtonnant chez M. Scheurer et je trouve ma femme qui le lendemain déjeune à notre popote.
Nous avons une prise d’armes de bataillon pour décorer de la Légion d’honneur, Jean Desportes, cavalier qui s’est bien conduit à Steinbach, ayant la fougue de la nouveauté. Cela lui passera comme à nous tous.
La vie de tranchée continue sans confort et sans incident, ça change de la vie de caserne et de la guerre.
Le commandant a peur que nous nous endormions. Nous devons chaque jour user un bon nombre de cartouches.
Journal de marche du 152e Ri du 22 janvier au 13 février 1915
Comme une fusillade continue nous énervait inutilement, nous faisons de temps à autre un gentil feu de salves sur toute la ligne qui doit faire sursauter le boche d’en face. Une section ou deux occupent dans le village les maisons les moins en ruine, séparées par des ruelles. Chaque section en cas d’alerte doit se rassembler dans sa ruelle.
Un beau jour, le 12 février, on m’annonça l’alerte, bien que nous n’entendions pas le moindre bruit, ni fusillade, ni bombardement. Aucun doute, c’est une attaque, nous bouclons toutes nos affaires, nos sections se rassemblent et, non sans un certain battement de cœur, nous attendons, prêts à aller où il faudra… quand nous vîmes apparaître dans notre ruelle, sautillant, revêtu d’une superbe peau de mouton, aidé d’une simple canne, notre trop célèbre colonel Jacquemot, suivi de son sympathique adjoint, le lieutenant Scheurer, fils de nos chers hôtes de Bitschwiller.
La section rectifie la position, je salue.
« Qui commande ici » demande Jacquemot en me regardant.
« Mais c’est moi » répondis-je.
« Alors où est votre sabre ? ».
« Avec le vôtre » eus-je sur la langue.
Je fis chercher mon sabre et le colonel de me demander où je pensais être interrogé sur ma consigne d’alerte.
« Combien avez-vous d’hommes qui ont deux caleçons ? ».
« Je l’ignore ».
« Vous devriez le savoir ».
Et de disparaître !
Voilà un des rares contacts de service que j’ai eu avec cette illustre canaille qui pose les mêmes questions saugrenues aux sections voisines et se hâte de retourner à l’arrière car nous ne le vîmes jamais en première ligne sauf quand le général venait.
Je reviendrai encore sur ce sinistre sieur.
Coutel fit évacuer les pieds gelés prétendant faire régner la terreur et organisant un régime, le mouchard avec l’officier payeur Lapicque, vulgaire instituteur franc-maçon, qui organise les comptes à sa manière avec le colonel.
A Bitschwiller, les parents Scheurer se plaignaient de ne pouvoir voir leur fils adjoint au colonel, celui-ci n’ayant même pas l’idée de le laisser 24 heures pour embrasser ses parents.
Notre commandant Castella trouva le moyen à l’occasion de remises de médailles militaires à plusieurs sous-officiers de réclamer la présence du porte-drapeau Scheurer. Cette petite prise d’armes fut peut-être la cérémonie militaire la plus émouvante dans sa simplicité qu’il me fût donné d’assister.
Ma Cie, la première était le jour, rangée le long de la propriété habitée par Madame David Scheurer, le jeune Pierre Scheurer venait de prendre le drapeau, la garde était composée de Vandronne, Bonnet, Causeret et Beraden presque tous tués par la suite.
Depuis notre arrivée à Noël dans la vallée, le lieutenant Scheurer n’avait pas revu ses parents qui naturellement accourent et le trouvent portant le drapeau du 15-2 dans ce pays de Bitschwiller face à la maison. Monsieur et Madame Scheurer et Antoinette Jouvert faisaient des saluts au drapeau, saluts par génuflexions, puis le fils tenant le drapeau s’avance et enlace ses parents qui riaient et pleuraient en même temps.
Leur grande simplicité va jusqu’aux larmes pour le plus ferme et le plus fruste de nos hommes. Scène que je n’oublierai jamais et à laquelle je pense chaque fois que je traverse Bitschwiller.
Nous remontons encore en ligne du côté de Schletzenberg. On ne travaille pas dans les tranchées. Le temps est long, quelques obus et des mauvaises odeurs, pas mal d’évacuations pour la typhoïde. On arrive au train-train des relèves.
Le 26 janvier, au lieu d’aller à Bitschwiller comme d’habitude, nous allons au repos à un col appelé Thomannplatz ou Camp Turenne occupé par des ambulances d’alpins avec deux baraques. Le tout est couvert de neige, il n’y a pas de place pour tout le monde et les braves docteurs nous auraient laissé coucher dehors sans notre insistance.
(Note de Renaud Seynave : voir sur la carte de Steinbach, Thomannplatz est situé au nord-ouest.)
Camp Turenne sous la neige |
La soupe |
Photos prises au Camp Turenne (Auteur : ministère de la Guerre, France, albums Valois)
Nous sommes près de l’Hartmann dont on parle depuis quelques semaines avec effroi. Les noms de Silberloch, Molkenrain sont familiers. Nous allons en haut du Molkenrain avec Le Perrien, petit sous-lieutenant, venu récemment voir ce fameux Hartmann.
Une crête très boisée est séparée de notre observatoire par le Silberloch. On bombarde le bois, oh bien médiocrement, et nous percevons quelques rumeurs et cris. Un éclatement au-dessus de nos têtes provoqué par un obus de 65 qui frappe dans un sapin et éclate prématurément, met fin à notre reconnaissance volontaire et nous regagnons Thomannplatz à la nuit où de nombreux blessés alpins arrivent au clair de lune, transis par le froid.
L’attaque est calmée, c’est tout ce que nous savons. Le lendemain, nous voyons passer en coup de vent, rapide et agité, béret sur la tête, le général Serret qui ne daigne pas me reconnaître…
Après un jour à Bitschwiller, nous voici revenus en réserve de Steinbach « aux bois » peu gardés à cause du voisinage du colonel moins apprécié que le voisinage des boches. De plus, voilà que nous sommes bombardés, un obus de 105 tombé dans un abri d’où nous extrayons six hommes dont un a le crâne fendu. Il se plaint doucement, à chaque respiration, le crâne semble s’ouvrir et se fermer. Il ne tarde pas à mourir d’ailleurs.
Nous voici au mois de mars 1915, Steinbach est calme. L’Hartmann a des fusillades nocturnes effrayantes qui pour certaines arrivent jusqu’à nous sans raison.
Notre commandant Castella nous quitte le 9 mars pour aller rejoindre le 47. Il me rend ma carte que je lui ai prêtée pour toute cette période. C’est un homme intelligent, bienveillant et énergique qui s’en va à notre regret car à chaque nouveau chef, surtout si ce dernier débute à la guerre, il faut subir ses manies et surtout ses inexpériences et ardeurs souvent dangereusement inutiles. Son successeur arrive, un grand homme froid d’apparence et gendarme de raisonnement qui vient de commander le QG de l’armée Duteil. Il se nomme Sermet.
Très ignorant des choses d’état-major, je ne sais ce qu’est le commandement du QG mais je constate que sans mauvaises intentions, il ignore totalement la mentalité du troupeau en campagne et de ses officiers subalternes.
Journal de marche du 152e RI du 10 au 22 mars 1915
Me voici en ligne en avant de Steinbach. Le capitaine habite ce qui nous parait être du dernier confort, la cave de la maison Rollin, la principale famille très française de Steinbach, fabriquant de caoutchouc et d’articles pour papeterie. La maison est entièrement démolie mais la cave est intacte et paraît assez solide malgré un obus qui a traversé la route sans éclater, pour finir dans un coin respectueusement traité par tous les occupants. Or voici que Doucet, mon capitaine ou plutôt mon colonel de Cie car il n’a que deux galons me fait appeler le 12 mars au matin et me passe le commandement. Il est évacué pour fièvre typhoïde…
Ce sera fini pour moi du rôle de chef de section et, grâce à cela, je passai les deux jours qui suivirent comme commandant de Cie, plus intéressant et plus de mon ressort que celui du pauvre chef de section, fatalement forcé de donner l’exemple aux attaques et fournissant une proportion de 50% de tués.
Comme lieutenant dans la tranchée sans boyaux, la vie matérielle était des plus dures, pas de repas chauds, alertes continuelles, éveil par chaque sentinelle qui va relever son camarade. Braves poilus dont les conversations et plaisanteries toujours pareilles deviennent à la longue énervantes. Certes, j’avoue que ce jour là, 12 mars, je ne regrettais pas le départ de Doucet, à l’heure actuelle, capitaine au 15-2 à Colmar. Mais à ce moment là, il était bizarre, original et nerveux. Il commandait avec tact mais était pesant au contact.
Fin du chapitre V
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