14-18Hebdo

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Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 7/ Août-Sept. 1916

 

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Henri Fauconnier en 1914 et Madeleine Meslier

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photos communiquées par Bernard Godineau)

 

Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.

Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015

 

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Henri et Madeleine Fauconnier - Octobre 1915

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photo communiquée par Bernard Godineau)


 

1 août

J'ai encore couché sous les étoiles. Car le commandant est venu s'installer à côté, et mon abri s'est trouvé farci de ses agents de liaison. Il fallait coucher cinq dans un abri pour deux. J'ai préféré mon splendide isolement. Ce soir, sauf nouvelles migrations, je serai seul.

La nuit a été bonne, malgré quelques arrosages. Un éclat d'obus gros comme un domino est venu se blottir dans mes couvertures avec un cri plaintif. Il était chaud comme un oiseau qu'on vient de tuer. Je l'ai gardé. La nuit était limpide, et de temps en temps en m'éveillant j'écoutais les longs chuintements passer très haut dans le ciel. Il me semblait entendre glisser les astres.

6-8-1916

Il ne faut attendre ici nulle pitié. Il importe peu qu'on souffre, pourvu qu'on puisse encore marcher. La chair à canon n'a pas le droit de se plaindre. Et c'est bien embêtant qu'on ne puisse l'empêcher de penser. Enfin je ne compte que sur ma veine et mon tempérament, et je dédaigne le reste. Pris dans une grande catastrophe comme la guerre, il faut faire la part du feu et accepter beaucoup d'inutiles souffrances. Mais je constate que je suis moins qu'au début indifférent à l'idée de mourir. J'aurais assez volontiers donné ma vie, maintenant je préfère la garder. Pourquoi ? Je crois que ce sont les journaux qui ont tué mon idéal. Ils ne sont pleins que de mensonges, de louanges hypocrites pour nous, d'articles navrants de bêtise et de mauvais goût. Et ils parlent au nom de la France... (Ils finiraient par vous faire haïr la France !) Et si parfois une lueur de vérité ou de bon              sens apparaît chez eux, vite la Censure efface. Les grands quotidiens nous ont dégoûtés de la guerre, qui est déjà assez dégoûtante par elle-même. Il ne reste plus qu'à la subir comme une affreuse maladie. Mais qu'on ne dise pas que nous la trouvons belle ! Ce qui est beau, c'est la vie, dans la paix, l'amour, et la liberté. Un jour viendra qui nous rendra ces biens, Mady. Je veux vivre pour ce jour-là. Mais je voudrais qu'il vienne assez vite pour que beaucoup d'autres qui l'attendent, l'atteignent.

Je vous embrasse H.F.

20 septembre 1916

Vous croyez que je ferai plus tard « des frais » pour vous ? Quelle étonnante naïveté est la vôtre ! Sommes-nous toujours au temps des cours d'amour ? Non. Quand nous nous sentirons l'un à l'autre nous n'aurons pas plus besoin de faire des frais l'un pour l'autre que chacun n'en ferait pour soi-même. À mesure que je vous sens entrer en moi j'ai moins envie de vous dire que je vous aime. « Au fait », il me semble qu'il y a fort longtemps que je ne l'ai dit. Mais pourquoi ressasser l'évidence ? La première fois qu'on monte en auto on se dit « Comme ça va vite ! », et la machine est à peine lancée. Et quand réellement ça commence à aller vite on ne s'en étonne plus, on en jouit sans y penser. Le bonheur est ainsi. Il ne faut pas qu'il soit trop conscient. Car on arriverait toujours à le juger tel qu'il est - imparfait.

Mais tel qu'il est - imparfait -, il est encore assez bon pour nous, puisque nous le sommes aussi. Ce qui nous déçoit, c'est que notre désir était sans limites. « Ainsi, dit le Faust de Goethe, mon désir tend à la jouissance, et dans la jouissance je regrette le désir. »

22 septembre

Pour moi, lorsque je songe à ce qui sortira de la guerre, cela n'est pas fait pour me consoler d'avoir à la subir. Je vois bien que c'est l'élite qui se fait massacrer, et je sens que la mort prématurée d'un grand artiste est un pire désastre qu'une bataille perdue. Quand nos mitrailleuses « donnent », je ne puis m'empêcher de penser que peut-être nos balles vont atteindre un Schumann là-bas... Mais faut-il croire ce qu'on nous dit de la fécondité de la mort et de la souffrance, et sortira-t-il du sol dévasté des moissons plus riches ? Les peuples ont-ils une sorte de vie personnelle, et la victoire est-elle pour eux un tonique capable de compenser le mal fait par une si abondante saignée ? On se demande ce qu'aurait été l'histoire de la France au siècle dernier si Napoléon s'était arrêté après Tilsitt. Ma philosophie de l'histoire est peut-être assez primitive, mais si j'étais Mme de Thèbes je prédirais une guerre de toute l'Europe occidentale (y compris les Boches) contre le slavisme, puis une guerre de toute l'Europe (y compris les Slaves) contre les Jaunes - etc. Ces grandes guerres de résistance seraient accompagnées de nombreux hors-d'œuvre, il y en aurait pour tous les goûts et de toutes les couleurs. Mais chaque pays garderait son caractère. La Géographie est plus forte que l'Histoire. Avec très peu de sang gaulois, nous sommes encore des Gaulois. Les Américains, Anglo-Boches, sont en train de devenir Peaux-Rouges. Le fanatisme arabe n'a pas eu de prise sur l'indolence malaise. Et moi-même je me sens devenu malais pour un bon quart.

Cependant on nous parle de la dernière des guerres. Celle-ci doit les rendre impossibles. Naïveté. Il y a trois ans, c'était l'armement à outrance qui les rendait impossibles.

(23 septembre ?)

Il paraît que nous ne sommes ici que pour cinq jours. Nouvelle désobligeante. Je suis si bien ici, dans mon trou ! J'ai à côté de moi mes quatre agents de liaison, petite troupe sous mes ordres, bien sages et ne demandant qu'à dormir quand ils rentrent. Leur voisinage n'est pas gênant. Ils m'apportent, le matin, jus et corniflot, et tout à l'heure l'un d'eux m'apportera peut-être une lettre de vous.

Ici je reprends conscience de moi-même. Comme paperasses je ne fais que ce qui me paraît indispensable, et on s'en contente. Il ne faut jamais faire du zèle avec le papier car plus on en fournit, plus on vous en demande. Et n'est-il pas plus utile de penser à quoi que ce soit que d'écrire « Néant » sur une feuille blanche ? J'aime les longues penseries de ces longs jours. Elles suffisent à rattraper un peu du temps que cette guerre fait perdre. Mais il faudrait que parfois une pensée étrangère fasse dériver l'esprit qui finit par tourner en rond sur soi-même. La surface de l'esprit seule est mobile, le fond demeure trop stagnant. Ceux qui savent remuer ce fond sont rares. Il ne faut pas craindre de troubler une eau qui paraît pure, car elle repose toujours sur des impuretés. C'est en brouillant tout qu'on clarifie.

A suivre…



24/07/2015
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