Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 2/ Août- Octobre 1915
Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.
Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015
Dimanche 15 août
Je suis arrivé hier soir, vers 10 h. Votre lettre m'avait devancé et m’attendait. J’ai été tout surpris et ému de vous retrouver ainsi à l’arrivée. Et ce matin, deuxième lettre. C'est comme mon congé qui se prolongerait en causeries à travers la distance. Je suis content. Je sens que vous êtes revenue à moi, non que vous ayez jamais été loin de moi, mais dans votre souffrance vous vous étiez tournée vers le passé et je ne voulais pas vous distraire de cette obsession cruelle et douce. Pourtant je faisais seul des rêves d'avenir pour nous deux, et dès mon arrivée à Musset[1], j'avais envie de vous les dire, et peur de vous faire mal en les disant. J'ai entrouvert les fenêtres qui donne sur la vie, et j'ai eu le bonheur de vous voir sourire à cette clarté qui revenait. Vous aviez besoin de cela. Vous en aviez tant besoin que tout de suite je vous ai sentie toute remuée et défaillante entre mes bras. Alors une volupté si forte a passé sur moi que j'ai été obligé de vous écarter un peu. Tu te souviens ? Ces caresses, après un an sans que rien de tendre ne m'ait effleuré, un an de solitude, de torpeur, et parfois d'angoisse, étaient un philtre trop violent pour mes sens. Et voici que je ferme les yeux maintenant, pour me rappeler cette minute aiguë et les instants qui l'ont suivie, leur douceur, leur langueur.
Mets sur mon front tes mains fraîches comme une eau pure,
Mets sur mes yeux tes mains douces comme des fleurs.
Ces vers me hantent maintenant quand je pense à vous, et il me semble que je ne désire de vous rien autre chose que cette protection de vos mains. Est-ce que vous ne m'avez laissé vous rappeler à la vie que pour pouvoir à votre tour me défendre contre la mort ? Sans vous, mon courage serait plus stoïque et moins confiant. Je tiens davantage à la vie, mais je crois surtout que je la tiens mieux. Ma vie a un sens plus profond. Mon espoir se sent plus fort que tous les dangers. Et l'exaltation qui vous inonde le cœur à l'heure du danger sera plus ardente aussi puisque ma vie a plus de prix. Par moments j'appelle ce danger de toute la force de mon âme, peut-être parce qu'auprès du grand mépris de la mort vous avez mis en moi un plus grand amour de la vie.
Je me demande s'il n'y a pas là un hideux raffinement de l'égoïsme. Cela en a l'apparence, mais ne suis-je pas comme invulnérable ? Alors j'ai l'envie de braver quelque chose de plus terrible parce qu'il me semble que je ne vous aimais pas encore assez pour avoir besoin de quelque bravoure.
23 septembre
On peut dire que le village n'existe plus Pas un mur qui ne soit éventré. Tous les civils sont partis depuis longtemps, abandonnant tout. Ce qu'il avait dans ce « tout » d'utilisable a été descendu dans les caves et sert à notre usage sans qu'on s'inquiète si cet usage est celui pour lequel les objets avaient été faits. Après la guerre, nous ne comprendrons plus pourquoi une soupière a le monopole de la soupe plutôt qu'un pot de chambre.
Notes (suite). Champagne. Lundi 4 octobre 1915
Midi. Trouvé une vieille petite édition du Dante ! Il y en avait donc un autre, parmi ces millions, qui lisait le Dante. Je veux espérer qu’il n’est pas mort, et je pense à cet inconnu avec affection. « Ainsi réunis, nous marchions aux lieux resplendissants, et nos pensées roulaient sur des mystères que ma langue ne peut arracher au secret des ombres. »
17 heures. Charivari inimaginable depuis deux heures. Ça gémit, aboie, hurle. Tous les chiens de l'enfer sont déchaînés. La terre a de grands frissons, on se sent comme pris à la gorge et les tripes vous remontent dans la poitrine. Et cela tombe à 500 mètres. Je n'ose imaginer ce que c'est pour les Boches qui sont dessous. il paraît qu'il y en a pour 24 heures sans arrêt.
Fait le tour de notre secteur, pour apprendre à m'y reconnaître la nuit. Il n’est pas grand, et il serait difficile de s'y perdre car il n'y a guère qu’une tranchée, d'ailleurs peu profonde. Devant nous, rien, pas un fil de fer. Mais les mitrailleuses sont très rapprochées. Entre nos lignes et celles des Boches, toute une batterie de 77 abandonnée par eux et qu’ils n’ont pas essayé de reprendre. Naturellement le terrain est parsemé de cadavres. C'est merveilleux d'avoir pu se poster si près d'une ligne fortifiée en avançant à découvert. II faut que les Boches soient terrifiés, ou manquent de cartouches, ou qu'il y ait un mot d'ordre, car on regarde par dessus la tranchée sans que jamais ils ne tirent. La séance continue. On dirait qu'une mitrailleuse envoie des obus.
A suivre…
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