14-18Hebdo

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Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 5/ Juin 1916

 

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Henri Fauconnier en 1914 et Madeleine Meslier

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photos communiquées par Bernard Godineau)


Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.

Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015

 

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Henri et Madeleine Fauconnier - Octobre 1915

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photo communiquée par Bernard Godineau)

 

Fin juin 1916

Mercredi. Le soir tombe, et l'attaque est pour demain à l'aube. Et je suis toujours dans mon bois. Je suis allé prendre les ordres du capitaine, au village, où la compagnie attend son tour. Il m'a donné des instructions, puis il m'a dit : « Vous, vous retournez au bois de C. » Je ne savais pas si je comprenais et j'étais horriblement partagé entre la joie de partir et l'envie de rester. C'est curieux : un soulagement de l'instinct et une révolte de la volonté. Il a vu cela, et il a ajouté : « Je n'ai pas besoin de vous, mais je vous ferai appeler s'il le faut. » Puis il m'a tendu la main comme le matin du 6 octobre en Champagne.

Évidemment, il a le droit de faire cela. Mais combien auraient eu cette pensée, en ce moment où la vie humaine compte si peu ! Je suis revenu ici avec l'impression d'être presque un déserteur. Je retrouve ceux de l'arrière, jouant aux cartes et riant, à quelques kilomètres de ceux qui vont se battre cette nuit. Mais même ici on ne peut arriver à s'imaginer que c'est vrai, c'est un peu comme à Musset, quand en pleine bataille de Verdun il me semblait que la guerre était finie. Il fait calme. Le canon s'est tu. Je viens d'accompagner jusqu'à la sortie du bois deux camarades qui vont là-bas, des agents de liaison. J'ai senti qu'ils étaient un peu soucieux, mais moins remués que moi. Rien n'est plus émouvant que d'être près d'une bataille sans y prendre part. Quand on est dedans, ce n'est plus qu'un spectacle. Aussi je comprends mieux que nos séparations soient surtout dures pour vous - vous qui ne pouvez que supposer ce qui se passe, sans arriver à l'imaginer.

Je ne suis pas dans l'humeur d'échanger des platitudes. Je m'en débarrasse par dix minutes de silence. Les gens trouvent le silence à deux encore plus insupportable que la solitude. Mais quel plaisir peuvent-ils avoir à émettre des constatations évidentes en escomptant une réponse affirmative, et à recevoir cette réponse ? Il leur vaudrait mieux penser ces choses tout seuls, car l'agrément de la conversation n'est que dans la surprise.

Dimanche.

Ta petite lettre qui m'arrive est grise comme tout le reste. Mon petit, je sens que tu souffres aussi et que les jours sont lourds à vivre. Mais serait-ce mieux si nous étions mariés, et arrachés l'un à l'autre ? L'idée d'un mariage entre deux trains me répugne affreusement, comme tout ce qui est entre deux trains, mais plus encore parce qu'un mariage est une chose qui ne doit pas être étouffée. Il me semble que ce serait une profanation. Non, je veux que notre nid soit où nous voudrons le faire, un nid d'aigles dans le libre espace, et pas une petite corbeille de fil de fer et d'ouate dans une cage à serins. Si je devais rester en cage toute ma vie, j'aime mieux y être seul, et en crever le plus tôt possible. Ne me reproche pas trop ce que je dis là. Je suis ainsi : je ne peux pas imaginer le bonheur dans la captivité, et je ne supporte la captivité que parce que je la crois temporaire et que je la sais volontaire. Mais si elle cessait d'être volontaire ce serait une torture que je ne pourrais plus endurer. Essayons de vouloir encore.

A suivre…



10/07/2015
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