14-18Hebdo

14-18Hebdo

Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 6/ Juillet 1916

 

Henri Fauconnier 1914 et Madeleine Meslier.jpg

Henri Fauconnier en 1914 et Madeleine Meslier

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photos communiquées par Bernard Godineau)

Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.

Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015

 

Henri et Madeleine Fauconnier octobre 1915  img015 CADRE.jpg

Henri et Madeleine Fauconnier - Octobre 1915

(archives personnelles de Roland Fauconnier - photo communiquée par Bernard Godineau) 

 

1-7-16. Après-midi

Mon fourrier, qui ne peut même plus travailler, traîne ça et là une âme dolente et des mains ballantes. C'est un homme étonnant que mon fourrier. Employé de banque, ayant vécu toute sa vie de comptable à Teteghem, qui est au centre du monde civilisé, il ne connaît qu'une joie, le travail, à la condition que ce soit un travail idiot. Quel brave type ! Il n'a que deux expressions pour traduire les mouvements de son âme. S'il est content, c'est : « Voilà l'trâvail ! » d'un ton péremptoire. S'il ne l'est pas, c'est : « C'est pas l'trâvail ! » avec des claquements de langue. Taille quelconque, figure quelconque, caractère quelconque, il n'a vraiment qu'une particularité qui se puisse remarquer : l'haleine fade. Soyons juste : il y a une chose en quoi il excelle, et surpasse tous les hommes que j'ai connus, même en France - l'amour sacré de la paperasse. Il s'appelle Carton.

Comme il fait bon ! Je mourrais sans rechigner pour la France si elle était toujours douce et bien parée comme maintenant. Mais trop souvent je la vois acariâtre et grimaçante. Hélas ! ce ne serait rien, sans la vermine. Bonsoir.

Lundi 10 juillet

Il y a des jours où les hommes me dégoûtent, et d'autres où je les aime assez. C'est moi qui change, et pas eux. Je crois qu'au fond je suis plutôt disposé à les aimer, mais à la condition de retourner à mon gré à ma solitude. Actuellement cette condition est irréalisable. C'est pourquoi je les exècre le plus souvent.

Mais s'il en est un dont je désirerais que le monde soit purgé, vous me dites « Ne dites pas cela ». Pourquoi, si je le pense ? « Ne le pensez pas », direz-vous. S'il ne faut pas le penser sous prétexte que la destinée est une chose mystérieuse, alors il ne faut jamais rien désirer ni rien espérer. Vous ne pouvez pas être certaine que la fin de la guerre serait un bien, vous ne devez donc pas la désirer. Que voulez-vous ? Je ne raisonne pas cela, mon instinct me persuade que l'existence de x est un fléau pour qui vaut plus que x, je supprime x ; x = o. Je suis persuadé que ce n'est pas un sentiment mauvais, mais un sentiment bon, parce qu'il tend à ce qui me paraît un bien.

Mais ce n'est pas x que j'accuse dans tout cela, ce sont nos mœurs stupidement hypocrites, nos idées chrétiennes de décence, qui faussent tout et nous font faire injure à la nature. Il y a des choses qu'on appelle communément contre nature alors qu'elles sont dans l'instinct. C'est contradictoire. Ce qui me paraît contre nature, c'est le mariage tel qu'il est généralement compris. On ne me fera pas croire qu'un tel mariage puisse être une chose sacrée. Alors le divorce devient une nécessité sociale, et deviendra si fréquent que l'Église finira par l'admettre. Mais où est la cause du divorce, ailleurs que dans le mariage ? dans le mystère qui entoure le mariage ? dans la loterie qu'on appelle mariage ?

15 juillet.

À propos des Anglais, j'ai eu, il n'y a pas longtemps, quelque petit espoir de voir notre ancien projet se réaliser. Mais c'est encore raté. On demandait un officier, ou sous-officier, connaissant parfaitement l'anglais et pouvant rédiger des rapports en anglais comme en français. Il fallait spécifier ses grades universitaires et sa profession avant la guerre. Mon « licencié en droit » et mon « Directeur de plantations en Malaisie anglaise depuis 1905 » faisaient un effet mirobolant, et le capitaine m'a dit « Cette fois, vous nous quittez, c'est couru ». Mais j'étais sceptique et n'ai pas voulu vous parler de cela. C'était trop bon. Le « Culte de l'incompétence » est une si vieille tradition en France. Surtout pas d'innovations ! Il est bon que les interprètes ne sachent pas l'anglais. Ça leur apprendra. Après tout, pour moi, ça m'est égal. Je suis assez conservateur moi aussi. Mais pour nous, je le désirais, car c'était certainement un poste hors de l'ordinaire puisqu'on demandait un gradé. Un gradé territorial. Exactement - trop exactement - ce qui me convenait. Mais tidapa. J'ai eu le plaisir d'espérer, et maintenant j'ai celui de grogner. Double avantage, et j’aurais mauvaise grâce à ne pas être satisfait.

18 juillet 1916

Pendant que vous êtes dans une ville, vous pourriez peut-être me trouver un ou deux bouquins que je voudrais avoir. Je sais qu'ils existent en édition à 1 franc. Il y a les « Cahiers du Capitaine Coi-guet » et les œuvres de Henri Heine (un Boche !!! Horreur... Mais ça me reposera des articles anti-boches qui sont vraiment trop bêtes. La guerre ne peut m'empêcher d'aimer Heine, Beethoven, Wagner, et d'autres).

Reprenons notre grave sujet. Nous ne l'épuiserons pas, car il faudrait un volume. Nous ne pouvons même pas en parler autrement qu'à mots couverts, à cause de cette « décence » dont je parlais et qui est tellement entrée en nous par notre éducation que tout en la déplorant je ne puis m'en dépêtrer. J'ai le sentiment que c'est une idée chrétienne, que son origine est dans le dessein d'humilier les instincts pour exalter l'âme, de mépriser et châtier tout ce qui est du corps pour atteindre au bien spirituel. (Ce n'est pas exclusivement chrétien, voyez les Fakirs.) Il me semble que ce qui est bon pour les grands hommes de l'esprit, les solitaires et les religieux, ne convient pas en général à l'humanité. Pour que le mariage ait un caractère sacré il faudrait d'abord que le corps soit considéré comme sacré, car on ne s'unit pas que par l'esprit. Mais on a eu honte du corps au point de faire de l'ignorance une vertu. On a confondu pudeur avec pureté. Je ne sais si c'est le christianisme qui a fait cela, ou une déviation du christianisme, mais il me semble que s'il y a eu déviation elle était logique. Et le résultat c'est que les mariages se font au « petit bonheur », ce qui est un grand malheur. La femme ne sait pas ce qu'elle fait et l'homme oublie que la femme ne sait pas. Ils sont excusables personnellement, on les a élevés dans l'artificiel. Mais quand je vois un exemple comme celui qui est à côté de nous, je ne puis m'empêcher de penser que le divorce serait la seule solution libératrice pour l'individu et utile pour la Société. Non que j'aime le divorce. Je n'ai jamais voulu vous en faire l'apologie. Je le prends pour un remède extrême, comme une amputation. Il me déplaît même tellement que ce que je reproche à nos mœurs, c'est d'amener des situations telles qu'il puisse devenir nécessaire. Amener n'est pas le mot. Disons multiplier.

A suivre…



17/07/2015
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 388 autres membres