14-18Hebdo

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Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 1/ Janvier-Juin 1915

 

Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.

Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015

24 janvier 1915

Enfin c'est la guerre, et s'il n'y avait aucun danger, ce ne serait plus intéressant. C'est même ce qui relève un peu le morne embêtement où l'on est plongé ici comme dans la vase. Car « l'œuvre magnifique » dont tu parles, on arriverait à oublier qu'on l'accomplit, tant elle s'entoure de besognes sordides. Tout cela, dans le souvenir, retrouvera sa grandeur, et nous arriverons peut-être à nous persuader, après coup, que nous avons été des héros.

25 janvier 1915 (A Hélène)

Une heure après, nous étions installés dans une des salles de classe, de l'école, celle de physique et chimie. Les murs étaient décorés de planches anatomiques, et dans la vitrine quelques fœtus flottaient dans quelques bocaux. Sur deux pupitres accolés, un alignement saisissant où alternaient des bougies, des bouteilles de vin blanc et des cartouches Lebel assises sur leur petit cul...ot et faisant la haie, pour parfaire l'effet décoratif. Au milieu, le pâté. Aux deux bouts, le dessert, oranges et madeleines. Dans un coin tout mystérieux d'ombre, on entend que le cuisinier fatigue une salade. Mais soudain il en sort, et ses mains portaient des assiettes ! Et dans ces assiettes étaient assises en rond, toutes larmoyantes et tremblantes, six belles petites Portugaises. Le reste va de soi. On oublie que là-bas, sur les sacs, des gamelles pleines de rata refroidissaient, et on termina sur un café plus corsé que le jus, et qui même était sucré...

21 mars, matin

J'ai renoncé hier soir à vous écrire. Votre longue lettre (qui faisait prévoir les fiançailles) avait remué en moi trop de choses. Et j'étais aussi fatigué de dix jours de tranchées et de bombardements. Ce matin je m'éveille après un long sommeil, l'âme reposée et limpide. Un soleil clair m'appelle au dehors. Il y a dans l'air des sons de cloches et des rumeurs humaines, toute la joie pacifique des dimanches d'autrefois. Le printemps s'est trompé d'un jour, ou il a voulu voler ce dimanche à l'hiver. Comme c'est bon ! c'est trop bon, et je suis encore « en peine de vous écrire ». Peut-être y a-t-il plus de joie pour moi ici que vous n'en avez trouvé à Bukit Kutu (station d’altitude proche de Rantau en Malaisie), puisque voici onze ans que je n'ai vu le printemps naître, et que je sors d'un sombre cauchemar. Je m'abandonne, sans penser que je suis encore un captif, à cette joie, à ce désir de vivre, au besoin de t'aimer. Et je songe que cette guerre me rendra peut-être un service au moment qu’il fallait, celui de rajeunir mes sens pour qu'ils vibrent mieux avec les vôtres. Voici des mois que je n'ai pas vécu, ou comme un animal qui souffre confusément, qui lutte pour garder sa place dans un monde qu’il ne comprend pas. Bête féroce qui veut tuer - bête domestique qui peut-être sera sacrifiée demain, mais ne demande à aujourd’hui que de lui apporter sa pâture. Pouvez-vous imaginer cette abjection ? L'attente, dans ces trous humides ou au fond des caves, pendant des jours entiers qui ne se distinguent pas des nuits, parmi des hommes maussades ou hostiles, ne parlant entre eux que le flamand, ce bâtard de l'allemand, - l'attente de combats qui ne venaient jamais, l'ennui et le dégoût de sa propre pensée. Qu'est-ce que la bravoure dans une bataille auprès du courage qu'il faut pour supporter cela ? Et ce n'était même pas du courage, ce n'était que de l’abrutissement.

13 juin (Notes d'Hébuterne, suite)

Nous sommes partis hier soir, et avons avancé de 3 km. Nuit agitée, réveils fréquents, et chaque fois c'est pour entendre le bruit extraordinaire de cette artillerie, comme un long roulement de tambour. Ce matin, au réveil, conversation animée sur les chances qu'on a de s'en tirer si on va à l'attaque. L'opinion qui semble prévaloir est que les chances sont à peu près égales entre la vie sauve, la blessure, et la mort, par tiers. Pourtant on est gai et on trouve même l'occasion de s'engueuler parfois copieusement pour le moindre motif. On voit des bougres qui semblent prêts à s'entre-tuer et qui, demain, donneront leur vie l'un pour l'autre.

Causé avec un blessé légèrement atteint, mais à moitié abruti, comme tous ceux qui reviennent des tranchées. Il dit que le bombardement est épouvantable par le nombre et le poids des projectiles, mais que nous donnons plus de deux coups pour un. Quand il se produit quelques minutes d'accalmie, on entend monter des tranchées boches un long cri de douleur. Leur artillerie fait des tirs de barrage pour essayer de nous retenir, mais leur infanterie ne se défend plus. Il n'y a plus de fusillade, plus de blessures dues à des balles. Et quand on arrive près de leurs tranchées, beaucoup en sortent, et courent à nous, les bras levés, comme des fous.

C'est une guerre d'apaches. On a distribué à tous les soldats des haches et des couteaux à crans d'arrêt. La baïonnette ne sert qu'une fois. Elle est trop encombrante. On la laisse dans le corps de l'adversaire et on va fendant les têtes ou coupant les gorges. Je n'ai jamais été aussi content d'être mitrailleur que depuis que je vois de quel genre de travail cela m'exempte.

16 juin. Notes

Ici c'est de nouveau le repos. Cette bataille qui vient de finir semble oubliée déjà. On comprend que ce n'était qu'une diversion. Mais quand aurons-nous la vraie bataille qui doit nous délivrer ? II est amer de voir souffrir et mourir ces pauvres gens pour un résultat dont la portée nous échappe. Mais ils comptent pour si peu ! Ce sont des matricules qu'on biffe d'une liste. Certains de leurs camarades penseront à eux une fois ou deux à l'heure où l'on remplit les gamelles, ou en se partageant leur paille.

A suivre...



12/06/2015
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