Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 3/22 - Février 1915
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
1er février (1915)
J’ai été interrompu avant-hier par une tuile plus monstrueuse encore. Le 29 au matin l’infanterie dans les tranchées a demandé à l’artillerie de tirer sur la tranchée ennemie qui est en face. Ce tir a été aussitôt exécuté, moins de trois minutes après. Or voilà que le 30 au soir on me fait connaître que j’ai tiré dans la tranchée française. C’est une absurdité car je tire depuis quatre mois sur cette même tranchée allemande située à plus de 300 mètres au-delà des nôtres, j’ai vérifié plusieurs fois le réglage et il n’a pas varié : chaque fois qu’une menace nous venait de cette tranchée quelques obus l’ont arrêté net… Bref on m’accuse d’avoir, par négligence, envoyé 4 obus dans la tranchée française et on m’eng… comme si c’était un fait établi et indiscutable. On ne reçoit pas un soufflet de ce genre sans quelque émotion. La batterie était seule à avoir tiré à cette heure, ce ne pouvait être qu’elle… sauf si c’était une batterie ennemie, et il est curieux et triste de constater qu’on a songé d’abord à m’accuser avant de penser à l’ennemi. Le 30 et le 31, je suis allé à Lihu. J’ai fait tirer ma batterie hier, puis ce matin. Hier, mon coup à peine tiré a été suivi d’un obus allemand tombé à 20 mètres de moi : il a succédé si vite à mon obus qu’un doute cruel a traversé mon esprit. Mais quelques heures après j’étais sûr que c’était un obus ennemi. On me disait que la pièce de 77 était revenue au point où elle était précédemment, qu’elle avait tiré la veille quatre coups. Bref ce matin, la prenant sous mon feu je pus régler le tir sans que « mes » obus tombassent dans la tranchée française, et ce nouveau réglage fut une vérification de mes tirs antérieurs. J’ai écrit tout à l’heure au Colonel pour lui en rendre compte et pour demander qu’on tâche de nous réhabiliter aux yeux de l’infanterie, et que l’on mette fin à cette inqualifiable suspicion. Lui aussi, je l’espère, dans un ordre spécial voudra bien détruire l’effet désastreux de son ordre du 30 janvier 1915.
J’ai reçu une lettre de l’Institut de France. Il y est question de mon travail en termes un peu vagues, là aussi l’étude en a été un peu distraite et superficielle. Cependant ils estiment qu’il y a lieu ou plutôt qu’il n’y a aucun inconvénient à attirer sur cette idée l’attention du public que ces questions intéressent et ils me proposent une insertion dans les Comptes rendus de l’Institut. J’en suis très flatté. Je vais préparer le résumé de cette étude, je la leur enverrai, mais je demanderai qu’on ne le publie pas dans le cas où ce compte rendu serait lu à l’étranger, en Allemagne en particulier. Peut-être comprendront-ils enfin !
5 février 1915
J’ai travaillé hier toute la journée et avant-hier ma réponse à la lettre de l’Académie des sciences.
« Vous avez bien voulu, Monsieur, me proposer l’insertion dans les Comptes rendus de l’Académie d’une note résumant le travail que j’ai eu l’honneur de vous soumettre. Je ne puis vous dire combien je suis flatté d’une telle proposition.
Oserai-je cependant vous dire, au risque de paraître lui attribuer une importance qu’il ne mérite pas, qu’il serait préférable peut-être de n’en rien publier avant de s’être rendu compte, en ce qui concerne l’aviation, du parti qu’on en pourrait tirer et du temps nécessaire à cette mise au point. Si j’avais su persuader la Section technique de l’Aviation militaire depuis près d’un an nous serions fixés et il n’y aurait plus d’inconvénient à faire cette publication.
Bien des choses en effet sont fort discutables dans mon travail, mais toutes elles sont les conséquences plus ou moins immédiates du principe posé au début et qui domine l’ensemble. Or ce principe paraît exact tant par le raisonnement suivi pour l’établir que par les vérifications données par notre observation. Il n’est point spécial à l’aviation et aux corps soumis à la pesanteur mais il intéresse toute la dynamique des gaz et des liquides. Grâce à lui nous expliquons des phénomènes restés obscurs. Nous découvrons la cause de l’incohérence apparente des lois de la résistance de l’air, toutes les expériences étant entachées d’erreur, celle des pertes de charge dans les conduites d’eau, l’extraordinaire limpidité de la veine liquide sortant d’un tube de caoutchouc.
Nous comprenons pourquoi la femme préfère un éventail en plumes légères et le rameur un aviron flexible, pourquoi les mouvements lents et moelleux du nageur exercé valent mieux que les effort saccadés du débutant. Nous expliquons la stabilité du cerf-volant que construit un enfant, sans règles bien rigoureuses, léger et souple, la difficulté qu’il a à le lancer parce que sa main est trop ferme, la chute du cerf-volant si le câble trop léger se tend.
Nous ne nous étonnons plus de certains gestes des planeurs, de la vibration de l’aile du goéland, du balancement de la mouette, du mouvement elliptique du bras de l’oiseau ou du mouvement en huit (¥) de celui de la libellule. Tout découle du principe de la liaison élastique qui est l’intermédiaire nécessaire entre un corps matériel et un fluide en mouvement relatif pour éviter la déformation du fluide.
Cette étude se présente donc comme une porte entrouverte sur des phénomènes peu connus et mal interprétés par des formules empiriques. A la faveur de cette demi-lumière nous voyons que toutes les surfaces « nuisibles » doivent être rigides et solidaires de la masse, les surfaces « utiles » au contraire n’effectuer leur travail que par l’intermédiaire d’une liaison élastique. Nous entrevoyons une amélioration possible aux turbines, aux hélices, aux gouvernails, et nous imaginons enfin cet outil incomparable, l’aérien muni d’une suspension élastique d’un intérêt si immédiat pour la guerre d’aujourd’hui ou la paix de demain.
Sa forme est celle des appareils que nous connaissons, il a le même moteur mais il n’en gaspille pas la force à bouleverser sa route en luttant contre l’enlisement. Ses armes sont plus puissantes, son rayon d’action plus étendu. Son aspect impressionne car ses ailes constamment mobiles paraissent vivantes, il varie sa vitesse en les inclinant. Il est stable, mobile, monte en un bond à une grande hauteur en dépensant sa force vive. Il évolue avec l’extraordinaire aisance des oiseaux car il est, comme eux, doté de ce « cerveau mécanique » qu’entrevoyait Langley.
Il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans les chocs de deux corps matériels il y a toujours perte d’énergie sauf s’ils sont élastiques. Si quelque chose d’analogue se produisait dans le contact prolongé de l’air et d’un solide élastique, l’atmosphère serait non seulement la plus étendue mais aussi la plus économique de toutes les routes.
Enfin que l’on ne s’exagère pas la difficulté de cette transformation, la stabilité du cerf-volant construit tant bien que mal par un enfant est de nature à nous donner confiance, et c’est une preuve que le problème est bien loin d’être aussi délicat que celui qu’ont résolu les ingénieurs et les pilotes depuis dix années. Quelques expériences, quelques essais, quelques semaines suffiront à ces nouveaux aériens pour prendre l’air et s’imposer.
En vous renouvelant mes remerciements, Monsieur, veuillez agréer l’assurance de mes sentiments très respectueux ».
7 février (1915)
Je n’ai pas encore terminé ma lettre, celle que je veux envoyer est conforme à ce qui précède. J’hésite à ajouter la phrase suivante : « Les fluides sont des capricieux qu’il faut brusquer pour qu’ils cèdent et caresser pour qu’ils résistent. Nous voulons qu’ils résistent et nous les avons toujours brusqués, caressons-les au contraire ».
Décidément cette lettre n’est pas claire, il faudra que je la recommence.
Capitaine Martineau-Lagarde, Parc d’Aérostation - Chalons Meudon
Louis Breguet, Atelier d’aviation, Vélizy-Villacoublay (S. et O.)
Capitaines Massol - Frère - Gignoux - Lieutenant Mandinaud
Le Besnerais, ingénieur gal de la Marine, Ministère
Mr Maréchal, Ing. en chef du Mat. et de la Traction - PLM 20 bd Diderot
Mr Blériot, Ingénieur aviateur - Levallois-Perret
Mr Lioré, Mon Morane-Saulnier
9 février (1915)
Je recommence ma lettre.
« Vous avez bien voulu, Monsieur, me proposer l’insertion dans les Comptes rendus de l’Académie d’une note résumant le travail que j’ai eu l’honneur de vous soumettre relatif à la suspension élastique des aériens. Je ne puis vous dire combien je suis flatté d’une telle proposition.
Oserai-je cependant, au risque de paraître attribuer à cette théorie une importance qu’elle ne mériterait pas, dire qu’il serait peut-être préférable de ne la point publier avant de s’être rendu compte du parti qu’on en pourrait tirer. Si j’avais su persuader la Section technique de l’Aviation militaire depuis plusieurs mois nous serions fixés.
Cette étude contient quelques inexactitudes que je ne soutiendrai plus. Bien des choses aussi sont discutables, mais elles sont les conséquences plus ou moins immédiates du principe posé au début. Or ce principe peut se généraliser facilement et au lieu de dire : « L’aéroplane doit être suspendu élastiquement même en air calme », nous pouvons par un raisonnement analogue conclure : « Une liaison élastique est l’intermédiaire nécessaire entre une masse et un fluide en mouvement relatif pour éviter la déformation du fluide ».
Présenté sous cette forme générale nous allons en rencontrer plusieurs vérifications.
L’incohérence des lois de la résistance de l’air ne nous étonne plus, puisque toutes les expériences se trouvent entachées d’erreur.
Nous comprenons l’extraordinaire limpidité de la veine liquide sortant d’un tube de caoutchouc, nous expliquons la perte de charge dans une conduite. Nous concevons que les variations du fluide n’étant plus à chaque instant équilibrées par une force élastique opposée, il puisse réagir sur la surface et y déterminer un mouvement résultant vibratoire (vibration d’une conduite, vibrations sonores, vagues de la mer, glouglou de la carafe)…
… Nous comprenons pourquoi la femme préfère un éventail de plumes légères qui transmet mieux la force, et le rameur un aviron flexible, pourquoi les mouvements lents et moelleux du nageur exercé valent mieux que les efforts contractés du débutant.
Nous expliquons la stabilité du cerf-volant construit sans règles bien rigoureuses, léger et souple, la difficulté qu’on a à le lancer, parce que la main est trop dure, sa chute si le câble trop léger se tend.
Nous sommes enfin amenés à une théorie du vol des oiseaux qui explique tout à la fois leur stabilité, leurs mouvements analysés par Marey (oiseaux et insectes) et englobe dans une même loi le vol plané et le vol avec battements, l’aéroplane et l’orthoptère, alors qu’aucune théorie n’avait pu donner de tous ces faits une explication simple ni plausible.
Cette étude se présente donc comme une porte entrouverte sur des phénomènes peu connus et mal interprétés par des formules empiriques. A la faveur de cette demi-lumière nous voyons que toutes les surfaces « nuisibles » doivent être rigides et solidaires de la masse, les surfaces « utiles » au contraire n’effectuer leur travail que par l’intermédiaire d’une liaison élastique de période déterminée. Nous entrevoyons une amélioration possible aux turbines, aux hélices, aux gouvernails, aux surfaces portantes des aéroplanes ou des hydroplanes.
Nous imaginons alors cet outil incomparable, l’aérien muni d’une suspension élastique d’un intérêt si immédiat pour la guerre d’aujourd’hui ou la paix de demain.
Sa forme est celle des appareils que nous connaissons, il a le même moteur, mais il n’en gaspille pas la force à bouleverser l’air en luttant contre l’enlisement. Ses armes sont plus puissantes, son rayon d’action plus étendu. Son aspect étonne car ses ailes constamment mobiles paraissent vivantes, il varie sa vitesse en les inclinant. Il est stable, monte en un bond à une grande hauteur en dépensant sa force vive. Il évolue avec l’extraordinaire aisance des oiseaux car il est, comme eux, doté de ce « cerveau mécanique » qu’entrevoyait Langley.
Que l’on ne s’exagère pas la difficulté de cette transformation, la stabilité du cerf-volant construit tant bien que mal par un enfant est de nature à nous donner confiance, et c’est une preuve que le problème est bien loin d’être aussi délicat que celui résolu depuis dix années par les ingénieurs et les pilotes. Quelques expériences préalables, quelques essais, quelques semaines suffiront à ces nouveaux aériens pour prendre l’air et s’imposer.
Les appareils actuels, dangereux, coûteux paraissent à l’aviation militaire avoir atteint la suprême perfection et lui « donnent entière satisfaction ». Nos enfants s’étonneront de cet aveuglement. Ils resteront stupéfaits d’apprendre qu’en 1915 l’homme aurait instinctivement utilisé un éventail souple et léger pour éteindre une bougie à trois mètres et qu’il soit resté invinciblement réfractaire à l’idée de la suspension élastique de l’aérien, méprisant ici ce qu’il préférait là : l’entrée en jeu, par les forces élastiques, d’un plus grand nombre de molécules, d’une masse d’air plus considérable.
Si j’ai réussi, Monsieur, à vous inspirer quelque intérêt, oserai-je espérer que vous me le ferez savoir à titre officieux, ce témoignage me serait très précieux.
Je vous serais reconnaissant aussi de vouloir bien annexer à mon mémoire cette lettre écrite dans la tranchée entre deux tirs dirigés contre ces barbares qu’il faudrait tourner par la voie des airs puisque la terre est trop petite pour que l’on puisse menacer leur flanc.
Veuillez… ».
10 février (1915)
Enfin ça y est, mais elle a été pénible. Elle part à l’instant même et, comme pour un précieux document, j’ai fait appeler le vaguemestre et il l’a portée directement à la poste pour la recommander. Les arguments que je viens d’exposer dans cette lettre étaient en désordre dans mon esprit, ils étaient mêlés à mille autres phénomènes qui ne touchaient que de loin à cette question. C’est vraiment un dur travail que de discerner dans le tas les idées bonnes de celles qui ne valent rien, il m’a fallu cinq jours d’une attention continuelle dans mon idée fixe, presque indifférent à toutes les questions de service qui s’agitaient autour de moi. Par exemple, si je n’arrive pas à persuader l’Académie des sciences, j’aurai encore la ressource d’écrire, oh avec beaucoup de dignité, à l’Aviation militaire. C’est une manière d’entretenir et de soigner ma maladie.
13 février 1915
Ma conviction se fait plus ferme et plus calme. Depuis que j’ai écrit cette lettre il me semble qu’elle persuadera ceux auxquels elle est adressée. Je compte sans doute trop sur l’intelligence des hommes et ne donne pas à la routine, à la paresse, aux idées toutes faites l’importance prépondérante qu’elles occupent chez les esprits les plus cultivés. Qu’en résultera-t-il ? Je pourrais tenter dès maintenant une nouvelle démarche. On ne pourrait pas me refuser une deuxième fois cette conversation qui m’a été refusée d’une manière si ridicule une première. Mais ce délégué qui arrivera avec des idées toutes faites, avec l’impression peut-être qu’il a affaire à un gêneur importun, aura-t-il suffisamment de volonté pour me suivre dans mes élucubrations, de liberté d’esprit pour discuter sans parti pris ?
18 février 1915
Je croyais naïvement que ma réponse à l’accusation de tirer sur les nôtres aurait convaincu le Colonel et le Général, il n’en est rien. Un nouveau tir intense a été fait sur les tranchées ennemies, et un rapport a été aussitôt fait contre moi déclarant que mes coups tombaient dans la tranchée française, et l’on m’impute la mort de deux de nos soldats. J’ai déclaré par écrit que je prenais l’entière responsabilité du tir de ma première pièce et celle des propos un peu vifs de mon observateur disant qu’il interprétait ma propre pensée. Quant à une nouvelle justification je me refuse d’une manière catégorique à la tenter. Je ne sais comment le Colonel acceptera la chose.
19 février 1915
Le Chef d’escadron n’a pas osé transmettre ma lettre, cela a été hier soir l’occasion d’une scène presque violente avec le Commandant. J’ai déclaré que le Colonel m’avait gravement offensé en ajoutant foi à ce rapport et disant que ce tir mal réglé avait besoin d’être mieux observé et que j’attendais ses excuses jusqu’à ce soir : je ne sais s’il aura reçu ma lettre.
En attendant je m’occupe de différentes questions concernant ma batterie, d’une plainte en conseil de guerre pour pillage, de rectifications de comptes du 3ème et du 4e trimestre… Enfin je songe à faire une expérience pour enlever un poids sérieux avec une voile et vérifier la stabilité : je me suis procuré du caoutchouc, de la toile et des baleines de parapluie. Hier matin mon ordonnance m’a amené mon cheval à 1 heure, je voulais aller vérifier le service des téléphonistes. J’étais à peine en selle que je lui ai demandé de me trouver un vieux parapluie et de m’acheter de la toile. Il faisait nuit noire, mais j’ai deviné combien ma demande avait bouleversé son esprit.
22 février (1915)
J’ai un vieux parapluie et même deux, et je crois avoir, depuis lors, un peu baissé dans l’admiration de mon ordonnance… Si encore ils étaient neufs… non tout ce qu’il y a de plus vieux et de plus dépenaillé, ce qui reste d’un parapluie retourné deux ou trois fois par le vent et écrasé par une voiture, quelque chose de lamentable. Il cherche évidemment à quoi peut bien servir un si vieux parapluie, et quelles idées saugrenues germent dans l’esprit de son capitaine.
Je n’ai encore rien commencé concernant ces expériences. Je suis persuadé qu’elles réussiront, mais j’ai peur de rencontrer des difficultés que je n’ai pas prévues, et puis aussi je n’ai pas beaucoup de temps. Mon intention, un jour qu’il y aura du vent, est d’équilibrer un cerf-volant pour qu’il quitte terre tout juste et de comparer les poids enlevés avec un rigide et un élastique. Cela donnera en principe le rapport des deux coefficients de résistance de l’air. En outre je pourrai constater la stabilité. J’aimerais pouvoir donner des résultats d’expérience. Aussitôt après, j’écrirai de nouveau à l’Aviation militaire :
« L’Académie des sciences veut bien considérer comme intéressante la question de la suspension élastique et me propose de lui faire parvenir un résumé de mon étude pour l’insérer dans les Comptes rendus de l’Académie. Je désirerais ne point en faire la publication avant que la Section technique ait envisagé sérieusement ce problème qui me paraît présenter le plus haut intérêt. D’ailleurs les quelques expériences auxquelles j’ai pu procéder sur le front m’ont permis de constater… C’est pourquoi j’ai l’honneur de vous renouveler ma demande d’un entretien avec un membre de la Section technique, demande que vous avez cru devoir rejeter au commencement de décembre. »
Le lieutenant Fond a parlé de tout cela à son père, sans doute avec beaucoup d’assurance, car celui-ci a écrit à ce sujet au Ministre ou à je ne sais qui, et il paraîtrait qu’on va me faire appeler à Paris pour cela. « On l’appellera prochainement s’il n’y est déjà ». Je suis extrêmement flatté de l’intérêt que veut bien me porter Mr Fond, mais j’avoue ne pas aimer ces moyens détournés. Je préfèrerais de beaucoup arriver par un procédé régulier et par ma seule force.
24 février (1915)
Une lettre de Superga[1] ! C’est une grande joie pour moi, sœur Gothe est si tendre et nous aime tant. Sa lettre hier m’a particulièrement touché. Elle ne parle que d’aviation du commencement à la fin, parce que Maman lui a dit que je m’en occupais et qu’elle lui a recommandé de prier pour moi et mon œuvre. Elle s’en acquitte, ma chère sœur, avec un bel enthousiasme et me recommande de mettre mes travaux sous la protection de Dieu, de lui rapporter tout ce que mon intelligence m’a permis de comprendre, deviner, coordonner. C’était bien mon intention, mais personne encore n’ayant voulu attacher de l’importance à ces idées ne m’en avait parlé sérieusement. Par affection pour moi, ma chère petite sœur est aussi convaincue que moi, même sans savoir de quoi, et son exhortation pieuse est d’autant plus opportune que j’avais un peu l’idée, si mes projets donnaient ce que j’en attends, d’en tirer l’occasion de quelque manifestation religieuse, allant même jusqu’à prévoir pour les trois premiers St Jorioz qui prendraient l’air les noms de « Foi », « Espérance », « Charité ». Mais sont-ce bien là des noms d’aériens de combat, il serait préférable de prendre peut-être pour la guerre les noms de Ste Clotilde, Ste Geneviève, St Louis, Jeanne d’Arc et d’autres que l’Histoire de France nous pourrait inspirer.
Combien me voilà loin de la réalité, ces appareils n’existent encore que dans ma pensée, et voilà que je leur donne des noms, et que je songe aux manœuvres des grandes flottes que je m’imagine, discutant les formations, prévoyant des signaux, des commandements… Je deviens un peu détraqué. Parfois je me le demande et, comme je ne suis pas très sûr de la réponse, j’ai écrit un mot à oncle Louis pour avoir son opinion. Il a dû s’en former une après la lecture de ma dernière lettre qui a dû lui paraître un peu étrange…
Pourtant mon raisonnement est juste, Piet, Ducruy, Lamy, pour ne citer que ceux-là, m’ont posé quelques objections et se sont finalement ralliés à mes idées. Ils ont écouté mes paroles mais n’auraient pas eu la patience de me lire. Or les preuves qui sont à notre portée sont si rares dans cet ordre d’idées qu’il est difficile d’en tirer des conclusions très convaincantes. Il me semble que cette théorie, en se vérifiant par l’expérience, va donner à l’aviation un énorme développement. Il n’y manquait que la suspension élastique qui donnera la stabilité et l’économie. Cette même théorie aura aussi son application dans la construction des hélices aériennes ou marines, dans les turbines à gaz ou dans les turbines hydrauliques. Cette conception méritera le nom de découverte, ce sera peut-être l’une des plus importantes et cette pensée me remplit de confusion et d’orgueil tour à tour. Qu’ai-je fait pour mériter cet honneur ?
A suivre… 4/22 - Mars 1915
[1] Colline à l’est de Turin (cf. Wikipedia)
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