14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 7 - Fin avril 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

 

19 avril (1915)

On nous distribue des cartes de la région du Nord et de la Belgique, souhaitons que nous aurons bientôt l’occasion de nous en servir. L’armée anglaise sera bientôt sur pied, elle n’occupe encore qu’un front de 50 kilomètres, tandis que nous en couvrons 750. Comment se fera cette offensive si impatiemment attendue et qui rejettera chez eux tous ces barbares, nous ne pouvons pas l’imaginer. Par une comparaison avec toutes les violentes attaques allemandes sur l’Yser, ou les nôtres en Champagne, dans l’Argonne ou aux Eparges, cette offensive générale nous coûtera très cher, moins cher cependant si nous avons beaucoup de munitions, mais les avons-nous, en aurons-nous suffisamment. Et ainsi petit à petit nous arrivons à nous persuader que la guerre durera longtemps, plus longtemps que nous n’avions pensé et qu’il sera difficile de rejeter l’ennemi dans ses frontières.

 

Le bruit court que les permissions sont suspendues, cela tranche la question en ce qui me concerne.

 

20 avril (1915)

J’envoie au M.d.L. Grand sa médaille militaire, il a été blessé assez grièvement au col de Hantz en Alsace, et fait prisonnier à Moyenmoutier le lendemain. Emmené en Allemagne il y a été bien soigné et se trouve guéri maintenant. Il n’a appris que récemment qu’il avait reçu la médaille militaire, il m’en remercie par une carte postale, mais comme il nous est formellement interdit d’écrire aux prisonniers c’est à sa femme que j’écris et c’est elle que je charge de lui faire parvenir sa décoration.

 

Je me plonge depuis deux jours dans la lecture de Lucrèce, de temps en temps je me reporte au texte latin rassemblant le peu qui me reste de mes études classiques. Quel ouvrage extraordinaire que ce traité de physique et de philosophie écrit par un poète habile. Il est surprenant de voir qu’en deux mille ans l’homme n’a pas fait des progrès plus considérables, et que les mêmes problèmes « de natura rerum » restent posés aujourd’hui comme ils l’étaient déjà pour Lucrèce, sans que cette longue période de réflexion et de travail ait permis d’en donner la solution.

 

28 avril (1915)

Mon enthousiasme pour Lucrèce s’est un peu refroidi, je reste étonné qu’un sujet philosophique ait pu inspirer un poète. Je conserve une grande admiration pour lui, plus réservée sur certains points, plus complète sur d’autres, les théories actuelles sur les atomes et les molécules ressemblent beaucoup à celle qu’il émettait lui-même, et les philosophes matérialistes actuels qui nient l’immortalité de l’âme ne font que renouveler les enseignements de Lucrèce.

 

Je reçois ce soir sans aucun déplaisir, mais avec un certain étonnement, la réponse de l’Aviation militaire. Je la recopie car elle ne m’est envoyée qu’en communication.

 

« 23 avril 1915 - Le Ministre de la Guerre à Mr le Général en chef (aéronautique)

  

Par une lettre en date du 25 mars 1915 transmise par vos soins sous le n° 1601, le capitaine Favre de la 3e batterie du 2e régiment d’artillerie propose de suspendre la nacelle d’un avion sous les ailes par l’intermédiaire d’une liaison élastique et de faire agir l’hélice sur un ressort de traction.

  

J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’après l’examen de la question par le service compétent de mon département, il a été reconnu que le problème posé par le capitaine Favre était un des plus anciens de l’aviation.

  

Après avoir fait l’objet de nombreuses expériences, on a dû renoncer d’une façon complète à de pareils dispositifs.

  

Je vous serais très obligé de vouloir faire porter ces conclusions à la connaissance du capitaine Favre ».

  

Je suis étonné de recevoir cette lettre avec une pareille indifférence, après l’avoir attendue si longtemps et l’avoir espérée différente. Il faut que je l’émarge et je veux y ajouter quelques mots, par exemple :

  

« Le capitaine Favre avait espéré, par des théories qu’il a eu le regret de ne point voir discuter, contribuer à faire sortir l’aviation de l’empirisme et de l’incohérence où elle se débat. Les expériences qui ont fait renoncer d’une façon complète à de pareils dispositifs ont échoué parce qu’elles étaient mal faites. Il regrette de s’être mal expliqué en hébreu. Le problème soulevé par le capitaine Favre est peut-être des plus anciens, mais il n’avait pas encore été étudié d’une façon aussi complète… Le service compétent est intitulé Section technique de l’Aviation militaire, mais il n’a de technique que le nom et de compétence que celle qu’on lui suppose.

  

Si la Section technique avait bien voulu suivre mes explications elle aurait compris en quoi consiste le problème que j’ai tenté de lui exposer. Elle aurait saisi sans peine les défectuosités de tous les dispositifs essayés jusqu’à ce jour et aurait expliqué leurs échecs. Elle aurait compris qu’en ne respectant pas les lois d’élasticité moléculaires des fluides on rencontre des faits décevants, on nage dans l’incohérence et l’empirisme. Elle aurait pu le comprendre mais elle ne l’a pas voulu.

 

Si la Section technique avait bien voulu suivre mes explications, elle aurait compris le problème que je me suis posé. Elle aurait découvert dans ces théories tout au moins une parcelle de vérité, car elles se vérifient en trop de points pour être complètement inexactes. Elle aurait aperçu aussitôt les défectuosités des dispositifs essayés jusqu’ici et les causes de leurs échecs. Elle serait moins affirmative sur la perfection des appareils actuels et déclarerait comme je le fais que ce sont des appareils tout à fait primitifs. Elle comprendrait enfin que je souhaitais contribuer à sortir l’aviation de l’incohérence et de l’empirisme où elle se débat. Mais elle n’a pas voulu. Technique est un mot. Compétence un sacrement.

 

Si la Section technique avait bien voulu suivre mes explications, elle aurait compris le problème que je pose et aurait accordé quelque intérêt à des théories vérifiées en trop de points pour ne point contenir un peu de vérité. Elle se serait persuadé qu’il faut respecter les lois d’élasticité moléculaires des fluides pour sortir l’aviation de l’incohérence et de l’empirisme où elle se débat et ne s’étonnerait plus des échecs de dispositifs essayés dont elle aurait vu les défauts. Mais tu ne l’as pas voulu, oh technique et compétente Section !

 

Si tu avais voulu, oh très respectée Section technique, suivre mes explications et les discuter, tu aurais compris le problème que je pose et tu aurais accordé quelque intérêt à des théories vérifiées en trop de points pour ne point contenir un peu de vérité. Tu te serais persuadé qu’il faut respecter l’élasticité moléculaire du fluide pour sortir l’homme de l’incohérence et de l’empirisme où il se débat, et tu cesserais de t’étonner des échecs de dispositifs dont les défauts te sauteraient aux yeux ou de condamner celui auquel tu n’as jeté qu’un regard sévère. Pourquoi n’as-tu pas voulu, oh technique et compétente ? et très respectée. »

  

Cette dernière rédaction me paraît assez satisfaisante, elle est courte, nette, d’une originalité empruntée à de vieux souvenirs classiques. Oserai-je l’écrire au bas d’un papier officiel.

  

Dernière rédaction.

  

« Si tu avais bien voulu, oh très respectée Section technique, suivre mes explications et les discuter, tu aurais pénétré ma pensée et aurais accordé quelque intérêt à une théorie vérifiée en trop de points pour ne pas contenir une part de vérité. Tu te serais persuadé qu’il faut respecter l’élasticité moléculaire du fluide pour éviter l’incohérence et l’empirisme où ta raison se débat, et tu cesserais de tirer argument des échecs d’appareils dont les défauts te crèveraient les yeux pour condamner celui auquel tu n’as jeté qu’un regard sévère.

  

Mais pourquoi n’as-tu pas voulu, oh technique, compétente et si respectée ! »

  

30 avril (1915)

Cette rédaction enjouée n’est pas suffisamment correcte, je n’en sortirai pas. En outre elle est trop longue pour figurer dans la petite place laissée libre au bas du papier, à la suite de tous les avis de transmission de l’échelle hiérarchique. Il faut que je l’écrive sous forme de note.

   

« Si le service compétent de l’aviation avait bien voulu écouter mes explications et les discuter sérieusement il aurait pénétré ma pensée et n’aurait pu se défendre d’accorder quelque intérêt à une théorie nouvelle, vérifiée en tant de points pour ne pas contenir quelques parcelles de vérité. Il n’aurait pas vu dans mon travail une invention, mais l’énoncé d’un principe applicable aux véhicules qui se déplacent dans un fluide et réalisé chez les êtres animés qui l’habitent. Il se serait persuadé qu’il faut en respecter l’élasticité moléculaire pour ne pas le déformer et pour sortir notre raison de l’empirisme et de l’incohérence où elle se débat. Il ne tirerait pas argument des essais infructueux d’appareils dont les défauts lui paraîtraient évidents, pour condamner sans réflexion des expériences rationnelles. »

  

Encore trop long, ni suffisamment clair.

  

« Si le service compétent avait bien voulu faire de mon travail une étude sérieuse et le discuter, il aurait vu moins une « invention » que l’énoncé d’un principe qui intéresse toute la dynamique des fluides, cette théorie se vérifie en trop de points particuliers pour ne pas contenir quelques parcelles de vérité. Elle permettrait de substituer une méthode exacte à l’empirisme qui déconcerte actuellement notre raison. L’échec des essais d’élasticité auxquels il fait allusion ne l’étonnerait plus car il en verrait les causes et il n’en serait pas tenté d’en tirer argument pour condamner a priori l’essai que je continue à préconiser comme nécessaire. »

  

Deux pages et demie de brouillon ! C’est un peu l’image de mon esprit étonné de trouver tant de difficulté à faire saisir sa pensée, par des gens intelligents pourtant.

 

La visite de l’oncle Jacques m’a fait du bien. Il est venu dimanche dernier et a débarqué à Guillaucourt. Je l’y attendais avec une voiture de bohémien avec laquelle nous sommes arrivés ici. Jean Deries et Pétrus, prévenus par un cavalier samedi soir, sont arrivés pour déjeuner. Très bonne journée, promenade à mon poste de commandement et à ma batterie, tir contre aéro, retour et séparation. Il traite d’équipée son voyage jusqu’ici et craint que cela ne m’ait attiré des ennuis ! Je vais lui écrire et le tranquilliser et l’engager à recommencer une autre fois. Actuellement nous sommes de nouveau séparés du monde, ou plutôt c’est le monde qui est séparé de nous, nos lettres étant systématiquement retardées de quatre jours, huit peut-être. Heureusement celles qui nous sont destinées viennent assez vite, 48 heures de Paris, un jour de plus de Grenoble.

 

Et Mr Louis Breguet ? Je crois qu’il me lâche lui aussi ! Drôle ! Très drôle tout cela.

A suivre…



17/04/2015
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