Deux Anglaises au chevet des Poilus – 5. Lettres choisies (1915-1916)
François Thibaux – 17-07-2018
Histoire de deux jeunes sœurs anglaises, Marcia et Juliet Mansel, âgées de 24 et 21 ans en 1914, qui ont, durant la Grande Guerre servi en France comme infirmières ; d’abord dans la Croix Rouge britannique puis, à partir de 1917, animées par une passion francophile rare dans leur milieu, dans les hôpitaux militaires français qu’elles jugeaient plus proches du front.
Traduction française de Claire Simon et François Thibaux
Les passages en français sont en italique
Juliet à sa mère - 29 Juillet 1915
Maman chérie,
Quel bonheur de recevoir ta longue lettre ! Et quelle nouvelle ! Après l’avoir lue, j’ai arboré toute la nuit un sourire béat. Cela semble trop beau pour être vrai : Rhys, notre galopin, reste définitivement en Angleterre ! Parfois, je pense que je devrais souhaiter son retour sur le front. Mais, après tout, il a déjà vécu le pire : un hiver entier dans les tranchées. J’espère que papa va lui trouver un bon poste d’officier d’état-major, qui le passionnera.
Ici, rien ne change. On ne parle plus de fermer l’hôpital. On a laissé partir un grand nombre d’hommes assez retapés pour reprendre le combat. Nous attendons l’arrivée d’un nouveau contingent de blessés la semaine prochaine : trois trains pleins à craquer. Je perds donc nombre de mes chers blessés, ce qui me rend très triste. Pauvres, pauvres petits ! Ils n’ont droit qu’à une semaine de permission avant de regagner le front. À peine le temps de respirer. Certains ont déjà été blessés trois ou quatre fois. Rien n’est plus déchirant que de les voir s’en aller après les avoir soignés pendant deux mois. D’autant qu’on apprend, pendant les gardes de nuit, à les connaître et à les aimer. Ils ont un tel besoin de parler, de raconter leur guerre, leur vie, leur passé. Surtout quand les autres dorment.
Nous avons ici un Marocain : superbe, imposant, basané. On lui a enlevé cinq centimètres de cervelle. Il n’a plus toute sa raison et se comporte comme un enfant. Il repart pour Casablanca demain. L'ayant appris hier, je suis allée lui tenir compagnie. Il ne connaît que quelques mots de français et tutoie tout le monde.
‒ Eh bien, Arfif, tu rentres enfin chez toi, mon vieux.
‒ Ah, tais-toi, boo-boo-boo (son expression favorite pour « ma douce »).
Il est resté silencieux un long moment avant d’ajouter :
‒ Tu viendras à Casablanca avec moi ?
Je lui ai répondu que je m’y rendrais un jour. Pauvre, pauvre Arfif... Il ressemble à s’y méprendre à une illustration d’une Bible pour enfants. Grand, mince, il porte une barbe imposante mais marche mal à cause de sa tête. Le Gouvernement ne lui alloue aucune pension. Sans doute finira-t-il ses jours à mendier, assis devant une mosquée de Casablanca. Encore une victime de la guerre. Le plus affreux, c’est que son cerveau ne tiendra pas longtemps.
Le vieux Billy s’en va lui aussi. Personne ne regrettera cet insupportable poivrot. L’autre nuit, il a fallu dix hommes pour le coucher. Pourtant, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Il nous fait tellement rire quand il est sobre ! On l’a opéré l’autre jour. Une fois allongé sur la table, il a sorti un calot en papier de sa poche de pyjama, l’a fiché sur sa tête et a refusé de l’enlever jusqu’au moment où on l’a endormi. Le jour de la remise des décorations, pour ne pas être en reste, il est arrivé en arborant une médaille confectionnée avec un bout de drapeau et le couvercle d’un pot de miel. La médaille pendait jusqu'à ses genoux. C’est ainsi qu’il s’est présenté au médecin qui devait lui refaire son pansement !
Ces anecdotes te donneront une idée des gamins dont nous nous occupons. Ils pleurent quand ils le veulent, rient quand ça leur chante mais boivent comme des trous dès qu’ils en ont envie, ce qui leur arrive souvent. Un esprit britannique normal ne pourrait imaginer le vacarme qui règne dans les salles quand nous effectuons notre service de nuit. Souvent, ceux qui sont à peu près valides se cachent sous leur lit et imitent des cris d’animaux pour nous provoquer, avant de nous lancer « Ma sœur, ma sœur, comment va ? Votre main pour la joie, s’il vous plaît. Oh là, là, qu’avez-vous fait la nuit dernière, jolie miss ? » et autres blagues du même genre. Impossible de ne pas s’attacher à eux. Et je hais le moment où ils nous quittent.
Comme d’habitue, je gribouille, je gribouille... Ce soir, j’ai tant de choses à te raconter.
J’ai assisté, il y a quelques jours, au chargement du navire-hôpital britannique : soixante brancards, tommies et officiers mêlés. J’ai été si heureuse de revoir nos soldats. Toutefois, leur état pitoyable m’a brisé le cœur. Comment peuvent-ils supporter la traversée, surtout sur une mer déchaînée ? Cela doit être atroce !
Au revoir, maman chérie. Je t’embrasse de toute mon âme. Je t’en prie, n’en fais pas trop. J’ai le tournis lorsque tu me racontes tes réunions et tout le reste. Tu es une merveille.
Ta Ju qui t’aime.
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Milfred Mansel à sa fille Juliet - Rochampton, 16 août 1915
Ma chérie,
Cet après-midi, Marcia s’est rendue à Londres pour régler ses affaires. Je lui ai promis de t’embrasser fort de sa part et de t’annoncer qu’elle partirait à York demain. Nous avons toutes les deux reçu une lettre adorable de Mrs. Walker ce matin. Quelle femme courageuse !
Je pense moi aussi qu’il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives en dépit de ce long silence. Je le répète : comment des soldats capturés le 23 et le 24 (Pearce a été pris le 24) pourraient-ils affirmer qu’Oswald a été tué ? Comment en sauraient-ils plus que Nicholson qui, lui, affirme qu’il est simplement porté disparu ? Il est tout à fait possible que certains prisonniers de Doberitz aient assisté à ce qui s’est réellement passé.
Je vais écrire à Mrs. Page et tenter d’obtenir des informations auprès de l’ambassade américaine à Berlin. Je crois que Doberitz se trouve près de Berlin. Une personne compatissante accepterait-elle d’aller voir Mrs. Pearce ?
Le ministère de la Guerre a conclu en février que cette information officielle était définitive. En conséquence, le versement de la solde d’Oswald, qui continuait à être payée à
Événement extraordinaire mais confidentiel, que Marcia m’a fait promettre de ne pas révéler. Elle a, en janvier, consulté une chiromancienne, Mrs. Robinson. Cette dernière a contemplé sa paume et a balbutié :
– O Wal-t-er Wal-d-er ?
Elle a poursuivi :
– Vous avez une belle ligne de vie. Je m’en réjouis pour vous.
Ensuite, elle a vu un monument aux morts et deux étoiles.
– Vous avez eu un choc. Vous allez en subir un autre ; dans un an, ou dans quelques mois. Cette nouvelle vous atteindra physiquement. Je ne peux vous laisser aucun espoir. Vous avez deux enfants qui vous comblent et qui continueront à le faire. La guerre ne fait que commencer. Elle deviendra de plus en plus sanglante et durera encore au moins deux ans.
Marcia a du mal à se rappeler l’ensemble de ses propos. A mon avis, horrifiée par ce qu’elle venait d’entendre, elle a tout fait pour l’oublier. En sortant, elle a lancé à Lettice Carey, qui attendait dans une autre pièce :
– Cette femme ment ! Elle ne sait rien !
Elle n’est plus jamais retournée voir une voyante. Tu te souviens de notre surprise de la voir se détourner définitivement de l’ésotérisme, alors que cela la fascinait. Son rejet s’est produit tout de suite après sa visite à Mrs. Robinson. La voyante était consternée, mais définitive.
– N’espérez rien. Il est mort.
Concernant son séjour à Bayford, les sentiments de Minch sont mitigés : « J’ai l’intuition que si je rejoins les petites, je ne pourrai plus m’arracher à elles ni retourner à l’hôpital. D’un autre côté, après quinze jours passés là-bas sans travailler, je me sentirai pleine de remords. L'action, pour moi, est vitale. Or, que sais-je faire, sinon soigner des blessés ? »
J’ai tellement peur que sa santé ne résiste pas au travail épuisant de l’hôpital.
Je t’embrasse tendrement,
Ta mère
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Juliet à sa mère - Hôpital Anglais, Limoges, Hte Vienne. 7avril 1916
Maman adorée,
Quelle joie de recevoir ta lettre. Mais pas un mot sur ton voyage. Pourtant, tu sais avec quelle impatience j’attends des nouvelles. Tu ne me racontes rien. Je veux tout savoir : qu’en est-il des Zeppelins et de tout le reste ?
Nous avons reçu un nouveau convoi. Manquant cruellement d’effectifs, nous trimons comme des bêtes pour apporter un peu de réconfort et de joie aux nouveaux venus qui arrivent droit des tranchées. La plupart ont été blessés il y a deux ou trois jours et leur état est pitoyable. Les vingt-sept lits de ma salle sont occupés. Je suis seule avec une jeune infirmière qui supervise aussi tout l’étage. Aucun infirmier pour nous aider. Nous faisons nous-mêmes les pansements, car le sous-médecin qui s’en charge d’habitude est en permission. La petite infirmière est canadienne – un amour de fille, pleine d’énergie et de bonne volonté. Elle est arrivée le même jour que moi. Sans nous vanter, nous avons complètement transformé notre salle. A cause d’une horrible sœur qui était là avant nous, les hommes se laissaient aller, se montraient négligés et insolents. À présent, ils sont adorables. Nous rions comme des folles avec eux et tout se passe pour le mieux. Nous avons accueilli hier les cas les plus lourds. L’un d’eux a eu trois doigts broyés par une balle. Il a les deux pieds gelés, une blessure énorme et gangréneuse dans le dos. En plus, il a été enterré dans un trou d’obus : sa tête et son cou ne sont plus qu’une bouillie de terre et d’éclats, qu’il va falloir ôter progressivement. Il ne peut ni s’asseoir, ni s’allonger. Mais c’est l’être le plus courageux que j’aie jamais vu. Je me suis comportée comme une parfaite idiote aujourd’hui, sanglotant dans l’arrière-cuisine après avoir pansé sa main mutilée. Il a supporté la douleur avec un cran inouï.
Demain, on l’ampute de ses trois doigts avant d’extraire les éclats fichés dans son visage et dans son dos. Tu vois, maman, qu’il m’est impossible d’abandonner mes chers blessés. Le travail chirurgical est peut-être plus intéressant à Pau, mais jamais, au grand jamais, je ne retournerai dans une salle de pansements après avoir géré tout un pavillon de chirurgie. Et puis, ici, je suis si heureuse. En dépit du travail harassant, il y a tant d’avantages à vivre dans un hôpital. Pas de dépenses, pas de soucis, pas de distractions.
Juliet et ses poilus (Archives famille Mansel)
Je voudrais tant que tu me détailles tes projets. Je suppose que les Rhuvon partent bientôt pour Bayford. Je suis bien placée pour comprendre ce qu’on peut ressentir de tristesse et d’abattement quand on rentre en Angleterre. Ici, tout le monde affronte les problèmes avec beaucoup plus de simplicité. Faire le maximum pour cette guerre, sans se plaindre.
Que pensent les gens de la démission de Lord Derby ?
Samedi. Chérie, je pensais poster cette lettre aujourd’hui, mais nous n’avons eu qu’une seule heure de repos. Je l’ai passée à siroter du thé, vautrée sur mon lit.
On a amputé mon cher blessé de ses trois doigts. Il se remet doucement. Les chirurgiens lui ont aussi retiré du cou un morceau de ciment de la taille d’un œuf de pigeon. Ses dernières paroles, avant qu’on l’embarque au bloc, ont été pour moi. « Mademoiselle, si je ne reviens pas, je vous enverrai une carte postale ! »
Jamais je ne me suis occupée d’un homme aussi attachant.
Lundi dernier, j’ai pu profiter, avec une autre infirmière, d’une demi-journée de libre. A deux heures de l’après-midi, nous sommes parties en tram jusqu’à Aquille. Il faisait une chaleur à tomber. Nous avons marché à travers champs vers une petite rivière. Là, nous avons goûté, les pieds dans l’eau. Soudain, un violent orage aux éclairs terrifiants a éclaté. Nous n’avions ni parapluies ni imperméables. Prenant notre courage à deux mains, nous avons gagné un petit village avant de nous réfugier dans l’église. Au bout d’un moment, une charmante vieille dame est apparue et nous a proposé d’attendre la fin des trombes au presbytère : une vieille maison minuscule, avec une cuisine à l’ancienne. M. le Curé est descendu peu après (en fait, il était déjà couché, même s’il n’était que six heures et demie du soir). Ils nous ont offert des biscuits et du vin. Nous avons passé un moment délicieux, parlant de choses et d’autres. Tous les deux ressemblaient à s’y méprendre à l’évêque de Digne et à sa gouvernante dans Les Misérables. Ils nous ont prêté le seul parapluie qu’ils possédaient.
Nous avons attendu près d’une heure le tram du retour. Enfin, à neuf heures, nous nous sommes faufilées dans l’arrière-cuisine de l’hôpital. Mortes de faim, claquant des dents, nous avons dévoré des haricots froids et des restes de pain.
Je n’ose évoquer la terrible maladie de la petite Corise. Heureusement que Nanny, qui fait toujours des merveilles, est auprès d’elle. Rhys et Sylvia n’écrivent jamais. J’ai peur qu’ils n’aient beaucoup souffert du passage des Zeppelins. J’ai tellement besoin de nouvelles !
Ta Ju qui t’aime
PS : Merci de tout cœur pour le matériel médical, qui est arrivé de Pau. Tout le monde s’extasie sur la qualité des pansements et des attelles. Nous avons également un besoin urgent de chaussettes, de mouchoirs et de pyjamas. Les hommes sortent pieds nus ou avec des chaussettes de couleurs différentes. Quant aux mouchoirs, nous en confectionnons en récupérant du coton hydrophile ou en déchirant de vieilles hardes.
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Juliet à sa mère - Poste aux Armées S8 – Dieppe - 14 septembre 1916
Maman adorée,
Que d’aventures avant d’arriver enfin ici ! Un périple ahurissant. Je ne réalise toujours pas comment j’ai réussi à rejoindre Dieppe hier soir à huit heures. Tout s’est passé comme dans un rêve.
Quand tu m’as laissée sur le quai, j’ai dû, après les formalités de douane, régler celles de la voiture. Un cauchemar. Les membres de
J’ai quand même dormi un peu. En dépit de la houle, je n’ai pas souffert du mal de mer. A mi-traversée, nous avons été survolés par un hydravion qui, à très basse altitude, cherchait à repérer les sous-marins.
Au Havre, d’autres soucis m’attendaient. Toujours pas de laissez-passer de
J’ai regagné le quartier général à trois heures tapantes. À mon grand soulagement, rassuré par le certificat signé par les autorités françaises et britanniques prouvant ma qualité d’infirmière, un gros type a accepté de me délivrer le précieux « papier bleu ».
Retour au garage. La voiture était prête : juste une chambre à air à changer et la roue de secours à réparer. Pas de problème pour la facture : j’enverrai la somme de Dieppe. Donc, tout allait pour le mieux, hormis un inconvénient de taille. Le garagiste n’avait plus une goutte d’essence. Il ne restait qu’un bidon dans tout Le Havre. Problème d’approvisionnement. Toutefois, me dit-il, j’en trouverais sans doute à Étretat.
J’ai donc emprunté la ravissante petite route qui surplombe la mer. À Étretat, le désastre. Pas une goutte non plus. Alors que je désespérais, je suis tombée par hasard sur un adorable vieux médecin anglais qui m’a proposé son aide. Il m’a offert un peu de son essence, octroyée par le gouvernement, pour que je tienne jusqu’à Fécamp. J’ai failli lui sauter au cou lorsqu’il est revenu avec deux bidons de cinq litres.
‒ De la part de votre roi ! Je n’ai donc pas l’autorisation de vous les faire payer !
A cinq heures et demie, j’ai atteint Fécamp, ravissante petite ville. Là, même chose. Pénurie totale. Aucun approvisionnement à cause des sous-marins. J’ai quand même déniché un bidon, que j’ai payé six francs ! J’ai décidé de tenter ma chance et de filer sur Cany. Affamée, j’ai mâchouillé pendant le trajet la dernière barre de chocolat qui me restait.
Finalement, à Cany, après avoir fait quatre magasins, j’ai trouvé trois bidons dans une petite épicerie. Maman, j’en aurais pleuré de bonheur. J’ai repris la route à toute allure, roulé cent kilomètres le long de la côte dans la fraîcheur du soir : un délice.
A quoi ressemblait sa Cadillac ?
En voici une datant de 1910 – Model 30 Demi Tonneau (pinterest.fr)
Dès mon arrivée à Dieppe, je me suis précipitée à la poste pour t’envoyer un télégramme. En fait, Marcia et Cartie étaient parties me récupérer à la gare. Elles pensaient que j’arrivais par le train.
Elles sont revenues quelques minutes plus tard. Impossible de te raconter l’excitation de Minch : elle a dansé sur place en voyant la Cadillac. Elle est en pleine forme. Son travail épuisant n’a en rien entamé son entrain et sa fougue. Comme d’habitude, nous avons parlé comme des pipelettes, n’écoutant rien de ce que disait l’autre. Elle voulait toutes des nouvelles de toi et, bien sûr, des petites. Je pense qu’elle envisage de venir bientôt en permission. Toutefois, n’y compte pas trop. Elle en rêve : ses filles lui manquent tellement. Mais cela ne pourra pas se faire avant trois semaines et tu la connais : elle peut changer d’avis au dernier moment.
Il y a eu pas mal de changement ici, en mon absence. Mrs Peard est partie à Pourville. Bon débarras ! Tout le monde est beaucoup plus détendu et aimable depuis son départ. J’ai récupéré sa chambre, qui est plus claire, avec deux grandes penderies. Et là, quel plaisir ! Je t’écris sur un petit bureau ! Au lieu d’être une « aide-soignante » comme dit Julie, j’ai l’impression d’être une duchesse.
Moins bonne nouvelle : une petite pimbêche est en charge des salles de Madge. Elle n’est là que depuis un mois mais a le privilège de l’expérience. Cela dit, Minch et moi sommes responsables du cinquième étage. Donc, plein de boulot en perspective. Nous aurions quand même aimé avoir nos propres salles.
Lulu est toujours là, le cou émergeant du plâtre. Il a l’air d’aller tellement mieux. En me voyant ce matin, il a crié « Petite tante ! » et s’est précipité vers moi comme s’il voulait me dévorer et, en même temps, soulever le toit. Il n’a pas mâché ses mots quand il m’a dit ce qu’il pensait de la nouvelle infirmière.
Pour une fois, tu auras une longue lettre. Mes aventures le méritaient. Je suis tellement heureuse de te savoir à Uddens, à ne rien faire. Dommage que je n’aie pu y passer quelques jours. Te quitter a été si dur. Je t’en prie, prend soin de toi, ne serait-ce que pour moi. Que je te retrouve, la prochaine fois, au mieux de ta forme.
Surtout, dis-moi comment va Rhys quand tu le verras lundi. Je sais que vous allez tous mourir de rire en lisant le compte-rendu de mes aventures rocambolesques avec la Cadillac. Si drôles et tellement Mansel ! Jamais je n’oublierai ce périple. Son souvenir m’aidera à supporter les moments d’ennui et de cafard.
La brigade dont je t’ai parlé est toujours là. Malheureusement, j’ai raté sa grandiose prise d’armes d’hier matin : face au général Balfourier, quatre régiments au complet, avec canons de 75, cavalerie et mitrailleuses, ont défilé devant l’hôtel. Ils repartent la semaine prochaine.
Tu me manques tellement. Avec tout mon amour,
Ta Ju
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Marcia à sa mère - Hôtel Royal, 15 septembre 1916
Ma chérie,
Ju est arrivée hier du Havre à huit heures et demie du soir. Elle a fait le trajet toute seule, sans connaître la route et en ayant toutes les peines du monde à trouver de l’essence. Elle est vraiment formidable, capable d’affronter n’importe quoi avec son culot et sa détermination.
Je t’écris en prenant un petit déjeuner sur le pouce. Grâce à Ju, j’ai eu de vive voix l’ensemble des nouvelles. Je suis tellement soulagée que tu prennes enfin un peu de repos à Uddens. Tu le mérites après ces longs mois passés à t’occuper de tout à Bayford. Et je suis si heureuse que les petites profitent du bord de mer.
La voiture est une bénédiction. Le retour de Ju au volant de notre Cadillac bien aimée a été miraculeux. Et son séjour en Angleterre, dont elle a savouré chaque instant, l’a ressuscitée.
Embrasse Bessie pour moi.
Ta Minchie qui t’aime
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Juliet à sa mère - A.P.O - B.E.F - 24 septembre 1916
Maman chérie,
Il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit, mais nous croulons à nouveau sous le travail. Apparemment, les autorités ont décidé de ne pas fermer l’hôpital. En deux jours, nous avons reçu deux cent quarante blessés ! Tous les lits sont occupés et nous avons évacué plus de cent hommes. Notre vieille voiture nous est d’un grand secours. Tu éclaterais de rire si tu me voyais parader au volant jusqu’à la gare, au milieu des vieux bus délabrés qui grincent et pétaradent tandis que
Jusqu’à présent, les blessés ont eu la gentillesse d’arriver dans la journée. J’ai bien peur que cela ne dure pas. Il fait un froid de canard sur le quai. Je me suis acheté un passe-montagne, sorte de cagoule en laine qui me fait ressembler au vieux Scrooge dans le roman de Dickens. Au moins, je n’ai pas trop froid au visage.
Miss Meade a dû partir soudainement aujourd’hui car sa mère est malade. Nous nous retrouvons, Minch et moi, en charge de tout l’étage. J’ai donc dû laisser tomber le Puy. Nous ne sommes déjà pas trop de deux, ici. Mais c’est atroce pour ces pauvres éclopés du Puy qui n’ont plus une seule infirmière. Les malheureux sont obligés de se débrouiller seuls. La vieille Cartie s’y rend cet après-midi pour essayer de leur apporter un peu de réconfort. Il est désespérant de ne pas pouvoir en faire davantage.
Merci pour ta lettre. J’ai bien ri en lisant à quel point mes aventures t’avaient divertie. A ce propos, j’ai oublié de te dire qu’une fois la voiture remisée bien au chaud au garage, un des pneus s’est subitement dégonflé avec un sifflement sinistre. J’ai remercié le Ciel que cela ne me soit pas arrivé la nuit, en rase campagne.
Juliet écrivant à sa mère (Archives famille Mansel)
Ravie que la visite du Baron se soit si bien passée. Rhyso et Sylvia ont-ils trouvé une maison ? Combien de temps va durer sa permission ? Cela va te faire tout drôle de te retrouver seule à Bayford. Pars de ton côté quand tu pourras, pour te changer les idées et, surtout, ne t’épuise plus à participer à l’effort de guerre.
Quelle tristesse d’apprendre la mort du Colonel Guy Barins. Que de victimes. Tu es sûrement au courant pour les trois bataillons des Coldstreams. Les hommes ont sauté du parapet juste avant qu’il n’explose. À quelques secondes près, c’était l’hécatombe.
J’ai rencontré un officier de la brigade dont je t’ai déjà parlé. Il m’a confirmé que notre artillerie n’avait pas assez préparé le terrain, laissant intactes de nombreuses mitrailleuses, ce qui expliquerait l’étendue de nos pertes.
Avant son départ, le 26e régiment a donné un dîner d’adieu au Grand Hôtel. Tout le monde a fait des discours. Comme tu t’en doutes, Minch était l’une des hôtesses. Elle s’est occupée de toute la décoration, des nœuds en ruban tricolore portant le numéro 26, brodé en fil doré, qui ont été offerts à toutes les dames présentes. C’était très émouvant.
Le plus triste, c’est qu’ils repartent tous, couverts de médailles et pleins de joie de vivre, rejoindre les tranchées et les horreurs de la guerre.
Aujourd’hui nous avons vécu, Minch et moi, un après-midi exquis. Nous sommes allées prendre le thé chez M. et Mme Jacques Blanche, le grand portraitiste. Il possède à Offranville, non loin d’ici, une superbe villa dont l’architecte Lutyens s’est inspiré. Entourée d’un jardin et d’un verger paradisiaques, elle regorge des plus magnifiques tableaux et meubles qu’on puisse imaginer. Quant à l’atelier du peintre, il m’a ensorcelée. Nous devions rencontrer Manet. Malheureusement, il n’a pas pu venir. Par contre, il y avait Miss Hilda Trevelyan, nièce de George Trevelyan. Son nom me dit quelque chose. Ne fut-elle pas une ardente suffragette ?
J’ai dû me dépêcher de rentrer pour reprendre mon service à l’hôpital, des images plein la tête. Ces toiles, ces tapisseries, ce mobilier, cette argenterie, ce potager, ces plantes aromatiques, ces pommiers, les pots de fleurs en terre cuite d’Italie… Est-il possible de se délecter d’un tel oasis de beauté au milieu du désert de laideur de la guerre ? J’avais l’impression d’écouter une fugue de Bach dans un taudis de Londres.
Je viens de terminer « Travels in America ». J’ai adoré ce récit de voyage, le charme de son écriture. J’ai savouré ce que raconte l’auteur sur le Canada, sa modernité et son absence de fantômes, qui lui ont tant manqué. C’est si vrai : comment peut-on vivre sans les morts ?
Maman chérie, je tombe de sommeil.
Je t’aime, Ta Ju.
PS : Peux-tu veiller à ce qu’on n’oublie pas de passer tous les jours du souffre sur la plaie de Chloe ? Le pot se trouve dans l’office.
Le gâteau d’Ellen était à fondre de plaisir. Pourrais-tu lui procurer tous les ingrédients nécessaires pour qu’elle en refasse un ? Evidemment, c’est le genre de pâtisserie à vous faire grossir de dix kilos en une bouchée, mais tant pis ; c’est si bon !
J’oubliais : n’aurais-tu pas quelques cigarettes en trop ? Ne me dis pas que tu as fumé les six cartouches de Woodbines. J’espère, en tout cas, que la mendicité ne fait pas partie des sept péchés capitaux.
Embrasse Rhys et Sylvia. J’aimerais que Sylvia m’écrive.
L'histoire de Marcia et Juliet a fait l’objet, en 2015, d’un documentaire sur France 24, réalisé par Marie Valla.
http://webdoc.france24.com/grande-guerre-infirmieres-anglaises-poilus-france/
Prochain article : 6. Lettres choisies (1917)
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