14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre IV - Les Eparges (2/4)

 

A la chère mémoire d’André (Biredjik, 1920).

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : choix de lecture  27/09/2014

 

Je ne peux tout de même pas, seul vivant, rester dans cette tranchée pleine de morts !

 

La mort

17-21 février.

C’est un soir de plus, sur la route, entre l’abri du carrefour et le peloton de Verdun. La sentinelle est là, comme hier ; j’entrevois sa silhouette qui bouge sur la pâleur de la chaussée ; et j’essaie, comme hier, de la nommer : « Bonsoir, Mounot. - Bonsoir, mon lieutenant. » C’était bien lui ; je suis content. Il s’approche de moi et me dit : « Alors voilà qu’on grimpe là-haut demain ? - Oui, demain. - Eh bien ! donc... » prononce Mounot. Sa voix paysanne est la même, égale et grave, sans fléchissement. « C’est vous, mon lieutenant ? - C’est moi, Pannechon. » Il élève la chandelle pour éclairer les trois marches de terre, et, quand je suis descendu, la recolle sur la planchette, contre le mur ; puis il dit, comme Mounot : « Alors, c’est demain qu’on monte, là-haut ? - Oui, Pannechon, demain. - Ça devait arriver », conclut-il.

17 février.

Brémond, cependant, interroge : « C’est-i’ vrai, ça qu’on raconte, que les pères de six enfants vont être rappelés à l’arrière ?... J’ai six gosses depuis quinze jours, moi. - Moi j’en ai pas, dit Biloray ; mais p’t-êt’e que j’en aurais eu six. - A la gniole ! » appelle Bernardon. Il en apporte un seau, plein jusqu’aux bords. « Y en a un par section, dit-il. C’est le nôtre qu’est l’ plus chargé... Elle est bonne et forte ; mais elle a un drôle de goût. - Un drôle de goût, fait Durozier. Encore une drogue qu’ils y auront foutue. - Si t’en veux pas... » insinue Troubat. Mais Durozier tend son quart, le fait emplir jusqu’à moitié, et le vide goulûment, à longues gorgées. J’entends Troubat qui dit à la Fouine : « Celui-là, oui... i’ s’ dégonfle. C’est comme l’aut’e sergent, à la 8e... C’ frère-là, mon vieux, i’ n’ cherche qu’un coin pour se ramasser : tous les mecs de sa section le pistent depuis c’ matin. »

C’était forcé. Il faut bien que je pense à cela, que je reconnaisse mes hommes, que je sache, dès maintenant, comment je les placerai tantôt. J’y avais déjà songé : pas assez. Il y en a que je n’ai jamais vus au feu ; de mes trois sergents, Souesme est le seul qui se soit battu ; et il m’a semblé las, ce matin... Liège était au ravin, dans les bois, la nuit du 19 octobre : c’est un Champenois réfléchi, consciencieux, si plein du désir de bien faire qu’il a toujours été celui qu’il devait être, même cette nuit-là, surtout cette affreuse nuit-là. J’ai confiance en Liège : je le mettrai en tête de la deuxième demi-section. Il y a encore Dorizon... C’est un garçon bavard, boute-en-train, farci de bonnes histoires salées ; il est arrivé cet hiver, et je ne le connais pas. Il montera près de moi, à trois heures, le premier derrière moi ; il plongera d’un seul coup, en même temps que Souesme et les meilleurs de nos hommes, Beaurain, Biloray, Chabeau... Je n’aurai point de peine à choisir ; il y en a bien une quinzaine qui survivent aux batailles de l’automne, alors que presque tous étaient d’admirables soldats…

… Des noms repassent dans ma mémoire : Butrel, Sicot, Liège, Biloray, Beaurain. Et chaque pas me semble facile, la boue moins lourde, le ciel plus léger. D’autres noms, une trame grise, un murmure qui n’a point d’écho : Timmer le Sourd, Compain la Pipelette, Perrinet, Montigny, Chaffard, rien que des noms. D’autres encore, qui me lassent et m’essoufflent : Durozier, Gerbeau, Richomme...

… Un autre abri couvert... Tout autour, je reconnais Bamboul, Pierrugues, le cabot-brancardier, Béjeannin, le grand Sinquin, Morisseau, le médecin auxiliaire à la peau bistrée de mulâtre. Tous portent sur leur manche le même brassard blanc à croix rouge. il faut bien, pour tantôt, un poste de secours... Il paraît que Le Labousse et les autres majors restent au village des Eparges. A quoi pourraient servir les caves les plus solides ? Il faudra sans doute, pour demain, plusieurs postes de secours…

… Et c’est d’abord, contre nos corps accroupis, un sursaut pesant de la terre. Nous sommes debout lorsque les fumées monstrueuses et blanches, tachées de voltigeantes choses noires, se gonflent au bord du plateau, derrière la ligne proche de l’horizon. Elles ne jaillissent pas ; elles développent des volutes énormes, qui sortent les unes des autres encore, encore, jusqu’à former ces quatre monstres de fumée, immobiles et criblés de sombres projectiles. Maintenant les mines tonnent, lourdement aussi, monstrueusement, à la ressemblance des fumées. Le bruit reflue, roule sur nos épaules ; et tout de suite, de l’autre côté, du même côté, de tous les vals, de toute la plaine et du ciel même, les canons lâchent les vannes déferlantes du vacarme. « En avant ! Par un ; derrière moi. »…

… Quelque chose de lourd a cogné dans mes jambes, et j’ai fléchi, les jarrets coupés nets. « Par-dessus ! En avant ! » C’est la tête de Grondin qui a cogné dans mes jambes. Je me suis retourné, sans horreur ; et j’ai vu le corps écrasé, enseveli déjà sous l’immense piétinement, avec encore, à ras de terre, la plaie glougloutante du cou…

… L’heure d’angoisse effrayante sous la fureur de nos canons, ils l’oublient ; le corps de Grondin qu’ils viennent de piétiner, ils l’oublient, et le premier blessé ruisselant d’un sang si rouge, et toute cette dure journée d’attente, dans les trous… Ils regardent à leurs pieds, très loin, par-dessus les lignes moutonnantes des bois, aux confins mauves de la Woëvre, le plus loin qu’ils peuvent regarder. Ils crient, pleins d’une fierté d’enfants : « ça fait rien ! Ils étaient guère vaches, les Boches. Qu’est-ce qu’on en aurait déglingué, nous aut’es, si on avait été en haut, et eux en bas ! »…

… Un blessé apparaît sur le bord de l’entonnoir ; un Français. Deux hommes le soutiennent aux aisselles ; il se laisse couler sur le dos, jusqu’en bas. Oh ! il me semble... C’est Noiret. Je me précipite vers lui : « Eh bien, vieux ? - Dans la cuisse, dit-il. Une balle. » Il est encore tout vibrant de l’assaut. Il me raconte, à mots précipités : « Ça a bardé un peu, à gauche !... Quels abris ! Un chemin de fer à voie étroite là-dessous ! On en a chauffé des bitures… Floquart et moi, des coups de pétoire en pleine figure... Une balle dans la tête, Floquart. Il a été, tu sais... épatant ! On ne sait pas si c’est grave : dans la tête… il est descendu tout seul... Moi je descends... Bonne chance, mon vieux. » Il se courbe, soutenu par les deux hommes qui l’accompagnent, se contorsionne, avec des grimaces de souffrance, pour se glisser sous le coffrage disloqué de notre ancienne galerie. Il faut ramper là-dessous, dans un chaos de madriers brisés, de fers tordus, de boue profonde, suffoqué par le manque d’air, par l’odeur de sanie et de poudre qui stagne là comme une eau lourde. J’entends Noiret qui gémit sourdement. Puis il crie, d’une voix énervée et lointaine : « Tirez plus fort ! Arrachez-moi la jambe ! » Et tous les trois réapparaissent enfin, debout dans la sape, au ciel libre.

Chic type, Noiret ! Il se retourne encore et me fait au revoir de la main. Puis il rit, tend le bras, montre quelque chose : « Regarde-les ! » Ils arrivent en courant, capotes ouvertes, sans armes, poussés par quelques-uns des nôtres. Ils dévalent, faisant rouler les mottes sous leurs grosses semelles ferrées. « Halte ! » crie le capitaine Rive. Ils s’arrêtent, essoufflés, inquiets, considèrent l’entonnoir plein de soldats français ; quelques-uns essaient de sourire, deux ou trois s’asseyent, dans la boue. Ce sont des hommes du 8e bavarois…

… Ils descendent tous. Il en reste un pourtant, un gamin en larmes, le front meurtri d’une bosse énorme à laquelle il porte la main, sans cesse, d’un geste inconscient. Puis il lève des bras qui tremblent, et il répète, les yeux soudain agrandis d’horreur : « Schrecklich !... Oh ! Schrecklich ! - Engagé volontaire ? demande Rive.- Oui, monsieur le capitaine. - Etudiant ? - Oui, monsieur le capitaine. - Quel âge ? - Dix-sept ans et demi. - J’en ai quarante-huit », dit le capitaine Rive…

… Un peu plus tard. Calme de l’air. La nuit est partout des Hauts-de-Meuse aux collines de Metz. Deux hommes causent non loin de moi ; ils parlent à voix chuchotantes, comme deux voisins de lit dans le silence d’une chambrée. « … Et le sergent, dit l’un, n’a pas seulement bougé un des poils de son œil. Tant qu’ ça a cogné sur la ligne, il est resté planqué dans son abri d’en bas… Quante y a plus eu moyen sans risquer d’ se faire poisser, il est monté en douce par le boyau, pas vite... Et v’là qu’ des mecs de la 5e rappliquent, en coursant une bande de prisonniers, trois ou quat’e. Et l’ sergent qui leur dit : « Où allez-vous ? C’est ‘onteux ! C’est des trucs pour vous évanouir ! - Mais sergent... - Ça va ! Silence et taisez-vous !... R’montez là-haut, à vot’e poste que vous n’auriez jamais dû quitter ! Laissez-moi ces Boches-là ! J’ m’en charge !... » Et i’ t’ les course jusqu’à l’abri du colo, et t’ les pousse dedans, et t’ gueule : « Mon colonel ! V’là les premiers !... - Très bien, mon ami, que dit l’ colonel. Comment vous appelez-vous ? » L’ sergent lui dit son nom, sa compagnie et tout, avec un beau salut maous et des talons qui claquent à la parade « Mon ami, je m’ souviendrai d’ vous. » L’ sergent s’en va, sort dehors, tend sa fesse à une balle de skrapnell, met sa main par-dessus l’ trou et fout l’ camp jusqu’à Marseille… Paraît qu’i’ va avoir la médaille militaire. »

18 février.

Un obus près du blessé qui rampe. Il a disparu dans la fumée. Il est mort…

… Un obus dans l’entonnoir. Mémasse, notre franc-tireur, est décapité comme Grondin. Je crois que Vercherin, l’ordonnance de Porchon, est touché…

… Le blessé, là-bas, n’est pas mort. Il a repris sa marche rampante, avec la même ténacité, la même tension farouche de tout son être encore vivant : il n’est plus qu’à deux mètres de la tranchée française ; personne n’en sort pour le secourir…

… Comment échapper à cela, avec sa misérable force d’homme, d’homme tout seul qui est là-dessous. Mille obus : on tient ; deux mille : on tient ; dix mille… C’est forcé qu’on se laisse aller, si les obus tombent toujours, rien que des obus allemands, tous les obus de toutes les pièces de Metz, tandis que les pièces de Verdun, toutes les pièces que nous entendions hier, se taisent, nous abandonnent, refusent de nous venir en aide…

… Assez ! Assez !... N’existe-t-il aucun moyen pour que cela soit autrement ? Canons contre canons ! Mais pas ces seuls canons-là, qui tirent sur nous, qui ne tirent que sur nous !...

… Il n’y a rien à faire. Nous sommes condamnés. Que ça dure encore quelques heures, les fantassins ennemis pourront venir, avec des gourdins, avec leurs poings nus... Si j’étais à la place du colonel Tillien, je ferais donner l’artillerie tout de suite, pas seulement pour garder la crête des Éparges, mais pour les pauvres bougres qui sont dans l’entonnoir 7, où je suis…

… Nous avons tous cru que ce serait pour cette nuit. Et puis, au milieu de la nuit, deux soldats se sont mis à parler tout bas, comme dans le silence d’une chambrée... Que ce soit tout de suite ! Que ce soit fini n’importe comment !...Ceux qui reviendront pourront dire au colonel Tillien, au général du corps d’armée : « Ce qui est arrivé ne serait pas arrivé, si nos canons avaient tiré. »…

… « En avant ! En avant ! » J’ai crié, moi aussi. Butrel passe devant moi, grimpe légèrement la pente abrupte. Sicot est à mon côté ; nous nous aidons l’un l’autre, escaladons ensemble le talus…

… Butrel n’épaule jamais. Il appuie la crosse de son fusil contre sa hanche, et tire. Sicot, debout, lève son arme d’un geste vif, épaule serré, et tire. Dans l’entonnoir, on crie toujours ; personne ne monte nous rejoindre : nous sommes trois qui tirons là-haut... Derrière les vagues de terre, à quelques mètres, on entend les Boches qui fouissent et rampent. Une balle claque ; Butrel chancelle : « Rien, dit-il. Dans mon sac. » Une autre balle claque : Sicot gémit, ouvre les bras, et tombe. Nous nous sommes jetés à plat ventre, Butrel et moi ; nous halons Sicot par sa capote : il ne geint plus ; il est lourd…

… « Des blessés, par ici ? » Cette voix... Oh ! les braves garçons ! Dans la lumière, au bout du coffrage étouffant, j’ai reconnu Bamboul et le grand Sinquin. Ils sont montés, ceux-là ! Ils ont couru au-devant de ce que tant d’autres fuyaient...

… Tous les cadavres... Il y a celui de Mémasse : le sien, sans doute, puisqu’il n’a plus de tête. Il y a celui de Transon, le visage tourné vers nous. Il y a un havresac dont l’étiquette de toile est maculée de taches rouges, quelques fusils avec leurs baïonnettes, quelques autres fracassés et tordus, quelques papiers collés à la boue, et les mêmes loques de drap, le même vieux bidon sans enveloppe, les mêmes flaques d’eau couleur d’acide picrique…

… « Oh ! Gerbeau... - Il est fou ! » Gerbeau s’est levé brusquement ; il s’est mis à gravir les marches que nous avons taillées hier soir. Où va-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Se rendre ?... Ce n’est pas long : il surgit devant les sacs à terre ; une détonation claque, grêle et sèche comme une chiquenaude, et Gerbeau tombe à la renverse, en ouvrant tout grands les bras…

… Le commandant Sénéchal est là ; il ne dit rien, ni le capitaine Rive près de lui, ni Porchon qui toujours fume sa pipe, visage rêveur et sombre. « Genevoix ! - Mon commandant ? - Voulez-vous descendre en bas ? Vous « ferez » les abris un par un, surtout les plus éloignés, les abris à l’écart, abandonnés... » Ah ! cela ne me plaît guère... « Je suis très fatigué, mon commandant. » - Et nous ? Frais comme des roses, n’est-ce pas ?... »…

… Je me suis arrêté pour mieux voir. Il y a un homme couché sur le dos, la tête posée sur les reins d’un second, déjà presque enfoui dans la boue ; il y en a un troisième, à genoux et qui ne bouge pas plus que les deux autres. Ils sont morts ; deux d’entre eux, je le vois, depuis quelques minutes peut-être…

… Est-ce possible ? Est-ce bien cela qu’il veut me dire ? « Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer ? » Le regard s’apaise, s’illumine ; et les paupières disent oui, sans que la tête bouge désormais. Savoir son nom, le lui demander... Il a dû recevoir une balle dans la moelle ; il est là, paralysé, muet ; nous avons deux morts pour témoins…

… « Mais Sicot ? - Je sais où il est... Je ne suis pas assez fort pour porter les brancards… Je les soigne de mon mieux, vous savez. - Oui, Chilouet... Mais Sicot ? - Il est perdu. Il est dans la petite casemate du génie, avec Morisseau. »…

… Morisseau, le médecin auxiliaire, m’a suivi. « La 5e s’est bien défendue, me dit-il. Ah ! si nos canons avaient tiré !... Hirsch n’est pas revenu ; Muller non plus ; Jeannot a pu être ramené. »…

… Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, sous le sang qui lui barbouillait la figure. La balle l’avait frappé un peu au-dessus de la tempe droite ; la cervelle, sortie par le trou, faisait une hernie énorme, qu’on voyait battre comme une artère ; et il râlait, râlait, un long filet de salive rouge tremblant à chacun de ses râles, sous sa moustache. « L’arrière… l’hosto… la convalo… » Voilà mon pauvre Troubat…

… Lorsqu’il a su que nous avions lâché la crête, le colonel Tillien, furieux, a téléphoné à notre colonel : « Tout était raté, par notre faute. Puisqu’il en était ainsi, nous allions réparer le jour même. Il y aurait bombardement préparatoire, comme hier ; on ne garantissait pas que l’on pourrait faire aussi bien… Et nous partirions à l’assaut, avec les mêmes objectifs, mais avec la résolution ferme, cette fois-ci, de nous y ternir coûte que coûte après les avoir atteints... Une communication "ultérieure" ferait connaître l’heure exacte de l’assaut. »…

… Je n’aurais pas cru, tout à l’heure, à cette résignation hautaine. À présent que je les regarde, je ne peux comprendre pourquoi. Je les vois, amassés dans les creux de la terre, serrés les uns contre les autres, ne faisant plus qu’un seul grand corps déjà blessé, déjà saignant de mutilations aveuglantes, de Grondin, de Transon, de Mémasse, de Troubat, de tous les autres dont je n’ai pas vu la mort, mais dont je sens la place laissée vide, le trou resté béant depuis qu’ils ne sont plus là…

… Hirsch a été vu hors de la tranchée, son revolver à la main. Il est tombé, on l’a vu : il a dû recevoir une balle dans la tête. Muller a été vu, se débattant avec rage au milieu des Boches qui l’emmenaient ; tué aussi, c’est probable, lui qui avait dit une seule fois, à Sommedieue, qu’« ils ne l’auraient jamais vivant »... Jeannot va mourir : ceux qui l’ont vu blessé sont sûrs qu’il va mourir. Verwaest, lorsqu’il s’est jugé pris, a jeté son sabre et son revolver : on l’a vu... On a tout vu. Chacun s’est battu parmi les autres ; tous les gestes que nous avons faits, quelqu’un des autres les a vus, et tous les connaissent à présent... Gerbeau s’est fait tuer exprès, ou il est devenu fou…

… Nous ne sommes pas tristes, malgré ceux de nous qui sont morts. Nous les aimions bien, pourtant, les trois amis de la 5: « Jeannot, Hirsch et Muller », un seul nom pour eux trois, que nous nommions toujours ensemble… Il y a de cela dans notre vie, et aussi notre attaque prochaine, et la blessure de Pannechon, que m’apprend tout à coup une parole entre les autres : il a reçu une balle de shrapnell dans la jambe ; il a un genou fracassé. Oui... J’aurai beau me rappeler tant de choses, me dire que Pannechon est parti vers Mesnil sans que je l’aie revu... Pannechon est blessé, c’est ainsi. Hirsch, l’autre jour, a embrassé la nuque de Virginie, dans l’arrière-salle du café, à Belrupt. « Puisque je serai tué », a-t-il dit à la mère Viste. Et il est tué, c’est ainsi…

… Mais être là, tous ensemble, serrés sur les places vides des morts, et ne penser à rien, après avoir mangé, qu’à quelques gouttes d’eau fraîche au fond du bidon épuisé…

… Fontagné, qui doit mener l’assaut, a sorti de sa poche un canif à manche de nacre, attaché parmi des clefs au bout d’une chaîne d’argent. Il a ouvert une boîte d’anchois ; et proprement, délicatement, il écrase chaque poisson sur une mince tranche de boule, qu’il mange le petit doigt levé. Saint-cyrien, déjà blessé, il est revenu cet hiver avec son sabre de la mobilisation. Il s’élancera le sabre à la main, malgré ce que nous lui avons dit, malgré le gourdin de Porchon et mon manche à balai. « C’est bien mon droit », répète-t-il. En effet. Tout arrive à son heure : le tir s’allonge à mesure que nous montons. Fontagné a fini de manger ses anchois. « Baïonnette au canon ! » commande-t-il. Et lui-même, posément, tire son sabre hors du fourreau.

19 février.

Fontagné a été blessé d’une balle à la tête légèrement. Ravaud à été blessé d’une balle de mitrailleuse au bras, bien touché. Liège, mon sergent, a reçu une balle dans la jambe ; le caporal Comte, une balle dans la jambe aussi. C’est le seul qui n’ait pu descendre, car il avait le tibia brisé. Il est resté toute la nuit au creux le plus noir de la galerie, sous les poutres ; et toute la nuit nous avons entendu sa plainte, chaque fois que les canons laissaient reposer le silence. Nous avons retrouvé le cadavre de Gerbeau, le vieux bidon, le havresac aux taches sanglantes : celui du caporal Lucien, que nous n’avons plus revu. Personne, non plus, n’a revu le lieutenant Muller ; mais on a retrouvé le cadavre du sous-lieutenant Hirsch, tombé à la renverse, une balle dans la tête et son revolver à la main, exactement comme on avait dit. Combette est blessé ; le capitaine Béreau est blessé, mortellement ; le sous-lieutenant Rumeur, tué...

… Ce matin, on a retrouvé Compain dans un de nos anciens abris, loin en bas, une vieille guitoune de branches où il s’était boulé comme une bête frappée à mort. Il était déjà raide et froid, la tête enfouie dans ses deux bras serrés…

… Depuis lors, c’est toujours la même chose. Je demeure accoté à la paroi de la tranchée, une flaque d’eau jaune entre les jambes. Appuyé contre moi, à gauche, Lardin, du seul poids de son corps, a marqué sa place dans la boue ; de l’autre côté, Bouaré me pousse mollement de son épaule inerte. Après Lardin, c’est Biloray ; après Bouaré, c’est Perrinet ; après Biloray et Perrinet, je ne vois plus…

… A un moment du jour, il y a longtemps, Brémond a eu le courage de monter : il est arrivé avec deux seaux de jus, pleins encore presque à moitié ; il s’est excusé d’en avoir renversé en route et de n’en apporter que deux : « C’est la faute de Pinard, a-t-il dit. On en avait bouillu trois seaux ; mais Pinard a reçu une shrapnell dans la tempe, il est tombé la tête au-dessus d’un seau, du sang plein d’dans, c’était pas buvable... » Et il ajoutait : « Si Pinard avait vu c’t’ ouvrage !... Heureusement qu’il était mort. »

20 février.

Le colonel Boisredon a téléphoné une fois de plus : « Trois cents tués au régiment ; un millier de blessés ; plus de vingt officiers hors de combat, dont dix tués ; des tranchées vides, ou du moins "tactiquement" vides ; la crête perdue si les Boches contre-attaquent encore... » Le colonel Tillien a répondu : « Qu’ils tiennent. Qu’ils tiennent quand même, coûte que coûte. »…

… C’est alors que ce 210 est tombé. Je l’ai senti à la fois sur ma nuque, assené en massue formidable, et devant moi, fournaise rouge et grondante. Voilà comment un obus vous tue. Je ne bougerai pas mes mains pour les fourrer dans ma poitrine ouverte ; si je pouvais les ramener vers moi, j’enfoncerais mes deux mains dans la tiédeur de mes viscères à nu ; si j’étais debout devant moi, je verrais ma trachée pâle, mes poumons et mon cœur à travers mes côtes défoncées. Pas un geste, par pitié pour moi ! Les yeux fermés, comme Laviolette, et mourir seul.

Je vis absurdement… Qu’est-ce qui s’appuie sur moi, si lourd, et m’empêche de me lever ? Mon front saigne : ce n'est rien, mes deux mains sont criblées de grains sombres, de minuscules brûlures rapprochées ; et sur cette main-ci, la mienne, plaquée chaude et gluante une langue colle, qu'il me faut secouer sur la boue. Je suis libre depuis ce geste ; et je puis me lever, maintenant que le corps de Lardin vient de basculer doucement… Je suis debout…

… Je ne peux tout de même pas, seul vivant, rester dans cette tranchée pleine de morts ! Il faut que j’aie la force d’aller jusqu’à l’entonnoir 7, que je «rende compte» au commandant, que je lui dise : « Mon commandant, je suis tout seul là-haut... » Il ne sera pas surpris ; il les a tous vus passer, un a un depuis quatre jours, il a bien dû comprendre que la tranchée se vidait peu à peu. Et les blessés ont dû parler des morts ; et les derniers viennent de descendre en troupe derrière Richomme qui hurlait. J’arriverai, je lui dirai : « Mon commandant... » Qu’est-ce que je lui dirai ? Mes oreilles, tout à coup, tintent d’une force étourdissante ; quelqu’un bouge devant moi, dans la pénombre crépusculaire ; il y a donc quelqu’un encore par ici ? Chabredier, il me semble ; oui, Chabredier le chef… Et quelques hommes avec lui : Mounot, Letertre, et de nouveau Rolland…

… « Mon lieutenant, vous me couperez bien la jambe, vous ? » Chabeau délire ; ses deux mains agrippent mon bras ; il me parle d’une voix suppliante, qu’une angoisse de désir fait trembler : « Mon couteau... Prenez mon couteau, il a bon fil ! elle tient si peu... Moi je n’ose pas... Prenez-le, mon lieutenant : un tout petit coup, elle ne me fera plus mal... »…

… « Où allez-vous. Genevoix ? - Mon commandant, je vais chercher les brancardiers. - Mon pauvre ami... Restez là. » C’est vrai ; je ne peux que rester... Rester blotti encore sous la pèlerine de caoutchouc, garder les yeux ouverts, écouter en reconnaissant toutes les voix : il y a Chantoiseau le jeune, qui recommence tout haut le compte de ses blessures, et d’heure en heure en découvre une nouvelle ; il y a Petitbru qui ne cesse de hurler ; il y a Jean qui ne dit rien, immobile sur le dos, mais qui tousse par longues quintes exténuées, et tourne un peu la tête pour cracher les caillots qui l’étouffent ; et Gaubert, et Beaurain, et Chabeau qui délire toujours, clappant de la langue et menant ses chevaux, derrière sa charrue, dans son champ : « Dia ! Hue ! Allons petit ! Dia ! » Son délire tombe, tout à coup, et il m’appelle, m’appelle, affolé de désespérance : « Mon lieutenant ! Ah ! c’est terrible ! Si vous aviez la jambe coupée, vous. Mais moi, un d’ l’Assistance, un valet d’ culture qu’on nourrit pour le travail qu’il donne ! On n’ voudra plus d’ moi. On m’ foutra dehors de partout. Ah ! mon lieutenant... »…

… Chabeau, la lèvre pendante, la face dure et décolorée, regarde sa jambe morte qui traîne à côté de lui. Jean ne peut même plus tousser ; il tourne tout doucement la tête, à droite, à gauche, la bouche auréolée de sang. Et Biloray, si réduit, avec sa tête penchante, son mince visage qui ne saigne plus, le nez noir de sang coagulé !

21 février.

Maintenant que les brancardiers sont venus, et qu’ils les ont emmenés, un à un, dans les toiles de tente ; maintenant que j’ai serré, une à une, leurs pauvres mains fiévreuses glacées, je jure que tout m’est bien égal. Ce n’est pas de ma faute : cette indifférence est sur moi, tombée sur moi je ne sais d’où, mais tangible et réelle comme des bras qui m’envelopperaient. D’avance, quoi que je fasse ou qu’il arrive, cette journée ne m’étonnera plus. Tout m’est égal. Non que mes sens trop las s’engourdissent ou s’émoussent : je n’éprouve nulle fatigue, nulle surexcitation non plus. Comment suis-je parvenu à cet équilibre inconcevable, à cette vie de fantôme lucide ?...

… C’est ce jour-là que j’ai été enseveli, deux fois dans la même demi-heure. J’ai dû avoir beaucoup de chance, car la vague de terre n’était pas très lourde sur moi : la tête libre, j’ai pu cracher tout de suite la boue fade qui m’emplissait la bouche, et respirer en attendant d’être debout. C’est ce jour-là encore que les Boches ont lancé leur dernière contre-attaque, et qu’il a cessé de pleuvoir. Le ciel est devenu d’une pâleur plus légère, transparente. Aux approches du soir, il nous a semblé que les obus tombaient moins fort, moins serré, que le soir apportait des Allemands jusqu’à nous comme une espèce de renoncement : las de frapper, de nous tuer vainement ? Las de faire tuer les leurs sur les pentes de la colline ?... Les obus tombaient moins fort, c’était vrai…

… Je me suis avancé dans la lueur des bougies. Le colonel. Boisredon, assis près d’une longue table encombrée de paperasses, s’est levé brusquement et m’a tendu les mains. « Entrez… Asseyez-vous... Chauffez-vous… Voulez-vous boire ? Avez-vous faim ?... Et ce pansement ? Vous êtes blessé ?... Ce n’est rien ? Ah ! tant mieux… »…

… Comme je les ai revus alors ! Tous, tous... Même ceux qui furent tués loin de moi et que je n’avais pas vus : Desoignes, Duféal et Moline, les trois ensemble. Tout à l’heure, dans l’abri du colonel, des voix avaient prononcé leurs noms, et je m’étais enfui, ayant peur d’autres noms encore… A quoi bon ? Il fallait bien que cela vînt : Porchon, qu’est-ce qu’on a fait de toi ? Juste au bas du boyau, à quelques pas du poste de secours, un 77 t’a ouvert la poitrine, tu es tombé la face contre terre, et tu es mort. Est-ce que tu te battais encore ? Et Butrel qui descendait chercher de l’eau ? Et Troubat déjà blessé ? Et le paralysé couché sur les cadavres ? Les obus, sur la crête, ont tué Janselme, un médecin du 3e bataillon ; les obus, au village, ont écrasé un poste de secours ; les obus, sur la route de Mesnil, ont tué les blessés qui s’en allaient. Et même les autres, Hirsch, Jeannot, Muller… Pourquoi ? Pourquoi ma tranchée pleine de morts, tous ces morts déchiquetés, éventrés, broyés, tombés les uns auprès des autres sans avoir tiré une cartouche ? Pourquoi l’entonnoir plein de morts, et le coin d’acier froid fiché dans le crâne de Raynaud ? Pourquoi ce lourd bouclier, retombant de si haut sur la jambe du capitaine Secousse ? J’entends sa voix, son accent de douceur stupéfaite et résignée : « Oh ! ma jambe... » Le commandant Sénéchal tremble et chevrote ; Petitbru recommence à hurler ; Biloray court, tombe, se relève et court ; Laviolette se cache pour mourir, et sa main frissonne sur sa tête dans une moufle de laine bleue...

A suivre…

Livre IV - Les Eparges (3/4)



31/03/2015
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