Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre III - La boue (1/4)
A mon père.
Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »
Marie Favre : choix de lecture 27/09/2014
Les maisons mitraillées
30 octobre - 1er novembre.
« Hé ? Quoi t’ c’est ? » dit une voix qui sort de terre. Je me laisse glisser plus avant, rabotant du dos des degrés. Mes yeux s’écarquillent sans rien voir. Tâtonnantes, mes mains heurtent des planches vermoulues, que des clous, de place en place, hérissent. « Alors, min lieutenant, c’est comme cha qu’ v’s entrez dans l’ tranchée ? » - Ah ! c’est toi, Martin ?... Où es-tu ? — Ilà. » J’entends ses pas qui approchent et distingue enfin sa silhouette, sa tête plate entre ses épaules rondes. « Qu’est-ce que tu fais là, tout seul ? Pourquoi n’es-tu pas dans la grange, avec les autres ? - Écoutez, min lieutenant... » Précipitant les mots et mêlant les syllabes, Martin se lance dans un discours confus. Je crois comprendre qu’il a surpris, à la relève, quelques phrases échangées entre sous-officiers : il y était question d’une tranchée-refuge, creusée sous terre, et boisée comme une galerie de mine. « V’s comprenez, min lieutenant... Gal’rie d’ mine : j’ai v’lu vir. - Et tu t’es faufilé ? - En douce ! » Il est debout, juste sous une fissure du revêtement. Sa face jaune au front bas me montre ses yeux gris, bridés d’un sourire qui les fait plus petits encore, et sa joue gauche que distend une chique démesurée. « Une saloperie, c’ tranchée ! Moche... Pas ridder. »
Martin, le plus qu’il peut, répudie son patois de « ch’ Nord ». Les premiers temps, chaque fois qu’à la section un loustic le parodiait en riant, il se fâchait rouge et cognait. Depuis, il a cru plus habile d’accommoder sa langue au goût universel : sur tous autres, il a écouté les propos des Parisiens, ceux « de ch’ Paname » ; il a épié leurs mots d’argot, les a faits siens, les a incorporés de force à son parler « chtimi ». Et son patient effort a fini par créer le plus déconcertant dialecte, et le plus savoureux qui soit. « Quien ! Visez cha ! »…
… - Voyons, Martin ! Tu ne prétends pas, toi, tout seul, en trois jours… Quatre hommes n’y suffiraient pas.… Après tout, si ça t’amuse... Mais surtout, ne te montre pas : pense que tu ferais amocher des copains, si tu nous attirais des marmites. - Va donc, min lieutenant ! Martin et un couillon, ç’ fait deux. »…
… Je n’ose plus rien dire. Je voudrais partir et ne puis m’y résoudre, retenu que je suis par le désir de vaincre doucement la froideur des deux vieillards, de gagner leur confiance pour qu’enfin leurs langues se dénouent, et qu’à travers leurs lents propos un peu de lumière m’apparaisse qui éclaire l’inconnu de leur vie.
« On vous a-t-i’ déjà vu ? demande soudain la femme. - Non : c’est la première fois que nous venons ici. - Aussi je m’ disais… Approchez voir un piot ; j’ai des si mauvais yeux... Encore, donc ! » Quand je touche presque sa chaise, elle examine longtemps le col de ma capote, palpe du bout des doigts le chiffre brodé sur l’écusson. « C’est pas l’ même, dit-elle enfin. Vous êtes pas du 165 ? De Verdéun ? - Non. Du 106. De Châlons. - Ainsi,
vous êtes pas du 165. C’est donc ça qu’on vous connaît point. - Vous les connaissez bien, ceux du 165 ? - Oh ! Pensez ! Y a si longtemps qu’i’s sont ici !... Pas tous ; d’aucuns qu’étaient gentils... Y en avait.
- Y en avait, approuve le vieux. - Un caporal… I’ s’appelait, Jean Ramades… I’ v’nait souvent s’asseoir comme vous êtes là. I’ nous f’sait compagnie, i’ nous appelait grand-père et grand-mère... Il est mort. - Tué ? - Oh ! Mais oui !... Ça fait trois jours. A matin encore, y avait d’ son sang sur la dalle : ici là, tenez. » Elle allonge sa jambe sous sa cotte et frotte du bout de la savate, près du chenet, la pierre de l’âtre. « On l’a porté chez vous, après ? - Oh ! Mais non ! répond-elle. C’est entre nous deux, l’ père et moi, qu’ la balle est v’nue l’ prendre. - Entre nous deux, redit l’aïeul. - Une balle ? Mais entrée par où ? - Par la croisée, donc ! Il en passe tous les jours, qui tapent dans l’ mur. On voit les trous, tenez, tout blancs là autour... Il était là, assis tranquille à sa coutume, qui s’ chauffait en fumant sa pipe. - I’ la fumait pas, corrige l’homme, puisque c’est en l’allumant qu’il est mort !
- C’est vrai, i’ v’nait d’ la bourrer. Même qu’i m’a dit en finissant : « Vous voyez, grand-mère, une bonne pipe comme en v’là une, y a pas une femme que j’ changerais pour. Ça fatigue moins et ça n’ trompe pas. » Manière de rire, comprenez !... Là-d’ssus, le v’là qui s’ baisse et qui cherche à même la cendre, avec ses doigts, un charbon encore rouge pour allumer son tabac... C’est à c’ moment-là qu’ les Prussiens ont tiré. On a entendu les balles taper sur le mur dehors, passer au droit d’ la f’nêtre et continuer à taper plus loin... Ma foi, on en avait bien senti une ou deux ronfler pas loin, dans la salle, mais on y avait guère prêté r’marque... C’est rien qu’après qu’on s’est aperçu. - C’est moi qui m’ai aperçu dit le vieux. - Oui, monsieur, c’est lui. Tout d’un coup, je l’entends qui m’appelle : « Hé ! la Delphine ! - Quoi donc ? - Tu vois pas l’ Jean ? - Qu’est-ce qu’i fait, l’ Jean ? - I’ s’ lève pus. » J’ai regardé, monsieur, et je l’ai vu, toujours baissé sur sa chaise, plié en deux, comme un qui dort. - Et il était ?... - Attendez voir... Nous, on croyait d’abord qu’i’ nous cherchait malice : ça y arrivait… L’ père a donc quitté d’ sa chaise et il l’a touché à l’épaule. Et alors il a glissé d’ biais, et il tombé su’ l’ carreau, tout du long ; et à peine qu’il était tombé, la dalle était rouge de son sang... Vous comprenez, comme il avait pas bougé, tout c’ sang y avait coulé dans un pli d’ sa capote. C’est seulement quand l’ père l’a poussé que c’ pli s’est vidé, pareil une écuelle qu’on renverse... C’est pourtant mauvais, ces balles ! »
Le vieux, alors, levant l’index et sentencieux : « Les obus, c’est franc ; mais les balles, c’est traître. - Oh ! pour sûr ! Ça vient tout d’un coup, et ça vous aurait tué avant qu’on aye pu faire une tiote prière... La nuit, des fois, ça nous réveille : on vit pus. » Elle parle d’une voix égale et basse, aussi peu vivante, en effet, que le regard de ses prunelles décolorées. Cette mort lugubre d’un soldat, elle l’a contée sans un frémissement, sans qu’une lueur d’émotion humaine ait animé un seul instant son visage où les rides, à travers la peau jaune, creusent leurs sillons gris de crasse.
« Mais pourquoi, vous qui le pouvez, ne quittez-vous pas ce village ? Il y en a tant d’autres, où les balles n’entrent pas dans les maisons, où vous pourriez dormir la nuit… Ici, à chaque instant, vous risquez d’être tués. - Tués ? » dit l’homme. Il me regarde, hostile, sa bouche sans lèvres déviée par un bizarre sourire. « Oh ! que non ! répond-il enfin. Des morts pareilles, ça n’arrive qu’aux jeunes. - Et quand même ! intervient la femme. On a cent soixante ans tous les deux ; on est né les deux à Trésauvaux, on mourra ici les deux... » Et brusquement, haussant hargneusement le ton : « On s’ laissera pas évacuer d’ force, oh ! mais non ! C’est-i’ pa’ce que vous êtes chef que vous auriez l’ droit d’ nous tourmenter ?... Mais on partira pas, vous entendez ! Jamais ! »
Son corps se tasse ; elle recroise ses mains sur ses genoux et, d’une petite voix gémissante : « Pauv’es nous ! dit-elle. Pour un malheureux bien qu’on a gagné à si grand-peine, qu’on n’ pourrait même pus l’ garder, à c’t’ heure ! La maison, l’ j’ardin, les terres, tout ça qu’ faudrait abandonner, sans avoir pu en faire argent !... » Elle s’interrompt sur ce dernier mot, et lentement tourne sur sa chaise : « Écoutez donc... Puisque vous commandez des hommes, faut bien qu’ vous les nourrissiez ? Comme on dit : « pus d’ manger ; pus d’hommes ». - Et qu’est-ce que vous voulez me vendre ? - Mais voyez comme il est pressé !... C’est des porcs, là, des porcs gras, des belles bêtes ! On en a quat’e de reste sous l’ toit... On vous cédera encore le plus gros, si ça vous agrée. - Je peux les voir ? - Oh ! mais oui ; tout d’ suite ! » Elle se lève avec une prestesse surprenante ; et, comme le vieux se lève aussi : « Reste là, toi ; faut qu’y en ait un qui garde… Et tâche de t’ tenir tranquille ! « C’est vrai, monsieur » poursuit-elle, tandis qu’à sa suite je traverse l’humide couloir, « c’est pas volontiers que j’ l’abandonne : quand il est tout seul, figurez-vous, l’ feu l’attire ; il aime le chaud tellement qu’i’ s’ penche !... J’ai toujours peur qu’i’ tombe dedans. »
Tout en parlant, elle patauge dans la boue du jardin, allonge ses maigres jambes, par-dessus des choux noirs de pourriture. Et ses savates lâches, qui collent au terreau gluant, découvrent à chaque pas, aux trous de ses bas de laine grise, la peau jaune de ses talons. « C’est là, dit-elle. Approchez-vous. » La porte entrebâillée de la soue pousse vers moi l’odeur aigre et pénétrante des bêtes. Je les entends qui mâchonnent leurs grognements, distingue vaguement la houle rose de leurs échines. « Pas vrai qu’i’s sont beaux ? - Ils ont l’air maigre. - Maigres ? Cherchez voir les pareils ! - Et combien ? - Cent francs. J’ peux pas moins. - Quatre-vingts. - Mon pauv’e monsieur ! C’est pas raisonnable ! - J’en aurai de plus gros, quand je voudrai, à soixante-dix. - Oh ! mon Dieu ! Et où donc ça ? - A Mouilly, à Villers, partout. - On vous en aurait-i’ offert à c’ prix-là ? - Tous les jours. - Et vous dites bien quatre-vingts francs ?... Mettez cent sous d’ mieux, allons, puisque c’est même pas votre argent - Quatre-vingts, dernier prix... Comptant. »
Elle me regarde en coin, me devine résolu, se décide : « Eh bien ! donnez... - Nous sommes d’accord ? - C’est que... c’est du papier, monsieur, du nouveau, et j’aime point ça. - Je n’ai rien d’autre. - Pas un peu d’or ? La moitié d’or, ça s’rait juste… Ou seulement une tiote pièce de vingt francs. - Pas une. - Ni des anciens billets ? - Non plus. - Oh ! mon Dieu ! Qu’il est dur, c’t homme-là !... Et l’quel que vous choisissez, pour finir ? - Celui-ci. - Oh ! vous avez pas l’œil ; y a l’aut’e là-bas, qu’est plus avantageux. » Ce disant, elle me montre la plus chétive des quatre bêtes, un goret roussâtre, plat des flancs, la peau des cuisses flottant sur la chair. «Non ! Non ! Celui-ci… S’ pas, mon vieux ? » Et le porc, toute la tête et le garrot hors du bouge, lève les oreilles, fixe sur moi le regard bleu de ses yeux minuscules, retrousse son groin et semble rire…
… Le pied sur le bord d’une chaise, il ajuste ses bandes molletières. « Vous voyez, j’ai adopté les bandes droites. J’ai eu du mal à cause des renversés. Mais une fois qu’on a pigé le truc, ça va tout seul. Et si vous saviez c’ que la jambe peut être bien maintenue là-dedans !... Les cintrées n’existent pas, à côté. »
A suivre…
Livre III - La boue (2/4)
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