14-18Hebdo

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Causeries et souvenirs (Gabriel Bon) - 10. De vraies Françaises

 

En 1914, le général Gabriel Bon, 61 ans, commande à La Fère (Aisne) l'artillerie du 2ème corps d'armée. Blessé en 1915, il ne participera pas à la suite de la guerre et publiera en 1916 "Causeries et souvenirs, 1914-1915", d'où est extrait ce témoignage.

Document transmis par Bernadette Grandcolas, son arrière-petite-fille  16/12/2014

Cette chronique nous permet d’aborder un des drames de cette guerre, déjà évoqué dans la correspondance de Georges et Mimi Cuny à cette date : celui des réfugiés. Nous sommes familiers des récits de l’exode de Français sur les routes de France en 1940, beaucoup moins des souvenirs de réfugiés lors des batailles et des bombardements de la fin août 1914. Le contraste entre la réception du général dans une maison du village le 25 août et la lettre que sa propriétaire lui a envoyée pour raconter son départ avec sa mère et ses deux jeunes nièces à la suite des menaces de destruction de ce village, effectivement incendié le 31 août, est particulièrement frappant. Il est intéressant de noter que le général appelle « émigrés » ces réfugiés. L’utilisation de termes à connotation morale ou religieuse est intéressante : «épreuve», «sacrifice», «l’envahisseur sera châtié », « barbares », «maudite guerre».

 

Aujourd’hui je reçois une lettre qui réveille chez moi le souvenir de beaux combats et de tristes spectacles.

Une réfugiée de B… m’écrit et, après avoir rappelé le succès de nos armes près de ce village, elle me dit :

« Nous avons appris que le 31 août, B. a été bombardé avec des bombes incendiaires, nous sommes brûlés complètement, notre cœur saigne à la pensée de ne pas avoir un souvenir de famille. Mais au moins ces barbares n’auront rien enlevé. C’est avec fierté que nous souffrons pour notre patrie cette nouvelle épreuve et nous espérons que bientôt l’envahisseur sera châtié et que notre France sortira victorieuse de cette maudite guerre. »

Pauvre femme !

C’est le 25 août au soir, nous arrivons à B…, il fait nuit noire, il pleut, nous sommes harassés. Un heureux hasard nous conduit à sa porte. Elle me reconnait, c’est une ancienne commerçante de L.F.[1] où elle habitait en face de chez moi. Aussitôt nous sommes choyés comme des enfants. La vieille mère, deux jolies nièces s’empressent à nous servir.

Ce sont des œufs, du jambon, de bons lits. Je ne dis pas que nous ayons beaucoup dormi ; réveillés par les ordres dès une heure du matin, nous nous tenons en chemise et caleçon à la fenêtre prêtant l’oreille aux bruits de toute nature qui troublaient la nuit.

Le 27 août, nous repoussons victorieusement toutes les attaques de l’ennemi. L’artillerie brise les ponts, écrase les brigades qui s’efforcent de passer la rivière ; l’infanterie anéantit ce qui avait échappé aux obus et nous restons toute la journée sur nos positions.

Mais le 27 au soir, nous avons appris que les corps d’armée voisins avaient été moins heureux. Demain ce sera encore la retraite !

Aussi le soir en rentrant, je dis à mon hôtesse : « Il faut partir, vous ne pouvez laisser ces jeunes filles dans un pays que vont occuper les Allemands ». Et la pauvre femme, sa mère et les deux nièces s’en sont allées dans la nuit.

Oh ! Ces convois d’émigrants ! Vous ne les avez pas vus, politiciens incorrigibles. Moi, je ne les oublierai jamais. Je verrai toujours ces chars où étaient entassés des matelas sur lesquels étaient hissés les enfants et que suivaient les femmes et les vieillards, puis c’étaient les femmes en toilette du dimanche, poussant des voitures d’enfant, des vaches sont chassées par une paysanne. Le lugubre défilé emplit les routes. Dans les champs, tous les pas, de lugubres campements. Les soldats pleurent de rage de n’avoir pu défendre ces malheureux ; ils détournent le regard de leurs yeux, de peur d’y lire un reproche.

La route arrive-t-elle à un défilé que l’armée doit traverser, les gendarmes chassent les émigrants qui encombrent le passage.

La vision la plus triste est celle des enfants qui ont perdu leurs parents. A S… je trouve un petit sans mère, il est parti seul, effaré, d’un village que mes obus ont brûlé. Je donne une aumône à la femme qui l’a recueilli et je détourne la tête.

Quant à mon hôtesse, un de mes officiers l’a vue sur la route, elle a perdu sa mère et une de ses nièces. Plus tard, j’apprends qu’elles sont toutes réunies à Saint-D… Le sous-préfet a bien voulu m’assurer qu’elles ne manqueraient de rien.

Les Allemands, pour se venger de leur défaite à B…, ont brûlé le village.

Les pauvres émigrantes n’ont rien, offrent cette nouvelle épreuve à leur patrie et espèrent que ce sacrifice sera utile à la France. Quelle belle leçon ! Ce sont de vraies Françaises.



[1] La Fère (Aisne) où le deuxième corps d’armée que commande le général est affecté en 1913.



19/12/2014
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