Carnets de guerre (Anna Vautrin) – N° 14 - 11 au 17 janvier 1915
Anna Vautrin, 48 ans en 1914, née Perrin, a épousé Alexis Vautrin professeur à la Faculté de médecine de Nancy. Alexis et Anna Vautrin habitent à Nancy, cours Léopold, et ont une maison au bord du lac de Gérardmer, « les Roseaux ». Ils ont quatre filles : Suzanne épouse de Paul Boucher qui ont deux enfants : Annette et Jean, Madeleine épouse d’Edouard Michaut qui ont une petite Colette, enfin Marguerite et Yvonne.
Document transmis par Renaud Seynave, son arrière-petit-fils - 08/01/2015
Alexis et Anna Vautrin en 1910
Lundi 11 janvier 1915
Pont-à-Mousson a encore été bombardé aujourd’hui. Le cimetière a beaucoup souffert. J’apprends aux Beaux-arts que la femme du docteur de Senones Mme Philbert qui a été opérée à la clinique vient d’être tuée à Senones d’un obus français. Les Allemands sont toujours à Senones et ils bombardent Moyenmoutier depuis là. Ils sont à Senones comme dans une véritable forteresse et ils ont même mis autour des fils de fer barbelés dans lesquels ils font courir un courant électrique. C’est en voulant les déloger de Senones que les Français ont envoyés des obus dont l’un a tué Mme Philbert. C’est affreux, mourir d’un obus français.
Nous avons entendu tonner très fortement le canon de 2h du matin jusqu’à 8h du matin. Les coups se succédaient très vite et très forts. On nous a dit que les Allemands étaient près de Nomeny et qu’on se battait près de Clémery. Deux taubes sont encore venus ce matin et ont jeté deux bombes, une sur le pont Stanislas sur des bureaux des employés de la gare et l’autre rue Jeanne d’Arc. Trois aéroplanes des nôtres lui ont fait la chasse ; nous avions un très beau biplan Farman sans bruit de moteur car il est à remarquer que nos aéroplanes font beaucoup plus de bruits avec leurs moteurs que les taubes.
Les projecteurs marchent toujours toute la nuit. On recommande aux Nancéiens de bien fermer leurs persiennes pour qu’on ne voie point du tout de lumière. On vient aussi de donner l’ordre aux cafetiers de toute la ville (surtout les cafés du centre) de tirer leurs rideaux.
On ne peut toujours pas télégraphier à Gérardmer de Nancy. Cela est considéré dans la zone des armées. C’est bien gênant. De Gérardmer, quand on veut télégraphier à Nancy, il faut aller à Bruyères mais de Nancy, nous ne pouvons pas envoyer de dépêches à Gérardmer.
J’ai 47 ans aujourd’hui.
Mardi 12 janvier 1915
Edouard écrit à Madeleine du Nord « Nous sommes toujours en batterie en avant d’Ypres à l’extrême pointe et on reparle sérieusement de nous faire relever d’ici dans une dizaine de jours ».
Alice Kempf revient de Suisse où elle était à Neufchâtel depuis un mois. Son frère Georges Humbert est à Revigny. On vient de leur distribuer la carte des environs de Metz. Il se demande si on va les envoyer de ce côté-là.
Nous apprenons que Maurice Boucher vient d’être blessé dans le nord et qu’il a été évacué à l’ambulance de Granville. Il a reçu dans la jambe un éclat d’obus mais la blessure est sans gravité.
Georges Boucher qui était prisonnier à Schwerin dans le Mecklembourg vient d’être changé pour un camp à Osnabrück dans le Hanovre. Il dit qu’il y est beaucoup moins bien qu’à Schwerin.
Mercredi 13 janvier 1915
Edouard écrit du nord « Mon groupe est très en avant et le commandant m’interdit d’y aller le jour à cheval parce qu’on est vu et que cela attire les obus allemands ; alors j’y vais le soir ».
Suzanne a reçu hier mardi un télégramme de sa belle-mère de Gérardmer lui disant qu’elle se trouve à Remiremont pour aller en auto en Alsace voir Paul. Suzanne part par le train de 2h du matin au son du canon car il tonne très fort cette nuit. Elle trouve l’auto de son beau-père à Remiremont. Le canon que nous entendons et qui tonne très fort fortement est celui de nos pièces marines de Pont-à-Mousson pour déloger les Allemands qui sont toujours dans le bois Le Prêtre. Marguerite va tous les matins s’occuper des réfugiés des villages envahis et qui sont dans la caserne Molitor. Il y en a déjà plus de 4 000. C’est navrant de voir tous ces pauvres gens sur les chariots emportant ce qu’ils ont pu prendre : des couchages, des poules et autres choses. La grand-mère est assise sur de la paille tenant les petits-enfants. Le père marche à côté de la voiture, c’est un spectacle comme les gravures de Callot.
Jeudi 14 janvier 1915
Je vais à l’hôpital voir le service des blessés d’Alexis. Il y en a 120 en ce moment. Un blessé nous raconte qu’il est resté 5 jours à Champenoux sans être relevé. Il buvait dans une mare souffrant horriblement de la soif. Il était seul survivant après les 5 jours. Il avait vu mourir tous les blessés autour de lui. Une patrouille d’uhlans étant passée, il a fait le mort. Ils lui ont lancé une pierre à la tête pour voir s’il bougeait encore. Il a eu le courage de ne pas faire de mouvement. Il était seul au milieu des cadavres. Un autre blessé vient d’Apremont en Argonne, un autre est resté 8 jours à Commercy sans être pansé. Je ne puis raconter toutes les misères et douleurs de chacun. J’ai vu la capote d’un blessé. Il a été blessé d’une balle explosive. Un petit trou pour entrer dans la capote et une très large déchirure pour en sortir ; aussi il a une plaie affreuse. Ils me disent combien ils sont soignés avec tant de dévouement par Alexis. C’est un père pour eux. Lorsqu’il passe près de chacun, il leur dit un bon mot. Les sœurs me disent que le jour du nouvel an, Alexis leur disait à chacun un mot affectueux. Lorsqu’il fait les visites le matin, Alexis est entouré d’étudiants et il leur explique chaque cas. Lorsqu’il est parti, il parait que les blessés disent « Ce qu’il est calé et comme il parle bien ». Les sœurs du service d’Alexis l’adorent et s’effraient déjà quand il prendra son service de professeur.
Le 2ème fils du docteur Etienne a été grièvement blessé dans le nord. Il a fallu le trépaner. Pauvres parents qui ont déjà eu leur fils ainé tué.
Vendredi 15 janvier 1915
Alexis a reçu aujourd’hui des blessés de Clémery près de Nomeny. Nous allons l’après-midi à l’ambulance des Beaux-arts avec Annette pour porter des gâteaux aux blessés ainsi que des chocolats. Annette passe dans toutes les salles leur disant « Comment vas-tu blessé ». Nous leur donnons aussi des cigares. Un blessé écrit une lettre à Alexis le remerciant de toutes ses bontés. On a les larmes aux yeux en la lisant.
Un blessé nous raconte qu’il est resté près de Vitrimont toute la journée sur le champ de bataille. Les brancardiers n’osaient pas avancer. Il s’est trainé dans un fossé et les brancardiers sont venus le chercher. Pendant ce temps les taubes les avaient vus, aussitôt les obus tombent sur eux. Les brancardiers se couchent à côté de lui dans le fossé. Ce n’est qu’à la nuit qu’on a pu l’emmener au milieu des obus.
Alexis en écrivant à Maurice Boucher pour le jour de l’an lui disait « Ne les épargnez pas, tuez tous ces Allemands qui ont fait mourir ma mère et tant des nôtres ». Et lui-même avec son devoir de docteur soigne depuis trois mois un lieutenant allemand à la clinique ; ce que c’est que le devoir !
On nous dit que le jardinier de la Cure d’air a été fusillé comme espion car il faisait des signaux lumineux avec l’ennemi.
Alice Kempf va voir Georges son frère à Revigny mais on ne lui a permis de le voir que 10 minutes car il va partir avec tout son régiment vers Reims. Les Allemands bombardent toujours Reims et Pont-à-Mousson. Edouard écrit à Madeleine qu’il n’y a rien de nouveau dans le nord.
Samedi 16 janvier 1915
Le 5 janvier a paru dans l’Officiel la nomination de Georges Cuny à la Légion d’honneur, croix bien méritée. Le brave Georges est en ce moment retourné sur le front. Il est près de Soissons.
Le canon tonne du côté de Pont-à-Mousson. On a laissé les Allemands s’approcher de côté de La Seille puis nous les avons bombardés. Il y a eu beaucoup de morts.
Dimanche 17 janvier 1915
A 11h du soir, un zeppelin est venu de Lunéville. Il a lancé trois bombes puis il est venu sur Blainville. On l’a signalé à Nancy par téléphone, aussi les projecteurs ont marché et nos canons étaient prêts à le recevoir. Il n’est pas venu.
Nous avons porté aujourd’hui des gâteaux aux blessés de l’ambulance des Beaux-arts.
A 7h du soir hier, le prince de Galles est arrivé tout à fait incognito. Personne n’avait annoncé son arrivée. Le restaurateur Valter de la place Stanislas n’a su qu’à trois heures qu’il avait le prince de Galles à diner le soir. Il est arrivé avec 8 officiers anglais. Il couchait au Grand Hôtel et prenait ses repas au restaurant Valter. On le voyait traverser la place Stanislas à pied. Dans l’après midi, 8 automobiles contenant le prince de Galles et sa suite sont parties du Grand Hôtel pour aller voir les villages détruits et tout le Grand Couronné de Nancy. Ils sont rentrés à 7h. A 8h le prince de Galles dinait chez Valter avec le ministre de la Guerre venu de Paris. J’ai vu leur table préparée chez Valter.
A suivre…
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