14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 12 - Août 1915

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

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Edouard Favre - 1915

 

1er août (1915)

Un an de guerre déjà. L’Allemagne n’a rien fait de ce qu’elle aurait voulu faire. Elle mène actuellement une très vigoureuse offensive contre les Russes qui se replient lentement et lui abandonneront probablement Varsovie. Pauvre Pologne, qu’en restera-t-il lorsqu’elle sera reconstituée ! Les Russes sont inférieurs par leur artillerie, leur armement, leurs munitions. Le Japon ne leur a peut-être pas pu fournir ce dont ils avaient besoin et la fermeture des Dardanelles a empêché le ravitaillement de nos alliés. Nous ne savons pas non plus en combien de points le transsibérien aura été coupé, quels désordres les Allemands auront pu provoquer dans cette région. Quoi qu’il en soit les Russes en se repliant affaiblissent l’adversaire et eux-mêmes se renforcent. De notre côté c’est le statu quo, notre offensive s’est arrêtée, la contre-attaque allemande a été enrayée, le moral est excellent sur le front et dans l’intérieur. Un peu de patience encore. Quand nous pousserons sérieusement, les Anglais et nous, il faudra bien que nous percions cette ligne… oui mais ce serait beaucoup plus aisé et moins cher si les avions étaient comme je dis, s’ils étaient blindés à l’épreuve de la balle, s’ils étaient armés de mitrailleuses et si, au lieu de rester à d’énormes hauteurs, ils volaient à 20 ou 30 m au-dessus de l’ennemi, tirant sur tout ce qu’ils voient, empêchant le service des batteries, etc., arrêtant les ravitaillements, mitraillant les renforts, jetant la panique dans les convois et services de l’arrière…

 

Décidément je crois que j’en ferai une maladie. Pour le moment je n’ai pas l’air d’en prendre le chemin car j’ai une mine excellente qui a tranquillisé tous les miens, et de fait il y a longtemps que je ne me suis pas si bien porté. Cependant certains jours je ne puis plus rassembler mes idées, un peu comme le docteur boche que Tartarin rencontrait dans les Alpes où il cherchait spécialement à les rattraper.

 

En particulier aujourd’hui, mais cela doit tenir surtout à la chaleur et à l’orage menaçant, et aussi à une nuit plus ou moins tranquille en compagnie des rats et souris qui nous envahissent. Mes téléphonistes ont démoli hier leur abri pour le refaire. Ils ont tué sept douzaines de rats et souris et il s’en est échappé un nombre au moins égal qui se sont réfugiés chez moi ou dans les abris voisins. Et les mouches et les moustiques… et il paraît qu’à Lihu c’est encore pire. Dans deux mois nous connaîtrons tous les plaisirs et les inconvénients du pays, puisque nous y aurons vécu les quatre saisons et nous commencerons tranquillement un nouvel hivernage, à moins que… mais cela c’est ce que nous ne savons pas.

 

Mon pauvre Jean D. a été évacué et je comprends maintenant pourquoi, comme sa pauvre mère l’a compris elle-même. Elle a lu la lettre adressée à l’oncle Armand[1], elle en a causé par téléphone avec l’oncle Etienne, tous les médecins sont d’accord sur un repos absolu d’au moins trois mois, etc. Au 54e on prononce le vrai mot : tuberculose, et on le considère comme perdu. Quel chagrin nouveau pour ses pauvres parents.

 

Du 54e je reçois un mot du jeune Guilleminot, c’est le frère du petit sous-lieutenant qui n’est pas resté trois semaines avec nous. Il voudrait venir sur la tombe de son frère. Je vais écrire à son capitaine commandant pour qu’il me l’envoie une journée. Fond, Guelfucci ou moi le recevrons à Harbonnières.

 

Je fais faire à la position de batterie, par ordre supérieur, des casemates pour mes canons. Malheureusement, comme toujours, on a trouvé le modèle indiqué pas pratique, énorme, et plutôt que de faire des observations à ce sujet on nous a imposé de l’exécuter sans modification. La batterie qui était jusqu’ici à peu près invisible va être repérée facilement au premier jour de beau temps. J’ai tout de même un peu modifié les deux dernières en les enterrant davantage, ce qui évite les charrois de terre, et maintenant que c’est terminé à peu près, le modèle n’est plus imposé…[2]

 

2 août 1915

Demain matin le Colonel va venir remettre à Jean sa Croix de guerre pour sa citation à l’ordre de sa division dans les Vosges, cela me fait presqu’autant de plaisir que lorsqu’il s’est agi de moi.

 

Journée calme aujourd’hui, l’ennemi n’a même pas répondu aux quelques obus que nous lui avons envoyés. J’ai eu ce soir quelque émotion en voyant arriver un avion à 1500 m de hauteur à peine, nous aura-t-il repéré, nous verrons cela au premier jour de beau temps. Peut-être n’en aura-t-il pas eu le temps car dès mes premiers obus il a pris de la hauteur, mille mètres de plus au moins, de cette altitude il n’aura pas pu voir grand-chose. Néanmoins ces énormes casemates sont difficiles à cacher, surtout leurs ombres au soleil couchant comme ce soir.

 

11 août 1915

Jean a été décoré… en un clin d’œil.

 

Le jeune Guilleminot est venu un de ces derniers jours faire le petit pèlerinage qu’il désirait faire. J’étais à Harbonnières ce jour-là et je l’ai reçu de mon mieux, nous sommes allés ensemble au cimetière. Il y a pleuré à chaudes larmes, puis encore dans ma chambre où je lui avais donné asile pour écrire à sa famille.

 

Nous avons appris tout à coup notre départ. Le 6 il n’en était pas question, le 7 le bruit en a couru, le 8 au matin les officiers qui devaient nous relever sont arrivés à la batterie et j’ai eu quelque surprise de voir arriver Pierre Bachy et le capitaine Mathieu mon cousin. Pierre Bachy commande une batterie, il a eu deux citations et a été décoré de la Légion d’honneur. Il a été très chic, cela ne m’étonne pas d’ailleurs, et a su se faire apprécier. Enfin le 8, dans la nuit, nous étions en route pour une destination inconnue. Nous sommes arrivés ici le 9 au matin, en sommes repartis le soir pour y revenir à 3 heures du matin, et nous attendons de nouveaux ordres. Que va-t-on faire de nous ? Il est probable que l’on va nous renvoyer dans l’Est. C’est mieux qu’ici notre place de bataille. Nous irions en tout cas en un lieu où il pleut des marmites, cela va nous changer.

 

J’ai pris hier un bain à la rivière, il faisait une température de canicule. Nos artilleurs en faisaient autant individuellement ou par petits groupes. Plusieurs ont répandu dans la batterie ma réputation de nageur… Un homme du groupe voisin s’est noyé. J’ai organisé aujourd’hui la baignade mais il ne fait plus chaud comme hier.

 

J’ai écrit à Mr Maréchal, à Mr Le Besnerais. Le premier m’a invité à lui reparler de cette question après la guerre, le second m’a fait une objection, mais je crois qu’il sera bientôt de mon avis car je lui ai répondu et lui ai envoyé mon dernier travail.

 

J’avais aussi écrit à l’oncle Jacques la lettre suivante qu’il m’a promis de faire parvenir à Mr Lecornu.

 

« Je vous remercie très vivement d’avoir parlé de moi à Mr Lecornu et de me communiquer sa lettre. J’ai été invité en effet en février dernier à rédiger une note résumant mon premier mémoire pour le faire paraître aux comptes rendus, mais j’ai préféré attendre à plus tard, estimant cette théorie assez importante, si elle est exacte, pour ne pas la publier maintenant.

  

Mon dernier travail, que Mr Lecornu a entre les mains et que vous avez lu, résume et complète le premier. Il contient les propositions suivantes.

  

L’aéroplane utilise la réaction élastique de l’air.

  

Pour une très petite variation de vitesse du fluide, l’aéroplane ne peut changer de niveau s’il n’a pas une suspension élastique de période v/g. Il perd une énergie correspondante à l’altitude très petite qu’il aurait dû prendre. Cette perte d’énergie est proportionnelle au cube de la vitesse, elle est due à une déformation non élastique de l’air.

  

Comme conséquence un fluide qui se déplace contre une surface même parallèle au mouvement et solidaire d’une masse éprouve une déformation non élastique. Le frottement qui en résulte est proportionnel au cube de la vitesse. On évite ce frottement par un intermédiaire élastique, duvet, fourrure, écailles…

  

Mr Lecornu fait une objection qui repose sur la signification du mot « déformer » que j’aurais dû préciser. J’entends par là une déformation non élastique. Une pièce de machine ne doit pas travailler au-delà de sa limite d’élasticité, il en est de même pour les fluides. Si l’effort imposé au métal n’a pas dépassé la limite, la déformation disparaît avec la cause et il n’y a pas de perte d’énergie car le travail des forces intérieures est exactement compensé par le travail des forces intérieures[3]. Si au contraire l’effort dépasse la limite il y a déformation permanente, perte d’énergie. L’ouvrier qui redresse le métal déformé remplit le même rôle que la pesanteur qui ressoude le fluide après le désordre que la surface a occasionné.

   

Ces quelques idées n’ont pas été admises jusqu’ici par les techniciens de l’aviation, je ne sais si je pourrai les convaincre.

  

Je profite de l’adresse que vous m’avez donnée de Mr Le Besnerais du G.M. et vais lui écrire pour savoir s’il s’intéresse à cette question. Elle pourrait aussi intéresser Mr Maréchal du PLM et comme je ne puis m’empêcher de chercher quelqu’un qui me réfute ou qui m’approuve je lui adresserai la même lettre.

  

Bien à vous mon cher oncle, fils, gendre et neveux vont bien. »

  

L’oncle Jacques, par Jean, m’a fait dire qu’il ferait parvenir cette lettre à Mr Lecornu.

 

Notre sort se dessine. L’ordre nous arrive de nous embarquer demain, nous irions du côté de Chaumont ? Nous le saurons bientôt.

A suivre…



[1] Armand Deries (1860-1949), mari de Marie Callies

[2] Puis, en fin de ce cahier, une page pleine de formules diverses dont perte d’énergie

[3] Sic ! (deux fois « forces intérieures »)



06/08/2015
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