14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 10 - Début juillet 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

1er juillet (1915)

J’ai envoyé il y a quelques jours mon nouveau travail à l’Académie des sciences. Elle doit être submergée par le flot de mille mémoires d’inventeurs, si bien que l’on a dû créer un organe spécial pour les étudier et éliminer en masse sans doute. Je l’ai envoyé aussi à l’oncle Jacques, il ne m’a pas répondu, il doit réfléchir, le lire, il en a peut-être parlé à Mr Termier comme je l’en priais, il m’en parlera sans doute dans une lettre ou en venant me voir comme il en a l’intention.

 

Maintenant que Jean se trouve ici il sera beaucoup plus tenté de recommencer sa fugue du mois d’avril. Il y a aussi Pierre Adenot[1] qui est dans le même cantonnement que Pétrus, son capitaine lui donnera bien la permission de la journée pour venir jusqu’ici. En revanche, Jean Deries a été évacué il y a une dizaine de jours, mais je n’ai pas bien compris le motif : engorgement des ganglions du cou ? Qu’est-ce que cela signifie. Il m’a écrit depuis son départ et se trouve dans l’Indre à l’Hospice de Buzançais, son frère Jacques est allé le voir.

 

Avec ces quelques jours de pluie, le calme de notre front semble être devenu encore plus absolu, on n’entend plus un coup de canon, à peine par moment un coup de fusil. Tous ont l’impression que la guerre va se prolonger, elle durera encore deux ans, puis il faudra après l’invasion de l’Allemagne l’occuper pendant quelques années peut-être jusqu’à ce que les clauses du traité de paix soient remplies, et que l’on soit à tout jamais débarrassé des menaces des pangermanistes.

 

On voudrait obtenir du pape une parole qui ne serait pas neutre, les journaux en parlent avec amertume et ne veulent pas se rendre compte que le pape ne peut pas actuellement prononcer cette parole. Cela viendra sans doute plus tard, mais il lui est bien difficile dans les circonstances actuelles de peser les arguments des deux parties, il lui faut faire des enquêtes et sans aucun doute il y procède. Le jour où il se départira de sa neutralité, le pape transformera cette guerre d’intérêt en une guerre de religions, est-elle autre chose d’ailleurs, n’est-ce point le paganisme des vieux dieux de la Germanie qui a voulu s’imposer à la civilisation chrétienne. Ce n’est pas parce que des gouvernements aveugles ont rompu avec Rome des relations diplomatiques centenaires que la France cesse d’être la nation la plus catholique, apostolique et romaine qui soit au monde. Dans aucun pays, l’expulsion des congrégations, le dépouillement de tous leurs biens, n’auraient pu s’effectuer sans une résistance violente au lieu de ne rencontrer que la résignation très digne de chrétiens qui voient plus loin que les biens de ce monde. La France malgré tout reste et restera la fille aînée de l’Eglise, la plus généreuse, la plus désintéressée. Elle rétablira son ambassadeur auprès du Souverain Pontife, ses intérêts politiques sont en Orient trop solidaires des intérêts catholiques pour qu’elle s’obstine dans cette absurde conduite.

 

Mon travail me remplit toujours l’esprit, et je m’étonne de trouver absurdes aujourd’hui des paroles prononcées ou des phrases écrites il y a moins de six mois. Comment donc par exemple ai-je pu écrire « les surfaces nuisibles doivent être normales, rigides et solidaires de la masse », comment ai-je pu en faire l’application au dirigeable, comment surtout ces conclusions qui me paraissent actuellement dénuées de raison ont-elles pu me paraître à cette époque si justes et si rigoureuses ? L’esprit de l’homme, son raisonnement sont choses bien fragiles, il prend son désir pour la réalité, il croit être sûr quand la certitude lui apporterait un soulagement. Il faut être en toute question, à cause de notre faiblesse de raisonnement, d’un scepticisme, d’une prudence exagérée. Tel argument peut paraître bon parce qu’il faudrait qu’il le fût. Et dans tout cet échafaudage péniblement élevé pièce par pièce au cours de ces trois années, je voudrais avoir une indépendance d’esprit suffisante pour discerner celles qui sont solides de celles qui ne le sont pas. Il en est plusieurs sans doute qui ne s’appuient sur rien et que l’on pourrait supprimer avec toutes celles qui en dépendent. Après cet émondage resterait-il encore quelque chose de cette construction. En toute conscience il me semble qu’il restera encore un édifice solide, on en pourrait mieux agencer les matériaux pour le présenter à des juges sévères.

 

Mais ces juges eux-mêmes n’ont-ils pas comme moi, plus que moi peut-être, le souci de ne pas dire un mot qui soit de trop louange ni critique. Ne sont-ils pas plus que moi tenus à cette prudence, à ce scepticisme grâce auxquels leur raison suivra la voie droite sans s’égarer sur de vaines apparences. L’appréciation de l’Académie des sciences sur mon premier travail ne pouvait être autre qu’elle n’a été. Dans l’amoncellement de vérités et de choses insipides que je présentais, elle ne pouvait être du premier coup plus clairvoyante que moi. Mon esprit hypnotisé par la même pensée depuis des mois devait être mieux que celui du juge capable de discerner le vrai du faux, et il n‘y réussissait pas, pourquoi m’étonner dès lors que je ne l’ai pas persuadé. Me voilà sévère pour mon premier travail et pour la lettre surtout que j’ai adressée à l’Académie. Il me paraît aujourd’hui que mon nouveau travail ne présente pas les mêmes imperfections, qu’il se vérifie davantage. Sans doute dans quelques mois je le trouverai très imparfait. Cependant il semble présenter des vérifications beaucoup plus nombreuses, surtout il met sous une forme concrète, dont nous vérifions l’existence sur les êtres animés, cet intermédiaire élastique nécessaire pour éviter le frottement des fluides, ce frottement incompréhensible puisqu’il existe même avec des surfaces polies à la perfection. Qui se serait douté de cette incompatibilité de la masse et du fluide sans un coussin intermédiaire ?

 

J’ai reçu au commencement du mois de juin, datée du 1er, une longue lettre de ma chère sœur Gothe. Elle croit que mes idées commencent à se répandre, que des essais ont été faits déjà, elle m’en demande les résultats. Je lui ai répondu qu’elle était trop pressée, que les hommes compétents s’émeuvent difficilement et tournent dans leur bouche leur langue plus que des enfants sages avant de déclarer la moindre chose, et la première qu’ils déclarent de la sorte ex cathedra, la seconde, puis la troisième est qu’ils n’y ont rien compris.

 

Et voilà qu’après avoir déclaré qu’ils avaient raison de ne pas se prononcer, je les plaisante de nouveau. Non cependant l’Académie des sciences a essayé de comprendre et ne s’est pas prononcée, l’Aviation militaire n’a pas essayé ou même n’a pas pu et s’est prononcée. Il y a entre ces deux autorités la différence qui existe entre un fat et un sage, un imbécile et un savant. Il n’y a pas grand-chose à obtenir des imbéciles infatués de leur situation et je pourrais avoir les meilleurs raisons pour renouer avec eux les relations qu’ils ont interrompues que vraisemblablement j’obtiendrais le même résultat négatif. J’ai plus de confiance dans l’Académie des sciences, mais là aussi le temps joue un rôle, il faut attendre, attendre… et j’ai tellement l’impression de perdre un temps précieux.

 

J’occupe ce temps comme je peux, lorsque ma pensée s’arrête à un problème, il s’y passionne jusqu’à ce qu’il ait trouvé la solution, et si cette solution le satisfait et qu’elle lui ait coûté du travail il se trouve épuisé pour un certain temps. Ainsi depuis le 15 juin où j’ai terminé de mettre au net mes nouvelles élucubrations je suis incapable d’un effort intellectuel sérieux. J’ai eu toutes les peines du monde à mettre sur pied une critique des méthodes actuellement préconisées pour tirer contre les aéroplanes, à mettre en évidence leur inadmissible complication, il m’a fallu cinq jours pour remettre au colonel un travail sérieux. Et après cela, fatigué par ce surmenage, je me repose à ne plus rien faire. J’ai lu deux ouvrages de Claude Farrère, c’est faux, d’une moralité très inférieure. Son histoire des Petites Alliées qui fait suite à Mlle Dax aurait pu être mieux traitée, c’est triste. Cela me rappelle point pour point l’histoire très véridique celle-là et très triste d’une jeune fille que j’ai connue à Valence, qui a perdu sa mère en 1906, qui a été plus ou moins abandonnée par son père trop occupé ailleurs, qui a finalement fait la grande bêtise et, déshonorée, s’est réfugiée à Toulon dans ce lamentable milieu des Petites Alliées. Elle a fini tout de même par s’y marier et je ne serais pas étonné que Farrère se soit inspiré de cette infortune, mais je n’aime pas sa manière brutale, réaliste et païenne. Combien je préfère Kipling et ses histoires de Mowgli ou du Phoque Blanc ou de Rikki-Tikki-Tavi, c’est gentil, innocent et propre et délicieusement écrit. Je connaîtrai bientôt par cœur tous ces ouvrages.

 

2 juillet (1915)

Nous sommes ici pour longtemps encore, on parle de notre prochaine campagne d’hiver, des besoins en chaussures, vêtements pour la vie de tranchée… En outre on envoie les hommes en permission de 4 jours. On interprète cette mesure comme une récompense aux plus méritants, évidemment, c’est aux plus méritants qu’il faut accorder le plaisir de revoir femme et enfants, mais le législateur n’a pas pris cette décision dans un but sentimental, il pense aux classes 1935 et 1936 et il a raison. Les Allemands y ont pensé déjà cet hiver et ils ont eu raison, tous les soldats mariés ont eu une permission. En France tous les soldats, en principe, pourront en avoir, je commence par les mariés. Mais n’est-il pas étonnant que ces permissionnaires doivent payer leur billet, il y aura bien une limite tout de même quand nous serons en Allemagne, ou ceux qui seront à Constantinople. On ne songe jamais à ces détails qui ont cependant leur importance. L’un de mes hommes ce matin ne pouvait pas partir faute d’argent pour son billet, je l’ai envoyé quand même. Il semble qu’on ne devrait faire payer que le billet depuis la garnison habituelle. On pourrait répondre que le tarif militaire est déjà réduit et aussi (mais le législateur n’approuverait pas) que personne n’est obligé de partir en permission.

 

Le commandant m’a demandé hier soir si je désirais partir pour quatre jours. Ne sachant si mes enfants sont réunis à Grenoble ou s’il n’y reste que les aînés, les plus jeunes étant St Jorioz, j’ai préféré attendre. Je pense attendre jusqu’au 18 juillet ou 20 juillet et j’irai à St Jorioz et j’aurai le plaisir de voir une partie de la famille qui s’y trouvera réunie.

 

4 juillet (1915)

Longue lettre de l’oncle Jacques, il arrive de Grenoble et me donne des nouvelles toutes fraiches de mes enfants. Il me dit que François s’est beaucoup développé et que Jean par comparaison semble rester stationnaire… j’irai les voir bientôt, je pense partir vers le 20 juillet et les rejoindre en Savoie. Jean Callies en arrivant dans ma batterie m’avait dit la même chose au sujet de François.

 

Dans sa lettre l’oncle Jacques me parle de toute la famille, les nouvelles sont bonnes mais il ne dit rien de nouveau de ce pauvre Paul, est-ce un oubli ou bien un silence laissant deviner son anxiété…

 

Il ne me parle de ma lettre et de mon travail que pour me dire qu’il n’a pas eu le temps de s’en occuper et que cela peut attendre. Evidemment nous n’en sommes pas à quinze jours près d’autant plus qu’il y a déjà deux ans bientôt que cela attend, mais il ne se rend pas compte de mon impatience, et surtout ne voyant pas comme je crois voir il ne se persuade pas. Et je voudrais bien que l’on croie ou que l’on réfute pour me débarrasser par un moyen ou un autre de cet énorme souci. Si c’est vrai en effet, la portée en est incalculable, c’est la navigation aérienne assurée, c’est le chemin de fer et le bateau rendus plus économiques, c’est une économie journalière de plusieurs milliers de tonnes de charbon, c’est la vitesse des transports augmentant, c’est aussi mais à un degré moindre la force hydraulique plus abondante, etc. Assez de cette énumération que je fais pour la centième fois à moi-même, je suis seul pour le moment à la faire et à la lire et à lui accorder quelque crédit… Se trouvera-t-il quelqu’un assez charitable pour m’ôter mes illusions ou assez patient et laborieux pour me comprendre et en partager le poids avec moi.

A suivre…



[1] Pierre Adenot (1896-1958), cousin, fils de Jeanne Callies et d’Etienne Adenot



03/07/2015
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