Paul Laurent (1883-1916)
Il y a 100 ans, Paul LAURENT était tué à Verdun devant le Mort-Homme. Paul LAURENT était l’époux de Marguerite « Gry » BON, père de Lily LAURENT et grand-père des 12 enfants de Lily et André CUNY. Son arrière-petit-fils, Cyril CUNY, retrace sa vie et son parcours d’officier et raconte ses derniers jours de combat sur le champ de bataille de Verdun.
Cyril Cuny, son arrière-petit-fils - 15/06/2016
JEUNESSE (1883-1903)
Paul Albert LAURENT naît le 13 juillet 1883, à Poissy, dans une maison familiale où habite sa grand-mère et où ses parents se rendent régulièrement. Son père Albert (1851-1905) est ingénieur des Ponts et Chaussées, et sa mère Louise BERNARD (1861 – 1935) est issu d’une célèbre famille de bijoutier de la rue la Paix. La famille LAURENT est une famille bourgeoise et fortunée de Paris. En 1868, Louis LAURENT (1807 – 1869), le grand-père de Paul, avait construit Boulevard Haussmann à côté du Printemps, un immeuble de cinq étages qui fut vendu pour construire un autre immeuble deux fois plus grand au 211, Boulevard St Germain.
Paul a une grande sœur, Thérèse, née en 1881, et un petit frère, Louis, né en 1885.
De sa jeunesse, on ne sait presque rien pour le moment. Il passe ses premières années 5, rue du Havre près du boulevard Haussmann. La famille déménage au 109, Avenue Henri Martin vers 1894, cela permet de se rapprocher d’un bon Lycée, Janson de Sailly, où Paul ira étudier et préparer le concours d’entrée à L’école POLYTECHNIQUE.
1899 - De gauche à droite : Thérèse, Paul (16 ans), Louis LAURENT, et leurs petits cousins LORRAIN et BERNARD
(Album Berthe Cosson – site famille BERNARD-GAGEY)
En 1903 : Au 2nd rang debout à droite, Paul (20 ans) vient de fêter ses 20 ans.
A côté, Thérèse, Louis et les cousins LORRAIN et BERNARD
(Coll. Yves Lorrain)
ECOLE POLYTECHNIQUE : 1903-1905
En 1903, Paul est reçu 120e au concours d’entrée, et finalement 118° après le désistement de 2 autres candidats mieux classés.
Il fait sa rentrée le 1er octobre 1903 et passe la visite médicale d’aptitude au service militaire.
Sa fiche d’enregistrement le décrit ainsi :
1m67, 64kg, avec « des cheveux châtains, des yeux marron, un front bombé, un menton rond, une grande bouche, et un nez légèrement dévié vers la droite » (le port de la moustache servait peut-être à cacher cette caractéristique qui ne se distingue pas sur les photos.)
Il avait une acuité visuelle de 10/10 à l’œil droit, et 8/10 à l’œil gauche.
Paul LAURENT en première année à l’X (debout au 1er rang, 2ème à gauche)
(Archives de l’école Polytechnique)
Malgré des professeurs prestigieux comme Henri Poincaré en astronomie, Paul LAURENT ne va pas particulièrement briller à l’X. Ses notes sont globalement comprises entre 9 et 14. C’est correct, sans plus.
Au classement, il ne cesse de perdre des places : entré 118e sur 179, il sort 143e.
Sur son dossier de sortie, le général LHERITIER, commandant l’Ecole, inscrit d’ailleurs un commentaire sans équivoque : « A fait peu d’effort à l’Ecole ».
C’est que Paul n’est pas un élève particulièrement studieux ni discipliné. Dès le début de sa scolarité, il collectionne les punitions.
Voici la plus belle, en date du 15 mars 1904 :
« se trouvait 1h ¼ après l’extinction des feux dans un casernement de la 1re division, où l’on chantait, bien que les portes de communication entre les deux divisions fussent fermées, s’est caché sous un lit à l’arrivée de l’adjudant et n’a pas obéi à plusieurs injonctions de ce dernier qui a été obligé de le pousser pour le faire sortir de sa cachette. »
Cet « exploit » lui vaut 8 jours de prison (on est dans l’armée). On se demande même s’il n’a pas risqué le renvoi pur et simple mais peut-être était-ce également une sorte de défi qu’il voulait relever et qui lui vaudra une certaine popularité auprès de ses camarades. Car à la rentrée de 1904, il est élu membre de la Commiss.
BIZUTAGE ET CHAHUT
La Commiss (ou Khomiss) est une organisation d’élèves de 2ème année (les « anciens ») chargée « d’intégrer de façon burlesque » les nouveaux élèves de première année (les « conscrits »). En clair, la Commiss organise le bizutage.
Paul LAURENT faisait donc partie de la bande de copains qui se chargeaient de bizuter les « première année » et d’organiser le chahut à l’Ecole Polytechnique, des promenades sur les toits, des sorties illicites de l’école après le couvre-feu, des explorations dans les carrières souterraines, etc. A défaut d’avoir beaucoup travaillé, il s’est bien amusé !
L’équipe de la Comiss (1904 – 1905). Paul est assis en haut à gauche
(Archives de l’Ecole Polytechnique)
OFFICIER : 1905 – 1914
Paul LAURENT, à sa sortie de l’Ecole Polytechnique, choisit de rester dans l’armée. Il reçoit le grade de sous-lieutenant, comme tous ses camarades de promotion, et est affecté au 4e régiment d’artillerie à Besançon.
Il arrive donc à Besançon, au 4e régiment d’artillerie le 1er octobre 1905.
Sa première année de caserne est consacrée à l’apprentissage de son métier d’officier. D’emblée il s’affirme comme un sous-lieutenant très travailleur. Il manifeste beaucoup de goût pour son métier.
Son chef de régiment, le colonel CHATELAIN, écrit à son sujet, en avril 1906 :
« Intelligent, travailleur, zélé, de l’entrain, promet de faire un bon chef de section »
Le 6 août 1906, il est évalué par une commission d’examen des sous-lieutenants anciens élèves de l’Ecole Polytechnique, et obtient une note d’ensemble de 18/20.
L’appréciation qu’il reçoit tranche nettement avec celle de Polytechnique :
« Très travailleur, énergique, de la tenue, a du goût pour l’état militaire. Monte vigoureusement à cheval et cherche toutes les occasions de se perfectionner. Sera très apte en fin d’année au rôle de chef de section ».
(Archives du SHD)
Il est promu Lieutenant le 1er octobre 1907 et rejoint son régiment à Besançon.
Comment se passe alors sa vie d’officier ?
Il est célibataire et vit à la caserne. On sait qu’il passe la plupart de son temps à travailler, à s’entraîner physiquement, à s’affirmer dans son poste de chef de section. Il a une réelle réputation d’homme droit et d’excellente moralité. Durant toutes ses années de caserne, il sort peu et on ne relève qu’une seule punition, pour un motif bien futile : il a été vu dans la rue avec un képi non règlementaire !
En revanche, il fréquente la bourgeoisie militaire provinciale installée au centre-ville. Il retrouve notamment son oncle Charles BERNARD, chef d’escadron, affecté à Besançon depuis 1907 avec sa femme et ses 5 enfants. Et puis il y aussi et surtout la famille BON, dont le père, le colonel Gabriel BON est affecté de 1907 à 1910 à l’état-major du 5e régiment d’artillerie. Le Colonel a 4 garçons et 3 filles dont deux jumelles. L’aînée, Marie, est déjà mariée à André PIET, encore un officier. Quant aux deux jumelles, elles sont très différentes : l’une, Yvonne, est petite, l’autre s’appelle Marguerite, elle est grande et fine. Elle a 16 ans. Est-ce à ce moment que Paul en tombe amoureux ?
Il apprend énormément et affirme ses ambitions. Il est à l’étroit dans la caserne et dès 1909, alors qu’il n’a que 26 ans, il manifeste son intérêt pour la fonction d’instructeur. Il passera ainsi un an d’entraînement l’école de gymnastique et d’escrime de Joinville avant de partir pour Saumur, à l’école d’équitation.
Il obtient ainsi une fonction d’instructeur adjoint, qui lui permet de rentrer à Paris. Ce qui tombe très bien, car il va pouvoir y emménager avec la femme qu’il vient d’épouser.
MARIAGE
Paul épouse Marguerite BON le 27 mai 1912 à La Fère, où le général BON est en garnison.
Mariage de Paul LAURENT et Marguerite BON
(Archives Trott Boucher)
Le couple part s’installer à Paris, et loue un appartement au coin de l’avenue de Saxe et de l’avenue de Breteuil. Ils mènent une vie de jeunes bourgeois. Paul LAURENT vient d’être nommé instructeur militaire à l’Ecole Centrale des Arts et Métiers et l’Ecole des Mines. A nouveau, il donne entière satisfaction.
Marguerite et Paul, en août 1912
(Archives Trott BOUCHER)
Le 10 mars 1914 Marguerite met au monde son premier enfant, une petite fille qu’on prénommera Marie-Louise (très tôt surnommée Lily). Elle naît au 7bis rue de Monceau, Paris 8°, chez sa grand-mère Louise LAURENT.
Mais le 28 juin, l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo par un nationaliste serbe. C’est le prélude à une crise diplomatique entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie qui va mener l’Europe à la guerre en un mois. En juillet 1914, Paul est affecté au 2e régiment d’artillerie de campagne à Grenoble, où il part avec sa femme et sa fille.
LA GUERRE 1914 – 1916
Du premier jour de guerre on peut suivre la trace de Paul grâce au Journal de Marche et d’Opération de sa batterie. Ce document est toutefois très succinct. Les consignes sont de s’en tenir à l’essentiel des faits. Nous n’apprendrons rien sur l’état d’esprit des hommes et de leurs officiers. En 1920, un ancien officier du régiment écrira un Historique. Mais la vision apologique de ce document postérieur à la guerre, ne rend pas forcément bien compte de la manière dont les combats ont été vécus.
Pour comprendre comment Paul LAURENT a vécu la guerre, ses lettres auraient été une source d’information précieuse. Comme tous les Poilus, Paul a beaucoup écrit. Mais aucune lettre ne nous est parvenue. Comme on l’a dit, sa femme a détruit ses lettres, et on ignore si des lettres écrites à d’autres personnes existent encore.
Le 2 août 1914, jour de la mobilisation Paul prend le commandement de la 22e batterie appartenant au 1er groupe du 2e R.A.C., soit environ 180 hommes et presque autant de chevaux pour servir 4 canons de 75.
Les premiers mouvements de la batterie se font autour de Nancy ou l’armée Française de l’est doit contenir la poussée allemande, tandis que l’ouest est en pleine retraite
Ce n’est que le 11 septembre, alors que les Allemands ont été repoussés lors de la bataille de la Marne, que les Français parviennent à desserrer l’étau. Le 25 septembre 1914, lorsque la situation est plus calme, la 22e batterie est envoyée à Xivray, à 20 km à l’ouest de Pont-à-Mousson, où une attaque allemande exige des renforts immédiats. Elle y restera presque un an.
OCTOBRE 1914 – MAI 1916 : LA GUERRE DE POSITION
A la fin du mois de septembre 1914, les positions sont figées. Tandis que les deux armées s’engagent dans la course à la mer, à l’est on s’installe pour 4 ans dans la guerre de tranchées.
Jusqu’à la fin de l’année, les journées traînent en longueur. Les canons tirent sporadiquement, pour régler la portée de tir sur les tranchées adverses et sur des zones de barrages destinées à contenir une éventuelle attaque allemande.
Paul avec ses insignes de capitaine (1915)
(Coll. Cyril CUNY)
Le 1er novembre, Paul LAURENT accède au grade de Capitaine. Il est très apprécié par ses chefs qui notent « un officier très complet, d’une parfaite éducation, très instruit, s’occupant beaucoup de son personnel, d’une bravoure remarquable, gardant sous le feu un calme absolu ; fait rendre à sa batterie le maximum de ce qu’elle peut donner en toutes circonstances. Excellent commandant de batterie à tous égards ».
Il apprend la naissance le 12 avril 1915 à Grenoble de son 2ème enfant, une fille qui sera prénommée Elisabeth. Le livret militaire de Paul ne mentionne pas ses permissions pendant la guerre. On ne sait donc pas quand il a vu pour la première fois sa seconde fille.
L’été 1915 arrive et passe, sans aucun changement. Dans le secteur de la 22e batterie, le front est calme.
En octobre néanmoins la 22e batterie est envoyée en Champagne pour soutenir l’offensive française près de Châlons. L’offensive échoue mais Paul y gagne sa première citation :
« Sur le front depuis le début de la campagne, a donné maintes preuves de la plus grande activité et du plus complet mépris du danger. S’est prodigué depuis son arrivée en Champagne pour assurer dans des conditions particulièrement difficiles et périlleuses la liaison avec l’infanterie de première ligne et a effectué des tirs très efficaces. »
Puis la troupe regagne ses campements près de Nancy. Au début de 1916, Paul part plusieurs semaines en mission d’instruction à Toul. Lorsqu’il revient, c’est pour apprendre que le régiment d’artillerie s’apprête à monter à Verdun.
VERDUN : JUIN 1916
1er juin 1916
La bataille de Verdun dure depuis bientôt 100 jours. C’est un carnage pour l’armée française qui compte déjà plus de 100 000 morts et au moins 2 fois plus de blessés, mais qui tient toujours ses positions. Pétain a été remplacé par les généraux Nivelle et Mangin, jugés plus offensifs.
Les Allemands comprennent que cette bataille est en train également de les user autant que leurs adversaires et pour eux le temps presse : le 4 juin, les Russes déclenchent l’offensive Broussilov en Pologne sur les lignes austro-hongroises et allemandes. De plus ils savent qu’à l’ouest Joffre prépare une offensive sur la Somme dans les prochaines semaines. Ils décident donc de jeter toutes leurs forces dans une dernière furieuse offensive à Verdun pour enfin faire craquer les lignes françaises et en terminer.
Ils pilonnent le fort de Vaux et parviennent à y entrer le 1er juin. Après plusieurs jours de combats d’une violence inimaginable (au lance-flamme, au mazout enflammé, à l’arme blanche) le fort capitule le 7 juin. Il reste aux Allemands un fort à prendre, le fort de Souville, et ils pourront alors déferler sur Verdun devenue indéfendable.
Sur la rive gauche de la Meuse, les Allemands n’ont pas pu percer dans les secteurs du Mort-Homme et de la côte 304. Une grande offensive frontale va débuter le 20 juin par une intense préparation d’artillerie sur tout le secteur de Verdun.
C’est dans ce contexte que le régiment du Capitaine LAURENT arrive dans le secteur de Verdun.
MONTEE EN LIGNE
Le régiment se regroupe à Chamagne le 28 mai 1916 et se prépare à partir. Toutes les batteries embarquent le 2 juin. Le train doit passer par Bar-sur-Aube, et Vitry-le François. Ce détour est nécessaire car le saillant de St Mihiel empêche les transports directs de Nancy à Verdun. De plus il est impossible de couper la « Voie Sacrée » qui relie Bar-le-Duc et Verdun depuis 3 mois et alimente continuellement le front de nouvelles troupes.
Arrivé le 3 juin après-midi, les hommes vont rester 3 jours au repos. Pendant ce temps les groupes du régiment sont répartis sur les différents secteurs. Le 1er groupe, celui de la 22e batterie prendra position sur la rive gauche de la Meuse.
Le 7 juin, le groupe se met en marche. On est encore à 30 km de Verdun.
Le 8 juin à 8h, c’est au tour de Paul LAURENT de partir avec ses deux chefs de section examiner les positions. On lui a confié un endroit particulièrement exposé, à l’ouest des bois-Bourrus. Une position bien dégagée en bas d’une côte qui porte le n° 275, avec la crête du Mort-Homme et la côte 304 en ligne de mire, mais aussi à découvert, dangereusement avancée, et depuis longtemps repérée par l’artillerie allemande. Cette position semble si intenable que le chef d’escadron décide que la 22e batterie ne l’occupera pas et restera plus en arrière.
Décision contredite le soir même par le Colonel commandant le corps d’artillerie. Paul repart donc immédiatement avec une section sur la position fixée. Cette nuit-là le secteur est calme. Dans un silence total le Capitaine et ses hommes traversent les bois Bourrus, où ce qu’il en reste. Le bois n’est plus qu’un amas de terre d’où émergent çà et là des troncs d’arbres calcinés. Le sol est défiguré par les cratères d’obus, jonché de douilles, de matériel détruit et de cadavres de chevaux. La section arrive à 3h du matin pour relever les hommes de la 7e batterie. Afin de gagner du temps et éviter des mouvements trop repérables ou trop bruyants, la batterie n’a pas transporté ses canons. Elle prend en charge les pièces de la position et transmet les siennes à la 7e qui quitte Verdun. Dans l’urgence, il est impossible de procéder aux vérifications des pièces qui ont été néanmoins endommagées. Et l’accident survient. Dès le premier tir, un fût d’un canon éclate et tue un homme.
DEBUT DES COMBATS
Le 9 juin, en fin de matinée, la 2e section arrive avec le lieutenant CARCOPINO, adjoint de Paul. La 22e batterie peut commencer sa mission. Celle-ci est très claire : il faut coûte que coûte tenir la crête du Mort-Homme, à 1km en avant, faire barrage aux attaques allemandes et appuyer les contre-attaques françaises. L’artillerie pilonne des tranchées aux noms divers : Molina, Gilbert, Périgord. On s’assure qu’elles sont occupées par l’ennemi au moment où le feu se déchaîne. Paul LAURENT envoie ses adjoints reconnaître les positions et passe lui-même la plupart de son temps dans son observatoire en haut de la côte 275, d’où il a une vue imprenable mais où il offre aussi une cible de choix. La batterie est d’ailleurs repérée et essuie un bombardement le 10 juin, sans dégâts ni victimes. L’artillerie allemande semble moins viser les canons que les convois de ravitaillement. Ceux-ci par mesure de sécurité ne prennent la route que la nuit.
L’Historique du Régiment décrit l’atmosphère de ces combats :
« L'ennemi réagit pendant un mois et essaie de se dégager : écrasement et pilonnage des premières lignes et des réserves, harcèlement incessant de l'artillerie, tirs de destruction.
Il lance de fréquentes attaques pour reprendre le Mort-Homme. Durant cette période le secteur était plus agité, les tirs sont continus, furieux de jour et de nuit.
Dès qu'une batterie a ouvert le feu, elle est repérée et aussitôt arrosée copieusement d'obus de tous calibres. On ne distingue plus les arrivées des départs.
Les hommes travaillent fiévreusement, ils fortifient leurs abris, empilent des munitions.
Et quand, la nuit venue, du fond d'une « cagna » la voix d'un téléphoniste crie « barrage », c'est la ruée vers les pièces, c'est à qui commencera le tir le premier. Toute la ligne est en feu, de tous les côtés on voit surgir la flamme des départs, c'est le spectacle grandiose du front embrasé de fusées multicolores !! Le sourd roulement des caissons annonce les convois de projectiles qui montent, les voitures grincent, les conducteurs poussent leurs chevaux en criant, on entend le bruit des douilles qui s'entrechoquent, car c'est dans la nuit qu'on fait son « plein de munitions » et qu'on touche la pitance, souvent maigre, du lendemain.
Ces ravitaillements sont longs, pénibles et dangereux, les carrefours sont particulièrement battus, tous les jours on y voit de nouvelles taches de sang, de nouveaux chevaux éventrés.
Sans trêve ni repos, pendant des semaines, l'officier ignore le sommeil : responsabilité du personnel, changement de tir de réglage; tension morale torturante et de tout instant.
Dans cette lutte, les batteries sont à la hauteur de leur tâche, malgré les plus lourdes pertes. Le Ier groupe, en batterie dans le bois Bourrus, est spécialement éprouvé au cours de ses tirs et de ses ravitaillements : une colonne de caissons de la 23e batterie est prise sous le feu de l'ennemi.
Elle se dégage à grand peine après avoir terminé sa tâche, malgré la démolition de plusieurs voitures. La 22e batterie, en position à la cote 275, est prise sans cesse à partie par l'ennemi. Elle occupe, d'ailleurs, un emplacement intenable, à vue directe de Montfaucon et de la côte 304. Malgré cette position défectueuse, le capitaine LAURENT et le lieutenant CARCOPINO tirent de la batterie tout ce qu'elle peut donner.
Plusieurs attaques sont arrêtées grâce au tir commandé à point par ces deux officiers dont la vie se passe en majeure partie à l'observatoire de la cote 275, à quelque 100 mètres des pièces. La batterie subit de nombreux tirs de 150 et de 210.
Le 14 juin, l’infanterie prépare une attaque sur le Mort-Homme. Le Colonel ordonne que les liaisons de l’artillerie avec l’infanterie soient assurées par tous les moyens.
Le capitaine LAURENT en a fait sa spécialité. Il va régler cela par signaux optiques avec l’aspirant MARQUET, qui part en ligne et revient avec de précieux renseignements.
Le 15 juin, l’attaque est déclenchée. Le scenario est bien rôdé : l’artillerie ouvre le feu, et balaie tout un secteur. Ensuite elle allonge le tir. L’infanterie sort alors des tranchées pour occuper le terrain… et ainsi de suite. On est dans des combats très rapprochés. A la moindre erreur de réglage, la batterie tire trop court, sur ses propres soldats, ou trop long et les Allemands peuvent alors contre-attaquer. La précision des tirs, autre spécialité de Paul LAURENT, comme on sait, va à ce moment faire la différence. Les boyaux bombardés sont notés et identifiés avec une précision mathématique dans le JMO.
Le capitaine LAURENT et le lieutenant CARCOPINO suivent en permanence l’attaque à la jumelle.
A 16h15, les objectifs sont atteints. La crête du Mort-Homme est française.
A 17h, les Allemands contre-attaquent. Ils sont immédiatement stoppés par la 22e batterie qui exécute des tirs nourris.
La crête du Mort-Homme, telle que Paul pouvait l’observer à la jumelle
(Site : www.lesfrancaisaverdun-1916.fr)
Le 16 juin et le 17 juin, chacun profite d’une relative accalmie pour renforcer ses positions. Le lieutenant CARCOPINO part en première ligne et va remettre en place les moyens de communication. Des tirs de barrages sont exécutés. Le capitaine LAURENT reste vigilant : dans chaque camp, on envoie des fusées destinées à induire l’artillerie adverse en erreur.
Le 18 juin, à 6h du matin, un observateur prévient le Capitaine que les Allemands se rassemblent et se préparent à contre-attaquer à l’est du Mort-Homme. L’alerte est donnée, Paul se rue à l’observatoire, repère immédiatement les regroupements de l’adversaire, déclenche un tir d’une centaine d’obus qui taille en pièce les troupes ennemies et met fin définitivement à toute volonté allemande de contre-attaquer.
Ainsi on comprend mieux pourquoi l’état-major divisionnaire a maintenu l’ordre d’occuper une position dangereuse, et l’avantage que pouvait en tirer un officier résolu et excellent technicien d’artillerie.
Pour les Allemands, c’en est trop. Ils décident d’en finir avec cette batterie qui leur fait obstacle.
Le 20 juin, ils envoient un ballon qui va permettre de régler les tirs de représailles. Une première salve est déclenchée par l’artillerie lourde, à coup de mortiers de 210. La 22e s’en sort sans pertes humaines ni matérielles.
Mais le 21 juin à 9h, le bombardement reprend, et cette fois à une cadence beaucoup plus soutenue.
Le capitaine LAURENT, le lieutenant CARCOPINO et l’aspirant MARQUET ont juste le temps de quitter l’observatoire et parcourir quelques dizaines de mètres pour se jeter dans le premier abri qu’ils rencontrent.
Ce 21 juin 1916, sur la côte 275, au sud du Mort-Homme, le bombardement dure jusqu’à 11h30. Le pilonnage est intense. Un canon est littéralement pulvérisé. Les hommes sont rentrés aux abris et attendent anxieusement.
On ne sait à quelle heure exactement un obus percute de plein fouet l’abri des officiers qui s’effondre. Quand les tirs cessent et que les artilleurs peuvent enfin sortir, ils se précipitent pour dégager les soldats ensevelis.
Tué sur le coup par l’explosion, ou enseveli et lentement asphyxié, on ne le sait pas. Mais à 11h30, les hommes de la 22e batterie constatent que le capitaine LAURENT est mort.
La croix de bois de Paul, au cimetière de Blercourt (Meuse)
(Coll. Cyril Cuny)
EPILOGUE
Paul LAURENT est mort et avec lui, trois autres hommes : le lieutenant CARCOPINO, l’aspirant MARQUET, le soldat PERRET-TILLOT. La 22e batterie vient donc de perdre tous ses officiers. On imagine la panique qui a dû saisir les hommes.
Le corps de Paul est évacué vers une ambulance, c’est-à-dire un hôpital de campagne situé à 20 km au sud. De là, il sera inhumé provisoirement dans le cimetière militaire de Blercourt. Il recevra une citation à l’ordre de l’armée :
« A fait preuve au cours des combats des 15 et 18 juin des plus belles qualités de sang-froid et d’initiative. A effectué les reconnaissances les plus périlleuses, a fourni pendant tout le combat des renseignements précieux au commandement et par des tirs très précis a arrêté par deux fois le 15 et le 18 une contre-attaque à l’ennemi en lui infligeant de lourdes pertes. A été tué le 21 juin 1916 sur la position de batterie. »
On ignore comment Marguerite a appris la mort de son mari. Certainement par une lettre d’un camarade car l’avis de décès rédigé par l’administration militaire arrivera à Grenoble 3 semaines plus tard.
Ne pouvant rester seule, Marguerite part vivre chez ses parents à Marseille avec ses deux filles. C’est là qu’elles se trouveront toutes les trois le jour de l’armistice.
Elisabeth LAURENT raconte : « le jour de l’armistice, je me souviens que j’étais dans le jardin, les cloches sonnaient sans arrêt. Maman pleurait et Lily m’a dit : ‘’tu vois, Papa ne reviendra pas’’. Et elle m’a prise par l’épaule et nous sommes allées prier devant la photo de Papa. »
A la demande de Louise LAURENT, le corps de Paul sera ramené à Paris et inhumé au Père-Lachaise en 1922.
En 1925, Lily et Elisabeth sont officiellement pupilles de la Nation
Lily (3 ans), Marguerite et Elisabeth (2 ans) en 1917
(Archives Trott Boucher)
(Archives Trott Boucher)
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