Journal de la Grande Guerre de quelques ancêtres des familles Farret, Cambon et Broquisse - 46 - Mai 1918
Olivier Farret – 06-10-2018
Moscou, fête du travail. À l’occasion de la revue des troupes de la nouvelle Armée rouge, passée par Trotski, les musiques régimentaires jouent La Marseillaise ! Pour l’attaché militaire français, « impression favorable, surtout si l’on songe que cette revue tait celle de l’Internationale et de l’antimilitarisme ».
En France, se tient le 1er et 2 mai à Abbeville la conférence interalliée à laquelle participent Français, Anglais, Américains et Italiens. Le général Pershing refuse une nouvelle fois l’amalgame entre les formations américaines et les unités françaises et britanniques. Lloyd George et Clemenceau pressent les autorités américaines pour accélérer la venue des Sammies en France et leur participation aux combats : « Ne comprenez-vous pas que la guerre sera perdue si vous ne nous accordez pas votre aide » implore le Premier ministre britannique, sachant que ses armées sont rudement éprouvées par les attaques allemandes. Cependant Pershing ne semble pas pressé, plus soucieux de bâtir une grande armée que d’aider ses alliés à repousser les Allemands qui attaquent en masse depuis le début du Printemps.
Lors de cette conférence tendue à l’extrême, Foch intervient de façon cinglante rappelant qu’une grande partie de l’équipement, les canons, les chars, les munitions… proviennent des stocks français et anglais ; de ce fait elles doivent servir à stopper l’ennemi.
Lloyd George sait frapper au cœur en engageant l’honneur de la jeune Nation :
« Si les États-Unis ne viennent pas à notre aide, alors il se pourrait bien que les calculs de l’ennemi fussent justifiés. Si la France et la Grande Bretagne étaient dans la nécessité de s’avouer vaincues, leur défaite serait honorable ; elles auraient combattu jusqu’au dernier homme ; et les États-Unis, par contre, devraient s’arrêter sans avoir mis en ligne plus d’hommes que la petite Belgique. » Le soufflet est violent. Pershing, accepte le transport de 120 000 fantassins par mois (au lieu de 50 000).
Dans l’intimité de la commission sénatoriale de l’Armée, le Tigre déchiquette férocement :
« Le général Pershing est dominé par cette idée qu’il faut constituer au plus tôt une grande armée américaine qui déploiera son drapeau et qui, sous le commandement d’un chef américain remportera une victoire américaine, ce qui vaudra, je n’en doute pas, au commandant en chef américain une statue équestre à côté de celle de Washington ». (Jean-Yves Le Naour)
Le mois de mai est celui de l’explosion de la grippe en Europe. La flotte anglaise doit réduire ses sorties car 10% de ses effectifs, soit 10 313 marins manquent à l’appel. En France, la grippe commence à désorganiser l’armée française. Cependant la mortalité reste faible. Dans le 31e CA de la 1ère Armée, on dénombre 7 088 malades entre le 1er et le 21 mai, 810 sont évacués vers l’arrière, 115 (2%) sont évacués hors de la zone des combats pour des soins plus longs. A la garnison de Privas (Ardèche), on recense 412 cas de grippe sur 670 hommes et 15 décès. Au camp de Fère-Brianges dans la Marne, l’épidémie est sévère ; 30% des Européens et 80% des Indochinois sont malades, avec deux décès. Face à ces décès en particulier d’hommes jeunes et robustes, la bénignité n’est qu’apparente. Les Services de santé vont être vite débordés. À la mi-mai, c’est l’ensemble des Armées qui est touché par la grippe. Le pourcentage des soldats grippés est variable mais très élevé : 10 %, 50 % voire même 75 % des unités sont frappées.
L’épidémie diffuse aux populations civiles, avec 1 500 à 2 000 cas quotidiens. Les usines des forges de Decazeville, dans l’Aveyron, sont gagnées par l’épidémie : près de 50 % du personnel touché en deux semaines. Les prisonniers allemands admettent que de nombreux soldats sont évacués vers l’arrière (Freddy Vinet). L’épidémie balaye les populations d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Espagne, du Portugal, de la Grèce, la Suisse, la Hollande, du Danemark, de la Norvège … La Russie et l’Afrique semblent épargnées. (F. Vinet, P. Berche, F. Bouron)
Dans la presse nationale, les articles sur l’épidémie de grippe sont quasi-inexistants jusqu’à la fin mai. Aucun article dans les grands quotidiens. Il faut dire que la France vit des moments décisifs pour l’issue de la guerre et les Parisiens traversent des heures particulièrement pénibles avec les bombardements des gothas et les tirs du « canon monstre ».
Fin mai, des renseignements alarmants arrivent d’Espagne, touchée par une épidémie grippale, avec 30 % de malades dans la région de Madrid. Même le roi d’Espagne Alphonse XIII aurait contracté la maladie lors d’un office à la chapelle du Palais en présence d’une foule nombreuse. (François Bouron)
Sur le front, les armes se sont tues dans les Flandres depuis le 29 avril. Les Alliés s’attendent cependant à un nouveau coup de bélier. Où attaqueront-ils ? Cette succession de ruées furieuses stoppées jusqu’à l’épuisement ébranle les nerfs du pays et ceux des soldats :
« Actuellement – au prix de quels sacrifices ! – nous avons enrayé l’offensive. Mais après ? Cette bataille, pour la centième fois devait être décisive ! Et puis, voilà que cela se stabilise… Foch va peut-être contre-attaquer… Il s’arrêtera à son tour… et on se préparera, pour dans un an, une nouvelle tuerie tout aussi « décisive » que toutes ses horribles devancières », écrit Jean Nicot, un poilu désabusé. (Jean Nicot)
Dans la forêt de Facq, à l’est de Pont-à-Mousson, le 150e RI a une activité de reconnaissances et d’embuscades de plus en plus intense ; le régiment déplore quelques pertes. La relève a lieu à partir du 19 mai, le 150e RI quitte le secteur par échelons jusqu’au 23 mai. Le 77e bataillon de tirailleurs sénégalais est adjoint au régiment qui cantonne au nord-est de Toul.
Comme, nous l’avons évoqué lors de l’offensive du Chemin des Dames, rappelons que 161 250 tirailleurs africains et malgaches sont recrutés au cours de la Première Guerre mondiale. Recrutés d’abord au Sénégal, puis dans toute l’ancienne AOF, ils sont des combattants valeureux ; 134 000 d’entre eux sont intervenus sur le front de France et aux Dardanelles (1915), à Verdun ou sur la Somme (1916). 15 000 tirailleurs africains et malgaches sont lancés à l’assaut des crêtes du Chemin des Dames en 1917. Durant le conflit, 36 000 tirailleurs seront blessés et 29 000 tués ou déclarés disparus.
Lors des hivers rigoureux, les soldats d’Afrique étaient cantonnés dans les camps d’hivernage de Fréjus et du Courneau (près d’Arcachon). 30 000 tirailleurs sont passés par Menton pour y être soignés en particulier pour des pneumonies, la tuberculose, la grippe et les « pieds de tranchées ».
Le régiment reste à peine quelques jours au repos. Embarqué le 29 mai au matin, le 150e débarque le soir même aux environs d’Épernay. Les hommes descendant du train pour monter immédiatement dans les camions-autos qui attendent en longues files le long de la voie ferrée.
Le 173e RI d’André Farret, toujours dans le secteur de la Seille, sur le versant nord du Grand Couronné de Nancy, multiplie les coups de main en particulier vers les villages de Rouvres et Rétricourt, suscitant les éloges du général commandant la VIIIe Armée :
« Le 13 mai 1918, un détachement du 173e RI a effectué un coup de main sur le village de Rouvres et les ouvrages de Clémery, Stellang et de Perrache. Cette opération nous a rapporté 19 prisonniers sans qu’un seul coup de canon ait été tiré de notre côté. Ces brillants résultats s’ajoutent à ceux obtenus jusqu’à ce jour par les opérations analogues de la 126e division (55e, 112e, 173e RI). Ils sont dus à une préparation minutieuse à laquelle le lieutenant-colonel Houssais, commandant le 173e RI et le capitaine Boussely ont apporté tous leurs soins ainsi qu’un bel entrain avec lequel, malgré les difficultés, l’opération a été exécutée ».
Le général commandant la VIIIe armée est heureux de le constater, il prie le général commandant le 15e corps d’armée d’adresser aux troupes qui ont exécuté l’opération l’expression de son entière satisfaction. Signé Général Gérard. E.M. 8e Armée, 3e Bureau, N° 4876.
André Farret, chef de bataillon au 173e RI
Archives Farret
Le 319e RI de Jean Broquisse est dans le secteur de Ribécourt, dans l’Oise. Le front est relativement calme, malgré la perte de 4 hommes de la 23e Cie (3 tués, 1 blessé) : « Ici, tout va. Le beau temps semble revenu. Le printemps chante… », écrit-il le 2 mai. Cependant la quiétude est éphémère. Le 6 mai, il écrit à ses sœurs :
« Après une semaine assez pénible aux petits postes, nous avons été relevés hier soir. Il pleuvait. L’artillerie nous obligeait à éviter les routes, aussi nous fûmes réduits à cheminer par des sentiers impossibles. Gadouille à discrétion, bûches variées (on n’y voyait pas à 2 pas), bref, après avoir arpenté les 12 kms qui nous séparent de Chev…….t [Chevincourt], ce fut un gros soulagement de déposer ce maudit « as de carreau » [Havresac du fantassin]. Nous sommes installés dans une petite ferme au milieu des poules et des canards.
Ce n’est pas riche, mais si le soleil veut se mettre de la partie, nous espérons passer quelques jours agréables. Quoiqu’on entende le canon, on est à l’arrière et cette sensation est douce !
Ce brave Clemenceau, plein de sollicitude, est venu nous visiter ce matin. Oh joie inespérée ! J’aurais voulu tirer à cette exceptionnelle occasion un Vest-pocket sensationnel. Hélas, comme il m’arrive quelquefois, j’ai raté notre auguste homme d’état et je me suis borné à photographier à sa place nos sympathiques cuistos en train de faire mijoter le rata…. »
Les petits postes sont des abris creusés à l’avant des lignes de tir, protégés de sacs de terre, d’arbres abattus voire parfois de boucliers d’acier. C’est à cet endroit que veillent des guetteurs ; cette position est en réalité peu enviable de par sa proximité avec l’ennemi distant parfois de quelques mètres seulement.
Le régiment alterne les montées en première ligne et les lignes de soutien. Jean Broquisse comme sa famille s’inquiètent de l’absence de nouvelles de son cousin Élie Gillet qui est dans les Flandres :
« Il me tarde d’avoir des nouvelles d’Élie. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux et si, comme vous le dîtes, il est dans le sale coin de Locre (Belgique), certainement il ne restera pas longtemps… »
Dans une lettre datée du 16 mai, Jean Broquisse écrit à sa sœur Inès :
« Le pauvre Elie nous donne à tous bien des inquiétudes. Le courrier va arriver dans quelques instants. Puisse-t-il m’apporter de réconfortantes nouvelles ! Malheureusement je suis pessimiste… »
Toujours soucieuse d’avoir des nouvelles de ses petits-enfants qui sont au front, Alice Roudier écrit à sa fille :
« […] Et ces pauvres Gillet ont-ils des nouvelles de leur fils ? Nous en parlons souvent ta sœur et moi, quelle angoisse pour eux que cette incertitude… Quelles nouvelles as-tu de Jean ? En ce moment le front est relativement tranquille ».
Elle évoque aussi l’actualité toujours sinistre : les réfugiés, mais aussi l’affaire Caillaux.
« Les Américains ont donné des tas de choses pour les réfugiés, couvertures, draps de lit, vêtements. Ces pauvres gens étant arrivés à peine vêtus. Il va encore en venir…
On dit que Caillaux aura son tour ; que l’humanité est mauvaise […] Hier Mr Anselineau a été intéressant, nous parlant beaucoup de ces grands procès en Conseil de guerre. Il est avocat ; il a suivi les débats. Tout ce monde financier politique est peu intéressant. Ce sont des misérables pleins de vices. C’est effrayant. On est écœuré de voir de pareilles turpitudes et de penser qu’ils sont mêlés à nos affaires de gouvernement. On voit là l’humanité sous un triste jour. Comment les hommes peuvent-ils tomber aussi bas, et les femmes qui sont mêlées à tout cela, c’est humiliant pour nous de dire que tout cela joue un rôle important dans l’histoire de notre pays. C’est une atmosphère de gaz asphyxiants pour le moral. Le bien ne peut que s’établir difficilement avec tout cela ; et l’on comprend que les terribles moments que nous traversons en sont la conséquence… On croit que tous ces hommes y compris Caillaux seront condamnés… »
Joseph Caillaux, homme de gauche millionnaire, créateur de l’impôt sur le revenu était partisan d’entente avec l’Allemagne. En 1911 [affaire d’Agadir], il avait négocié avec l’Allemagne pour éviter la guerre. En 1914, il est écarté du pouvoir, son épouse ayant tué le directeur du Figaro, Gaston Calmette. Son pacifisme face à Clemenceau, va entraîner son arrestation et son emprisonnement sous l’accusation de trahison au début de l’année 1918. (Jean-Yves Le Naour)
L’inquiétude grandit quant au sort d’Élie Gillet qui n’a plus donné de nouvelles depuis la mi-avril. Jean Broquisse reçoit le 24 mai une lettre de la sœur d’Élie :
« […] Nous sommes toujours dans la même incertitude angoissante, il y aura un mois le 27 que notre cher Elie a été blessé et nous ne savons qu’une chose c’est qu’on l’a vu à l’ambulance de Rousbrugge. Cela nous a été confirmé hier par le lieutenant Alzuyeta, ami d’Elie, lui-même blessé : « Un officier du 15e dragons venait d’être évacué d’urgence sur Roosendaal (près de Dunkerque). Blessé à la tête, il était sûr que cet officier s’appelait Gillet. Votre fils était tellement couvert de boue que les infirmiers l’ont d’abord pris pour un simple soldat. Puis ils ont vu ses galons et sa plaque. Ce détail est intéressant car il ne laisse aucun doute sur l’identité de son camarade.
J’ai aussitôt demandé à être évacué sur l’hôpital de Roosendaal afin d’y retrouver votre fils que j’aimais et estimais beaucoup. Son ordonnance Harribity était avec moi (touché par les gaz) ».
Nous avons fait des recherches à Roosendaal et on nous répond qu’il n’y a pas trace du passage du lieutenant Gillet. Nous finissons par croire qu’il a été transporté en Angleterre. […] Un de ses camarades l’aurait vu à Berck. C’est à n’y rien comprendre […] ; quels jours nous passons, mon cher Jean, je sais que tu partages grandement notre peine ; vous vous aimez tant tous les deux. Nous vivons d’espoir en nous disant que, s’il y avait eu un malheur irréparable, nous serions déjà prévenus. Au revoir, mon cher Jean, je t’embrasse affectueusement.
Ta cousine bien triste, Madeleine. »
À l’arrière, au Château du Soulat, la propriété de la famille Broquisse, ses trois sœurs et sa mère s’activent. Les ouvriers agricoles (tchèque, trentin, espagnol) fauchent les prés pour nourrir les bêtes et sulfatent les vignes :
« …quelques taches de mildiou, surtout sur les merlots, cépage délicat. C’est le moment où il faudrait se jeter partout. On a fini la grande cuisinaille du cochon. Les pots de graisse, de confits, saucisses, etc. … sont alignés dans le grenier… » écrit Inès à son frère en concluant avec une note d’angoisse : « Et voilà cette offensive allemande qui reprend avec plus de fureur que jamais. »
Offensive Blücher-Yorck, 27 mai 1918
Le nom de code de cette offensive rappelle le souvenir de deux généraux prussiens qui ont participé à la campagne de France contre Napoléon en 1814 dont le général Gebhard von Blücher qui commandait l’armée prussienne à la bataille de Waterloo.
Ludendorff sait qu’il doit aller très vite pour arracher la victoire décisive. Son intention reste la même : battre l’armée britannique mais, pour empêcher d’être secouru par l’armée française, il faut fixer celle-ci en attaquant dans la direction la plus sensible : celle de Paris. Suivront deux offensives sur les Britanniques.
Le front d’attaque sera l’Aisne entre Noyon (NE de Soissons) et Reims. En fait, le champ de bataille du Chemin des Dames, victoire défensive allemande de 1917… même si les Français depuis l’automne (bataille de la Malmaison) les ont repoussés au-delà de la crête et de la vallée de l’Ailette au nord. Les armées françaises et anglaises (à l’est du dispositif) dans ce secteur calme sont des unités en voie de reconstitution (8 divisions et 4 en réserve face à 40 divisions allemandes).
Malgré les preuves accumulées de l’imminence d’une opération allemande, la 6e Armée française commandée par le général Duchêne n’a réalisé que quelques travaux défensifs. Personne n’a vu venir l’attaque allemande. Paraît-il que dans la vallée de l’Ailette, le vacarme de milliers de grenouilles n’a pas permis d’entendre l’arrivée des ennemis.
1h00 du matin, 4 000 canons retournent les défenses françaises sur un front de 50 km, avec un déluge de gaz asphyxiants sur les arrières pour gêner les communications. Le bombardement chimique neutralise les artilleurs et les fantassins français, avec l’emploi des gaz encore plus efficace en raison d’un nouveau toxique, l’arsine, contre laquelle les masques français sont inopérants. Trois heures suffisent pour paralyser tout le front de l’Armée Duchêne.
L’arsine est un dérivé de l’arsenic, un gaz utilisé uniquement par les Allemands. Les particules dispersées sont suffisamment fines pour traverser le filtre des appareils protecteurs. Son effet sur l’appareil respiratoire (toux, éternuement, écoulement nasal) doit alors empêcher le port du masque. Les arsines utilisées auront des effets de plus en plus violents. L’individu intoxiqué est pris d’une violente détresse respiratoire, accompagnée de crampes, de douleurs thoraciques et de vomissements. Ces symptômes peuvent se répéter durant une période de 24 heures. De fortes concentrations de vapeurs font apparaître des lésions (phlyctènes) cutanées très douloureuses. (www.guerredesgaz.fr)
« Les abris étaient secoués et remplis de fumées âcres de cordite mêlées à l’odeur piquante et nauséabonde du gaz. Les hommes se ruaient sur les masques, s’agrippaient à leur équipement, à leur arme, à leurs lettres, et recherchaient des refuges plus profonds. C’était une descente aux enfers. Peuplés d’une humanité en sueur qui se bousculait, les abris profonds puaient et pour rendre les choses encore pires, à peine étions-nous arrivés sous terre que le gaz commençait à s’infiltrer. Les entrées furent bouchées en toute hâte avec des chiffons mouillés. Cela empêchait le gaz d’entrer, mais l’air aussi… Au début, mon cœur battait et ma tête suait désespérément, mais je me rendis compte que si je restais calme, je pourrais peut-être le supporter. » (Capitaine Sidney Rogerson, 8th Division).
3h40, précédées d’un feu roulant d’obus, 20 divisions allemandes se ruent à l’assaut des lignes françaises en état de sidération, abruties sous la violence des bombardements : « Au moment où se produit l’attaque d’infanterie, chaque chef est comme cloué à son poste, isolé par la puissance du feu, hors d’état de savoir ce que vaut encore la défense, hors d’état de se représenter quel est à chaque heure le sort du combat ». (JMO de la 22e DI)
Les divisions françaises sont balayées. Le 27 au soir, les Allemands ont pris le Chemin des Dames, enjambé l’Aisne et se positionnent sur la Vesle, après avoir pris la ville de Fismes. À l’est, la 4e Armée française résiste et bloque le débordement de Reims.
29 mai, Soissons et la Fère en Tardenois tombent.
30 mai, les Allemands occupent les collines qui dominent la Marne à Château-Thierry et à Dormans. En trois jours, ils ont parcouru 55 km et capturé 45 000 prisonniers. La mythique Marne est atteinte à Jaulgonne, à l’est de Château-Thierry.
Comme en 1914, Paris est à nouveau menacé. Une poche est formée, entre les vallées de l’Aisne et de la Marne, dont le flanc droit fait face à la forêt de Villers-Cotterêts.
Offensive Blücher-Yorck, 27 mai – 3 juin 1918
Source : Tranchées, HS 14, juin 2018.
Ce 30 mai si incertain voit les plateaux osciller sur la balance de la fortune. Pétain lance un appel aux poilus :
« Soldats, l’ennemi frappe un nouveau coup. Supérieur en nombre pendant ces trois premiers jours, il a pu bousculer nos premières lignes. Mais nos réserves accourent. Vous allez briser son élan et riposter. Debout les héros de la Marne ! Pour vos foyers, pour la France, en avant ! ».
Clemenceau demande de colmater d’urgence la trouée entre Soissons et Reims et relève de son commandement le général Duchêne, remplacé par Degoutte. Une contre-offensive commandée par Pétain échoue.
31 mai, la 10e Division coloniale aidée de la 2e Division américaine arrêtent les Allemands devant Château-Thierry ; ceux-ci se dirigent vers l’ouest et s’emparent de la cote 204 et de différents villages dont celui de Belleau. À l’est, le général Franchet d’Esperey à la tête du Groupe Armées du Nord (GAN) considère que la ville des sacres est perdue et ordonne son évacuation pour mieux résister sur la montagne de Reims, quelques kilomètres plus au sud. Cette nouvelle serait ressentie comme un véritable coup de poignard pour les Français. Certains chefs de corps dont le chef du 1er Corps colonial refuse de s’y soumettre, ce qui sauvera Reims en juin.
Par ailleurs, les mauvaises nouvelles s’accumulent, les renseignements du 2e bureau font état de la concentration de troupes ennemies sur le front entre Montdidier et Noyon (saillant français entre les deux poches allemandes en Picardie et dans l’Aisne. Compiègne serait emportée avec une nouvelle route vers Paris sans possibilité d’être refermée.
Le soir du 31 mai, au QG du général Duchêne, Foch exhorte son État-major et le général Pétain par ces seuls mots : « Je tiendrai », rajoutant « pied à pied, avec esprit de résolution et de sacrifice ».
La censure débordée par le mécontentement qui gronde n’arrive pas à faire taire la vérité du désastre. « La population française est assez virile pour que nous puissions indiquer, carte en main, les résultats de la bataille. » écrit l’Intransigeant. « Nous avons donc encore été surpris par l’attaque allemande » écrit le quotidien cégétiste La Bataille.
En ce 1er mai, sur le théâtre de la Méditerranée, l’événement important est l’entrée des Allemands à Sébastopol et la prise de la flotte russe de la Mer Noire. Pour les Alliés, il n’y a pas de changement notable dans les missions des flottes respectives ainsi que pour les escadrilles de torpilleurs dont le Janissaire commandé par le lieutenant de vaisseau Pierre Farret. Les forces aériennes de Corfou, solidement organisées, commencent à rendre de grands services.
Parallèlement aux offensives de Ludendorff sur le front ouest, un sursaut allemand se produit sur l’ensemble des mers pendant le mois de mai. Dans un dernier effort, 35 U-boote sortent en mer du Nord et 16 en Méditerranée tandis que quatre U-Kreuzers (croiseurs sous-marins) opèrent en Atlantique et, maintenant, jusqu’aux rivages des États-Unis, jamais leur nombre ne fut donc aussi élevé, mais jamais la chasse ne fut également aussi efficace avec 14 victoires alliées dont 5 succès en Méditerranée.
Cependant, les pertes restent nombreuses ; le paquebot Atlantique est torpillé au large de Bizerte, mais grâce à la robustesse de ses cloisons étanches, il peut regagner le port. Le 11 mai, l’UC-35 (Von Arnauld de la Périère), torpille le paquebot transport de troupes (2 150 soldats) Sant’Anna affecté au service Marseille Salonique, entrainant la mort de 638 passagers et hommes d’équipage. Le lendemain, à proximité de l’île de Lampedusa, il torpille et coule le vapeur anglais Vimeira, qui faisait route vers Alexandrie avec un chargement de charbon. Au large du cap Camarat, fermant le golfe de Saint-Tropez, l’UC-35 envoie par le fond le cargo Pax, pourtant en convoi escorté et le cargo italien Togo, entrainant la mort de plusieurs dizaines de membres d’équipage. Le 26 mai, le cargo Le Gard, en route de Marseille à Alger avec 380 passagers militaires est torpillé par l’U-49. On compte 14 victimes ; les survivants sont recueillis par le torpilleur Pique et deux canonnières. (Marc Saibène). En mai, 125 000 tonneaux sont détruits.
Croiseur auxiliaire-transport de troupes Sant’Anna
Library of Congress. Washington
Le Sant’Anna a participé entre le 8 avril 1916 et le 30 mai 1916 au transport de troupes serbes réorganisées et tout leur matériel de Corfou à Salonique (voir supra) au cours de laquelle 100 000 hommes ont été convoyés par la marine française (57 voyages en convoi de 3 à 4 paquebots et de leur escorte) sans qu’aucune perte ne fût à déplorer.
En Macédoine, le front est relativement calme pour les Français. Les échos de la grande bataille qui se joue sur le front ouest, ont un important retentissement sur les troupes alliées… à nouveau les Allemands menacent Paris.
Ainsi, depuis le 27 mai, le pays joue son destin. Ces jours figurent parmi les plus dramatiques de la guerre. L’ennemi est sur l’Ourcq et a franchi la Marne. Ce sont les noms oubliés de septembre 1914 qui remontent à la surface. Ces quatre années de guerre et de tueries n’auraient-elles servi à rien ?
Sources :
Jean Nicot, Les Poilus ont la parole, Lettres du front 1917-1918, Editions Complexe, 2013.
Jean-Yves Le Naour, Joseph Caillaux, Dictionnaire de la Grande Guerre, Larousse, 2008.
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