14-18Hebdo

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Journal de la Grande Guerre de quelques ancêtres des familles Farret, Cambon et Broquisse - 9 - Avril 1915

Olivier Farret – 27-12-2016

 

D’octobre 1914 à mars 1915, la France a perdu 268 000 de ses enfants. La Grande dévoreuse de vies humaines nécessite toujours plus d’hommes sur la ligne de feu, aussi la classe 16 (19 ans) est incorporée par anticipation le 8 avril. Au Journal officiel du 9 avril paraît la loi instituant en un article unique une décoration dite « Croix de guerre », précisant qu’elle sera attribuée « dans les mêmes conditions dans les corps participant à des actions de guerre » en reconnaissance des actes de courage et de sacrifice.

 

Le conflit est entré dans une phase particulièrement meurtrière. Il est nécessaire de « maintenir chez nos troupes l’esprit offensif et ne pas les laisser dans l’inaction. » (Joffre). Le général de Castelnau, commandant la IIe Armée écrit : « C’est la guerre d’usure, avec toutes ses péripéties et toutes ses tristesses, et toutes ses impatiences qu’il est nécessaire de dompter pour ne pas multiplier d’inutiles holocaustes. »

 

 

Dans le champ clos de l’Argonne, 114 bataillons de la IIIe Armée française (dont 13 de territoriaux, soldats âgés de 35 ans à 42 ans) font face à 97 bataillons de l’armée du Kronprinz impérial. Depuis le début du printemps, les deux adversaires se livrent une lutte d’une sauvagerie inouïe.

 

En ce début du mois d’avril, le 150e cantonne à Vienne-le-Château en Argonne, le capitaine Paul Farret ne sait pas encore qu’il est à nouveau père.

 

Le 2 avril, dans la propriété de Lancyre, Yvonne Farret-Cambon met au monde leur deuxième enfant qui reçoit le nom de Geneviève, Marie, Paule, déclarée à la mairie de Valflaunès (Hérault). C’est une très grande joie ; cependant, la famille, déjà éprouvée par la mort de Marcel, est toujours sans nouvelles d’Eugène, les deux frères de ma grand-mère.

 

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Yvonne Farret, avec ses enfants Maurice et Geneviève

 

Depuis son arrivée au 150e, Paul est capitaine d’une compagnie de mitrailleuses du 3e bataillon sous les ordres du chef de bataillon Louis Thomas, 37 ans, originaire de Commercy ; les deux hommes s’apprécient particulièrement. Au dos d’une photo datée du 28 avril 1915, un mot du commandant Thomas résume cette fraternité d’armes : « Sincère reconnaissance du chef de bataillon au brave et dévoué collaborateur et camarade Farret. »

 

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Paul se lie aussi d’amitié avec le jeune lieutenant Louis de Marolles, 25 ans, fils du vice-amiral Gérard de Marolles, préfet maritime de Toulon en 1914. Tout au long de la guerre, ces deux compagnons d’armes seront évoqués.

 

Le 5 avril, le régiment reprend ses positions dans le bois de la Gruerie [ou Grurie] ; il est confronté aux combats incessants dans la forêt :

« Dans ces tranchées creusées sous le feu de l’ennemi, la fusillade était continuelle ; si quelques tireurs, juchés, çà et là dans les arbres, faisaient du tir ajusté, le plus souvent la nuit, les fusils et les mitrailleuses tiraient sans relâche au jugé, balayant la forêt pour rendre la circulation dangereuse et pour se protéger contre une surprise. Les fusées ne cessaient d’éclairer la nuit. Mais le fusil n’était que l’arme accessoire. A longueur du jour, les adversaires s’arrosaient de grenades, de pétards et de bombes. […] En dehors de tout combat, il y avait des centaines de tués et de blessés par jour. Dans l’attaque ou dans la défense d’une tranchée, le combat tournait tout de suite au corps à corps ; le long fusil dans les fourrés était plutôt gênant ; le plus souvent les couteaux et les révolvers les remplaçaient… »

 

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Front de l’Argonne, 1915

 

A partir du 9 avril, les attaques et les contre-attaques sont de plus en plus meurtrières ; le 18 avril, les gains de terrain sont sensibles mais l’ennemi résiste :

« A 23 heures, l’opération est suspendue par ordre de la division. L’action est complètement terminée, nous avons gagné 1 mètre 50 … et perdu un officier blessé, deux sous-officiers tués, six blessés, 29 soldats tués, 99 blessés et 10 disparus, alors qu’au 1er bataillon, le commandant Grosset est mortellement blessé. ». (Capitaine Ensalès)

 

Le 25 avril, les Allemands attaquent après un intense bombardement ; ils sont repoussés sans qu’un seul pouce de terrain ne soit lâché. Jusqu’à la relève, les bombardements n’arrêtent pratiquement pas, les rares répits étant employés à la réfection des parapets.

 

 

Aux Éparges, le régiment d’André Farret (173e) à côté du régiment de Maurice Genevoix (106e RI) et du 132e s’accrochent à la ligne de crête alors que le 5 avril, la quatrième phase d’attaques françaises est déclenchée.

 

Maurice Genevoix écrit : « La pluie tombe continuelle, violente par instants ; et elle délaie, cette pluie maudite, la boue, l’éternelle boue des Eparges… Le 8, Obligé de m’interrompre brusquement, hier, pour remonter dans la tranchée. Les Boches contre-attaquaient en masse : bombardement invraisemblable. Ces journées dépassent en horreur celles de février. En février, peu de boue ; ces jours-ci une mer de boue. Des blessés légèrement atteints se sont noyés en essayant de se traîner jusqu’au poste de secours… Que de souffrances ! Notre régiment n’en peut plus. Les pertes additionnées dépassent l’effectif total ; les cadres sont, encore une fois, anéantis : cinquante officiers tués ou blessés depuis le 17 février ».

 

A la mi-avril, les Allemands entament une guerre des mines qui marque encore aujourd’hui le territoire de la crête des Eparges par ses entonnoirs largement visibles dans le paysage. Du 23 au 26 avril, le 173e tient tête aux abords de la tranchée de Calonne avec le 67e et le 106e à l’attaque de trois divisions allemandes, coupant ainsi à l’ennemi la route de Verdun.

 

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Front des Côtes de Meuse, Les Éparges, 1915

 

Près de Mouilly, le sous-lieutenant Genevoix est blessé en inspectant les tranchées de sa compagnie :

« Trop tard ! Je suis tombé un genou en terre. Dur et sec, un choc a heurté mon bras gauche. Il est derrière moi ; il saigne à flots saccadés. Je voudrais le ramener à mon flanc : je ne peux pas. Je voudrais me lever : je ne peux pas. Mon bras que je regarde tressaute au coup d’une deuxième balle, et saigne par un autre trou. Mon genou pèse sur le sol comme si mon corps était de plomb ; ma tête s’incline et sous mes yeux un lambeau d’étoffe saute, au choc mat d’une troisième balle… Il faut me lever, me traîner ailleurs. »

 

Maurice Genevoix est évacué : « Dans la vieille Ford cahotante qui nous emmenait vers l’hôpital, nous étions six, sur six brancards superposés, tous grièvement atteints et la mort était du voyage. Les ténèbres, l’odeur de sang et d’eau de Javel, les cris brusques à chaque cahot martyrisant, comment ne m’en souviendrais-je pas ? » écrira-t-il 65 ans plus tard.

 

 

Jean Broquisse, en convalescence à la suite d’une scarlatine, est transféré à l’hôpital complémentaire n°12 de Trompeloup, près de Pauillac en Gironde. Ancien lazaret, cet établissement de 500 lits, géré par la Fondation Rothschild, reçoit les malades contagieux et des malades et blessés africains. Un camp de prisonniers de guerre allemands jouxte l’hôpital. Plus de 500 camps de prisonniers allemands sont répartis sur le territoire et en Afrique du Nord. Durant cette période, peu de lettres de Jean Broquisse nous sont parvenues, la plupart ayant été brûlées par ses sœurs par crainte de la contagion. Il regrette de ne pas être au front comme ses cousins et ses camarades : « Si cela continue, j’aurai à compter de glorieux autant que nombreux états de service : campagnes de Souge, Pellegrin, Trompeloup, Juillac, Bordeaux. »

   

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La perte de son cousin Pierre Devade aggrave son malaise. Sa tante lui écrit une lettre empreinte d’une douleur indicible :

« Sa perte est pour moi un coup terrible, une douleur immense. […] Pierre était celui qui risquait le moins ! Et c’est lui, le cher petit, qui n’est plus ! Tu n’as pas idée de sa maigreur, il n’y avait plus que ses beaux yeux dans ce cher visage. Je vois sans cesse son sourire quand il m’a vue près de lui, ce qu’il était heureux ! Son bonheur n’a pas duré, 4 jours, puis il s’est éteint.

Pierre repose à Chalons dans un immense cimetière exprès pour les soldats, toutes les tombes se touchent, et ils sont déjà des centaines, des milliers, tous jeunes, c’est navrant de voir toutes ces croix : 25, 22, 28 ans ! Toute cette jeunesse fauchée, c’est épouvantable !... ».

 

 

Avec la guerre qui se prolonge et face à l’échec de l’offensive des Dardanelles, la base de Bizerte est devenue un des points d’ancrage essentiels entre la Méditerranée orientale et les ports d’Algérie, de Toulon et de Marseille. Une flottille de six sous-marins et le groupe de torpilleurs dont le torpilleur 330 commandé par Pierre Farret assurent la protection rapprochée des bâtiments de commerce et des navires hôpitaux comme le Canada et le Bretagne. Ces deux navires reviennent des Dardanelles avec un grand nombre de blessés qui seront hospitalisés à Bizerte. Parmi ceux-ci, des prisonniers ottomans seront soignés dans les hôpitaux français, avec un afflux particulièrement important en avril 1915.

 

Bizerte participe activement à la liberté des mers, vitale pour le ravitaillement de la métropole et du front. Il en est de même pour l’allié britannique. Les routes de la Méditerranée doivent être impérativement maintenues ouvertes pour les produits d’Afrique du Nord (vin, céréales –en millions de quintaux – légumes, moutons – 900 000 têtes -, phosphate et minerais) et les produits passant par le canal de Suez comme le riz, le thé, la laine, le caoutchouc, l’étain…. Ces routes sont aussi celles des troupes indiennes, du corps expéditionnaire néo-zélandais et de ces indispensables charbonniers venant de Cardiff au travers de Gibraltar pour décharger à Bizerte.

 

En ce printemps 1915, la Méditerranée devient le théâtre de la guerre sous-marine, en raison de l’importance du trafic maritime et des communications nombreuses entre la France, l’Algérie et la Tunisie : Marseille, Sète et Toulon d’un côté, Oran, Alger, Philippeville, Bône, Bizerte et Tunis de l’autre. Les premiers sous-marins allemands (les U-Boote) à grand rayon d’action (U21, U34, U35…) franchissent le détroit de Gibraltar pour se porter vers les zones militaires et les navires de commerce. (Jean-Yves Nerzic)

 

Le 25 avril, 78 000 hommes (4 divisions britanniques dont le célèbre ANZAC [Australian and New Zealand Army Corps] et 20 000 Français) débarquent sur six plages de la péninsule de Gallipoli et se heurtent à une puissante résistance de l’armée turque. Pour les seules journées des 25 et 26 avril, les Alliés perdent 6 000 hommes…

 

Dans la nuit du 26 au 27 avril 1915, Le croiseur cuirassé français Léon Gambetta est torpillé par l’U-5 autrichien. Il coule en quelques minutes entraînant avec lui 684 marins dont l’amiral Sénés. Une rue de Toulon porte son nom. C’est aussi la première fois qu’un sous-marin torpille sa cible en plongée.

 

 

Il est hors de propos d’évoquer l’ensemble des combats de la mer du Nord aux Vosges, sans parler des autres fronts, cependant le mois d’avril est marqué par l’escalade vers la guerre totale. Dans l’imaginaire collectif les gaz de combat restent l’un des symboles forts de la Grande Guerre empreints d’une marque indélébile et un nouveau défi sanitaire pour le Service de santé des armées. Un seuil décisif est franchi dans la violence de guerre avec la première utilisation des gaz asphyxiants par les Allemands lors de la seconde bataille d’Ypres.

 

Le 22 avril 1915, à 17 heures, à Langemark, au nord du saillant d’Ypres, des nuées dérivantes de couleur vert-jaunâtre, poussées par un léger vent de nord-est, se répandent sur les lignes françaises (87e RIT et 45e division algérienne) :

« L’effet du gaz est immédiat, effroyable, indescriptible. Un vent de panique submerge les combattants qui battent en retraite. Ce ne sont que des territoriaux, tirailleurs, zouaves, artilleurs, sans armes, dévêtus, la cravate arrachée, qui demandent de l’eau à grands cris et qui crachent du sang… » [Colonel Henri Mordacq].

 

Les Allemands venaient de libérer dans l’atmosphère 150 tonnes de chlore contenues dans 5 830 cylindres sur un front de 6 km. Le bilan est lourd, estimé à 800 – 1 400 morts pour 2 à 3 000 intoxiqués. Une percée est ainsi réalisée sur 3 km. A droite des lignes françaises, deux bataillons canadiens se sacrifient pour contenir la poussée ennemie. Cependant les Allemands ne parviennent pas à obtenir la percée décisive pour des raisons essentiellement stratégiques.

 

Fritz Haber est considéré comme le « père de l’arme chimique » en travaillant activement à la mise au point de gaz de combat et l’emploi du di-chlore en vagues dérivantes. Présent à Ypres, il supervise la première offensive allemande au chlore. Chimiste allemand de réputation mondiale, il refuse d’écouter sa femme Clara Immerwahr, ingénieur chimiste, qui le supplie d’abandonner ses recherches au nom des principes humanitaires : « Un savant, lui a-t-il répondu, appartient au monde en temps de paix et à son pays en temps de guerre… ». Clara se suicide d’un coup de révolver, un soir de printemps 1915, alors qu’Haber dirige une attaque aux gaz sur le front Est. Fritz Haber recevra le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac. Après la guerre, les Français, les Britanniques et les Américains boycotteront la cérémonie en raison de ses activités pendant les hostilités.

 

Sources

Centre de documentation de l’Ecole Militaire La bataille dans la forêt d’Argonne, MF 7795, in Guide Michelin, L’Argonne, 1920, p. 5 -6.



30/12/2016
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