Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 15/ Fin novembre 1918
Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.
Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015
Henri Fauconnier en 1914 et Madeleine Meslier
(archives personnelles de Roland Fauconnier - photos communiquées par Bernard Godineau)
Henri et Madeleine Fauconnier - Octobre 1915
(archives personnelles de Roland Fauconnier - photo communiquée par Bernard Godineau)
11 NOVEMBRE 1918
« Pi ! Pi ! Pi ! Pourra ! » comme dit le père Kassim.
L'armistice ! La victoire ! Comme au début quand la guerre semblait impossible à ceux mêmes qui la faisaient, la paix nous paraît incompréhensible. Est-il vrai que nous serons bientôt libres, que nous pourrons aller partout où il nous plaira, que nous n'aurons pas à saluer tous les galons qui courent les rues ? Notre vie va-t-elle être à nous enfin ? Qu'il me tarde d'avoir maintenant des nouvelles de Carlo, de Jean ! Je ne serai tout à fait joyeux qu'alors. Il y a eu de rudes combats pendant les derniers jours, et je n'ose pas écrire à Mamine une lettre qui nous unisse dans notre joie avant d'être d'abord complètement rassuré. Les jours continuent à me paraître longs à cause de cette incertitude. Mais j'ai confiance, car l'un et l'autre, ils ont passé à travers tant de dangers… Vite, dis-moi qu'ils sont vivants et que nous pouvons être heureux. Nous avons assez donné. Je ne parle pas des souffrances et inquiétudes de ces quatre années, qui ne seront bientôt plus pour nous que le souvenir d'un mauvais rêve - mais notre Charlie. Je pense à tant de familles, qui vont se retrouver diminuées ou brisées irréparablement. Cela assombrit ce beau jour qu'on attendait.
Je vous embrasse tous de tout mon cœur. H.F.
13 novembre 1918
Je reçois tes lettres du 4 et du 5 Tu me vois déjà libéré pour le 1er de l'An… Je crois que tu vas un peu vite. Il se peut que les permissions deviennent plus fréquentes ou qu'on nous donne des permissions de rabiot, mais je n'y compte pas beaucoup à cause de l'encombrement sur les chemins de fer, qui ne disparaîtra que peu à peu. Le ravitaillement des régions libérées, de l'Alsace-Lorraine, de la Belgique, de la zone d'occupation, va congestionner tous les moyens de transport pendant quelque temps. Sans compter la démobilisation des R.A.T. A part ces derniers, je ne pense pas qu'on démobilisera de classes avant que les conditions de l'armistice soient exécutées. Quand nous serons bien établis sur le Rhin, on pourra commencer à renvoyer les gens chez eux. Mais je crains qu'on ne soit guère plus prêt pour la paix qu'on ne l'était pour la guerre en 1914. Si la démobilisation se fait comme elle doit régulièrement se faire, chacun doit d'abord aller à son dépôt pour remettre ses armes, etc. ce qui produira des allées et venues de tous les diables sur les chemins de fer. On pourrait facilement éviter cela en créant dans la zone des armées quelques dépôts spéciaux chargés de faire la démobilisation - solution simple mais pas réglementaire, donc peu vraisemblable. Régulièrement, d'ailleurs, on ne devrait démobiliser qu'à la signature de la paix. Mais comme les négociations peuvent durer six mois ou un an, que la guerre a déjà coûté trop cher, et que nous avons des garanties suffisantes, on n'attendra pas jusque-là. On ira tout doucement cependant, pour ne pas lâcher sur le pays des hordes avides de mener joyeuse vie et ivres d'indépendance. La question est délicate, car si ça traîne trop on n'arrivera plus à tenir les troupes et on s'exposera au pire danger, celui de la démobilisation automatique. Je ne serais pas étonné que beaucoup de « poilus » partent pour chez eux sans tambour ni trompette, et s'ils sont assez nombreux, il deviendra impossible de s'y opposer. Les gendarmes déjà détestés n'y pourront rien. L'avenir n'est pas rassurant, et je n'ai guère l'impression que le moment soit bien choisi pour se fixer en France. Comme il y a six mois, je continue à me dire : tout est possible Nous entrons dans la période la plus critique. Heureusement que nous sommes vainqueurs...
16 novembre 1918
Si profonde que soit ma joie, il pèse encore sur elle cette inquiétude qui sera vite dissipée, et une autre aussi que je ne parviens pas à chasser. J'ai l'impression qu'une autre guerre va commencer, car désormais il n'y a plus au monde que deux choses possibles, personnifiées par Wilson et Lénine. Tout ce qui est en deçà de Wilson est doomed[1]. Or j'ai peur que nous soyons en deçà. Notre salut dépend de notre adhésion sincère et immédiate au wilsonisme. Il est inutile de vouloir châtier l'Allemagne, elle s'en chargera elle-même. Il est dangereux de l'affamer et de la réduire au désespoir. Un malfaiteur qu'on condamne au bagne en sort presque toujours endurci et prêt à de plus grands crimes. Mais ceci n'est qu'une des questions d'un problème immense. La guerre entre les conceptions wilsonienne et léniniste aura un théâtre beaucoup plus vaste que celui de la Grande Guerre. Il dépend pour beaucoup de la sagesse des gouvernements qu'elle fasse moins de victimes.
Fin de "Choix de lettres"
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