Henri Fauconnier - Lettres à Madeleine - 12/ Juin-Août 1918
Août 1914, Henri Fauconnier, 35 ans, est en Malaisie où, depuis 1905, il s'est lancé dans cette grande aventure qu'est la fondation d'une plantation de caoutchouc. Un pays enchanteur, une entreprise florissante, une famille chaleureuse - et une jeune fiancée, Madeleine. Pas question cependant d'éluder son devoir de soldat. Henri Fauconnier sera démobilisé en 1919. Et pendant ces cinq années, il écrit - le plus souvent à Mady. Après la guerre, il regagne la plantation malaise. Mais c'est en Tunisie, où il s'est installé en 1925, qu'il écrit « Malaisie », prix Goncourt 1930.
Bruno Monsaingeon : choix de lettres - 22/02/2015
Henri Fauconnier en 1914 et Madeleine Meslier
(archives personnelles de Roland Fauconnier - photos communiquées par Bernard Godineau)
Henri et Madeleine Fauconnier - Octobre 1915
(archives personnelles de Roland Fauconnier - photo communiquée par Bernard Godineau)
25-6-18
Reçu avec des cris de joie par Mlle Génelier (chez qui j'ai ma chambre). Elle en avait à me raconter ! Elle s'est plantée entre moi et la porte de sortie et il a fallu que j'aie ma part de ses alarmes nocturnes de tout un mois. A l'entendre on aurait cru qu'elle avait échappé trente fois à la mort. Enfin je lui dis « -- Combien avez-eu de morts dans le village ? -- De morts ? Mais il n'y en a pas… -- De blessés ? -- Il n'y a pas de blessés… -- De maisons détruites ? -- Pas de maisons détruites non plus, mais c'est mystique, Monsieur, mystique ! Si vous aviez entendu ces taubes passer ! Il y en avait plein le ciel… » Et voilà le récit qui recommence. Pour couper le fil, je lui parle de ton torpillage et lui montre les photos d'Hélène. Elle prend : « Oh ! merci, Monsieur. Je n'aurais pas osé vous les demander. Merci ! Que je suis heureuse ! » Tu vois ma tête. Ça a été toute une affaire pour les récupérer.
30 juin 18
Notre petit Carlo, si peu fait pour la guerre (comme Charlie, et comme des centaines de mille qui y sont aussi), je ne peux pas penser à lui sans que mon cœur se révolte. Les meilleurs d'entre nous souffrent beaucoup plus que les autres, et on semble ne pas s'en apercevoir en France. Les journaux ont créé une légende de poilus assoiffés de carnage, amoureux uniquement de leur baïonnette et se délectant dans les gaz asphyxiants. Aussi oublie-t-on presque de les plaindre. Toute la pitié va aux non combattants qui sont victimes de la guerre. Mais il y a beaucoup de ces non combattants qui sont plus belliqueux que des militaires, et beaucoup de militaires dont l'âme ne désire que la paix, l'amour et la beauté. Le meurtre de ceux-ci est aussi révoltant que celui des autres, et il a été précédé d'une longue torture.
2 juillet
Quand je me couche le soir tout seul, j'ai le cœur gros comme un grand benêt. La nuit, en rêvant, je te cherche. J'avais perdu l'habitude des caresses, mais ton contact m'a tout révolutionné. Je n'insiste pas, c'est indescriptible. Je t'aime. H.F.
4-8-18
Il nous faut penser, lire et même créer. Cela complique beaucoup la vie.
Si nous devons donner une partie de nous-mêmes à l'Art, le loisir nous sera nécessaire. En bon Occidental, j'ai cru que le loisir ne s'obtenait que par la fortune. C'est peut-être un faux calcul, car la fortune se rouille si on ne l'entretient pas, et c'est un outil compliqué et encombrant. La vérité est qu'au lieu de se forger une arme contre les difficultés de la vie, il faut aller désarmé là où la vie est facile. La paix n'existe pas dans les pays où l'on est toujours en butte à l'animosité du climat. La lutte est plus ardue des hommes modernes contre la faim et le froid que celle qu'on avait à soutenir contre les monstres préhistoriques à l'entrée des cavernes. Je vois ici les ouvriers de l'usine. Ils travaillent tous les jours, longtemps, sans joie et sans espoir. Ce sont des civilisés, ce sont pourtant des barbares. S'il naît un prophète parmi eux (et combien il lui sera difficile de cultiver son génie !) ce sera un Lénine, ou au mieux un Gorki, et il se mêlera beaucoup de haine à son amour à cause du climat. Un amour tout pur, et révolutionnaire, n'a pu éclore qu'en Galilée.
Tu es déjà assaillie par les difficultés de la vie matérielle, et tu grognes un peu. Et pourtant tu n'as qu'un enfant, nous ne manquons pas d'argent, et c'est l'été. Mye est dévorée par les casseroles qui devraient la nourrir. Et Mamine, qui se donne probablement plus de peine qu'aucune, est peut-être la moins à plaindre parce qu'elle a un long entraînement.
Si nous étions des gens tout à fait simples, nous irions comme les insectes vont vers un rayon de soleil, en Algérie ou ailleurs, pourvu que le site y fût beau. Nous nous nourririons simplement - couscous et pastèques - et nous vêtirions sommairement. Et nos enfants grandiraient selon leur nature, selon la Nature, dont l'idéal est un âme nue dans un corps nu. Mais il semble que nous soyons prisonniers du hasard qui a conduit jadis nos ancêtres en Gaule. La postérité de ces nomades est devenue sédentaire, et nous avons la mémoire de l'instinct si courte qu'en regardant à cent ans en arrière nous croyons avoir sondé l'âme de notre race. Mais cette âme est faite de désirs plus anciens. Elle cherche encore, bien qu'incapable de renoncer aux fruits de l'arbre de la Science, le paradis terrestre.
5 août
Mais j'ai vu en rêve, avant d'avoir jamais quitté la France, une ville blanche que je n'oublierai jamais, car je la vois encore nettement en fermant les yeux. Elle était au bord de la mer, ou probablement d'un détroit, elle était très vaste et faite d'architectures merveilleuses, mais sans rien d'irréel, au contraire c'est par l'abondance et la netteté des détails que je sais que cette ville n'est pas imaginaire. Je la regardais de la proue d'un bateau, et elle défilait lentement. Puis je me suis trouvé à terre, longeant un mur bas, où je cherchais une ouverture. Je voyais par dessus le mur un jardin lumineux, - ou illuminé par un grand bonheur qui m'y attendait, et soudain j'ai vu le visage d'un jeune garçon très beau qui me regardait, et j'ai eu une émotion si douce et si forte que je me suis éveillé comme si je m'évanouissais. Après j'ai essayé en vain de me rendormir, et j'aurais donné le reste de ma vie actuelle pour ressusciter dans ce rêve.
Est-ce que nos ancêtres revivent en nous (ou l'un d'eux), ou n'avons-nous qu'un souvenir vague de leur vie, mémoire héritée comme le sont instincts et goûts ? Ou ne sommes-nous que des parcelles d'une âme-substance unique, avec l'illusion de l'individualité ?
6 août 1918
Il n’y a que deux instincts dans le règne animal : conservation et reproduction. Ils sont également impérieux. Pour obéir au second, beaucoup d'animaux oublient le premier, qui est pourtant le souci de toutes les minutes de leur vie. Ils s'exposent à une mort possible ou certaine. Le mâle de la mante religieuse se laisse brouter vivant par son épouse qui n'échange sa virginité que contre un bon dîner de noces. Il y a des coqs privés de femelles qui meurent de langueur. Cela arrive aussi dans l'espèce humaine (pas le gueuleton de la mante, bien que certaines femmes épuisent le corps et le cerveau de leur mari). Beaucoup de prêtres souffrent longtemps de l'inassouvissement du besoin, et certains en meurent. « Besoin, tyran du mâle », dit Rémy de Gourmont. Il faut bien reconnaître qu'à côté de l’amour il y a ce besoin. Les femmes, chez qui il n'existe qu'à l'état latent en parlent à leur aise quand elles demandent que l'homme qui les épouse ait toujours été chaste comme elles. Leur passivité naturelle les rend inaptes à juger ce qu'il y a d'impérieux dans un instinct actif.
A suivre…
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