Feuilles de route 1914-1918 (Pierre Bonte) 7/ 1918 - La Belgique - L'Aisne - La Somme
La vie de Pierre Bonte recouvre assez bien le XXème siècle. Né en 1896 à Roubaix d'une famille de quatre enfants (y compris Louise dont le journal est déjà paru sur le blog), il meurt en 1995. Père de huit enfants, il est représentatif de la société des industriels chrétiens et entreprenants qui ont bâti un monde, celui des fondateurs des grandes dynasties familiales du Nord de la France.
Le 7 avril 1915, Pierre Bonte rejoint son dépôt du 8e d’infanterie à Bergerac, il a 19 ans.
Document transmis par Michel Bonte, son fils 18/11/2014
De la gare régulatrice de Dunkerque, où avec mon camarade du 327 j'avais débarqué, je fus dirigé sur Rousbruge près d'Ypres. Je me présentai au Colonel qui m'affecta à la 17e compagnie. Je fis connaissance avec mon commandant de compagnie, le capitaine Pecqueur, qui me retint à déjeuner.
Le 327 avait été très éprouvé pendant mon absence de six mois. Il avait participé aux opérations de Belgique qui avaient dégagé la forêt d'Houtulst, et l'occupation des positions conquises y avait été très pénible parce que le terrain était tellement marécageux que l'on ne pouvait pas y creuser de tranchées. Avec cela, l'automne avait été très pluvieux et toutes les troupes avaient besoin de repos.
Le 4 décembre, le régiment reçut l'ordre de se diriger vers la région parisienne à pied et par petites étapes. Deux jours sur trois, on parcourait quinze à vingt kilomètres, puis on avait un jour de repos. Les hommes avaient confié leurs sacs à la voiture de compagnie, de sorte que cette marche n'avait rien de fatiguant. On traversa toute la zone anglaise et les habitants, qui souvent n'avaient pas vu de troupes françaises depuis longtemps, nous faisaient fête. Chaque soir, je couchais chez l'habitant. L'accueil qui nous fut fait à Amiens fut particulièrement chaleureux et, au fur et à mesure que nous approchions de Paris, les habitants moins habitués à loger de la troupe se montraient plus accueillants.
Nous arrivâmes à Saint-Leu, le terme de notre longue marche. Une famille m'offrit immédiatement l'hospitalité et m'hébergea comme un enfant de la maison. Je passai dix jours de permission à Paris.
Le 10 janvier, par un matin de dégel qui rendait les routes très mauvaises, on alla embarquer à une douzaine de kilomètres de Saint-Leu. On passa quelques semaines d'entraînement à Mont-Saint-Martin, puis le régiment se mit en route pour Ventelay dans l'Aisne. Nous aurions dû n'y passer que quarante-huit heures, mais une épidémie d'oreillons se déclara et mon bataillon resta isolé du régiment pendant trois semaines. Ce ne fut qu'aux premiers jours de février que nous montâmes en ligne. La relève se fit de nuit par Roucy et Chaudardes avec la traversée de l'Aisne sur une passerelle car le pont de Pontavert était trop repéré par l'artillerie ennemie et l'objet de bombardements fréquents.
Depuis mon passage dans le même secteur, huit mois plus tôt, des modifications avaient été apportées dans l'organisation défensive. La principale était l'échelonnement en profondeur. Il ne s'agit plus comme au bois de Beaumarais de mettre tous les hommes en première ligne, mais de faire occuper trois lignes de tranchées par une même section. Si l'ennemi fait un coup de main et qu'une ligne cède, il en reste deux pour soutenir le choc et, comme en première ligne il n'y a que des guetteurs avec mitrailleuses, les pertes seront sans doute réduites. En cas de bombardement intensif, on a compris qu'il est trop coûteux de laisser tous les hommes dehors et on fait rentrer dans les abris de seconde et troisième ligne les trois quarts de l'effectif.
Le secteur était très agité et les coups de mains succédaient aux coups de mains. L'un d'eux, effectué par les Allemands sur la compagnie voisine, avait été accompagné d'un bombardement tellement intense sur nos positions que l'un de mes petits postes de première ligne, dont j'avais fait évacuer à temps les guetteurs, se trouva nivelé et le boyau qui y accédait en grande partie obstrué. Aussitôt les Allemands rentrés dans leurs tranchées - sans résultat positif d'ailleurs - je mobilisai tous les hommes de ma section pour déblayer le boyau et reformer le petit poste.
A part cela, le logement des hommes se faisait maintenant dans des abris souterrains avec couchettes beaucoup plus confortables que ceux que j'avais connus l'année précédente... Je dormais très peu, parce que nous étions constamment dans la crainte d'une opération allemande et que les crapouillottages continuels empêchaient la protection d'un réseau de fils de fer barbelés efficace devant nos tranchées.
Après trois semaines en première ligne ma section passa en soutien et je pus me reposer un peu.
Nous remontâmes en première ligne. Un coup de main allemand sur l'un de mes petits postes ne donna pas de résultats mais trois cadavres étaient restés dans notre tranchée. J'ai conservé le masque à gaz de l'un d'eux.
Quelques jours plus tard, les deux compagnies voisines firent à leur tour une incursion dans les lignes allemandes. Elle leur coûta une trentaine de disparus mais ils ramenèrent trois prisonniers dans nos lignes.
Mon bataillon subit alors un coup dur. Les Allemands après un bombardement intensif avaient fait un coup de main de grande envergure dans nos lignes et capturé une demi-section complète. Un grand nombre de nos soldats furent tués et le bataillon dut être relevé d'urgence. Je n'étais pas en ligne ce jour-là parce que j'avais dû me faire admettre à l'infirmerie divisionnaire avec une mauvaise grippe qui me retint une semaine à Roucy.
Je rejoignis mes hommes dans un secteur de plus en plus agité. Les coups de mains réciproques se faisaient maintenant presque chaque nuit. Les hommes se fatiguaient énormément à refaire continuellement les tranchées et les boyaux bouleversés et poser des réseaux de fils de fer pendant la nuit. Très souvent, ils devaient travailler avec leurs masques à gaz à cause des bombardements à obus à l'ypérite.
Enfin, dans la nuit du 21 au 22 mars, nous fûmes relevés par la 8e d'infanterie de la 2e division, et on reçut l'ordre de gagner Revillon. Ce fut la relève la plus pénible que j'ai connue. En passant au château de Pontavert un obus était tombé en plein sur la compagnie qui nous précédait et nous passâmes à côté de 7 ou 8 cadavres tués en même temps. Malgré leur fatigue les hommes n'avaient qu'une hâte de sortir de cette zone dangereuse, et c'est complètement épuisé que le régiment arriva à Revillon.
Deux jours de repos permirent à la troupe de récupérer et nous nous attendions à voir arriver des camions qui nous auraient emmenés au grand repos. Mais ces camions ne vinrent pas. Des bruits alarmants commencèrent à circuler. Ils furent confirmés par des journaux parisiens qui nous arrivèrent. Les Boches venaient de déclencher une grande offensive. La grosse Bertha tirait sur Paris. Le cantonnement fut consigné. Les hommes reçurent 200 cartouches, des poignards, l'équipement d'assaut, et le 24 mars nous vîmes arriver des camions américains qui emmenèrent toute la division pour une destination inconnue.
L'offensive allemande était principalement dirigée contre le secteur anglais de la Somme. Les camions nous débarquèrent à Saint-Just et on cantonna dans la ville où nous espérions trouver enfin un peu de repos.
A deux heures du matin, Alerte !... Sac au dos !... L'ordre est donné de partir vers le Nord. On se rend compte que la situation est grave. Les Allemands, après un violent bombardement d'obus asphyxiants, ont emporté le front anglais. Sans savoir exactement où se trouve l'ennemi, on nous dirige sur Montdidier. Nous traversons Maignelay, Crèvecœur-le-Petit, La Morlière. Nous avions parcouru une dizaine de kilomètres depuis le départ de Saint-Just quand la section de tête de la compagnie reçoit les premiers coups de feu. Le capitaine fait déployer trois sections en tirailleurs et laisse la troisième en réserve. Les patrouilles allemandes qui nous avaient vus arriver du haut d'une côte se retirent et la compagnie reprend sa progression.
Mais bientôt des rafales de mitrailleuses nous font à nouveau nous plaquer sur le sol et la consigne nous est donnée de nous déployer à nouveau et nous protéger dans des trous individuels. Les hommes le font avec d'autant plus d'acharnement que l'artillerie allemande nous avait repérés et que les obus de 88 et 105 tombent à proximité.
Des troupes anglaises qui avaient occupé le front devant nous, nous n'avions aperçu que des éléments épars, des soldats hagards que les obus asphyxiants avaient complètement démoralisés.
Le 31 mars, jour de Pâques, se passa dans nos trous de tirailleurs que peu à peu nous réunissions pour former une tranchée. Le lendemain, le capitaine Pecqueur m'envoie reconnaître Royaucourt dont nous apercevons les maisons devant nous à 4 kilomètres de La Morlière. Je lui rends compte que les Allemands n'y sont pas et l'ordre est donné à ma compagnie d'occuper le village. Ma section fournit deux petits postes aux issues.
Royaucourt avait été complètement évacué la veille par des camions américains qui avaient emmené toute la population sans lui laisser le temps d'emporter quoi que ce soit. Les repas étaient encore servis sur les tables, les armoires pleines de vivres et de linge, les caves bien garnies. C'est dire que pendant plusieurs jours les hommes ne manquèrent de rien. Les sections se relayaient alternativement dans le village et dans une tranchée qu'ils aménageaient à 200 mètres au nord, à cheval sur la route de Montdidier.
Montdidier, au sommet d'un plateau à trois kilomètres devant nous, brûlait et les incendies éclairaient la plaine d'une lueur sinistre. La pluie tombait et l'état marécageux du terrain rendait très pénible le séjour dans la tranchée. Le manque de sommeil aidant, je me sentis fiévreux et le 4 avril j'allais trouver le toubib qui me trouva 39,5° de température et me donna une fiche d'évacuation, avec comme diagnostic : "congestion pulmonaire". Je serrai la main à mon capitaine, passai la consigne au plus ancien sergent de ma section et après avoir dit "au revoir" à chacun de mes hommes en souhaitant les revoir bientôt, je partis à pied vers Welles-Pérennes où j'espérais trouver une ambulance. Comme il n'y en avait pas, je poursuivis ma route jusqu'à Plainville où j'arrivais exténué après dix kilomètres de marche. Là, je me laissai tomber sur le sol et une camionnette d'ambulance me recueillit avec trois autres malades et m'emmena à Crèvecœur-le-Grand et Granvilliers où je passai la nuit. Le 5 avril, une autre voiture m'emmena à Beauvais où je fus hospitalisé. J'y fus soigné pour pleurésie et deux ponctions (l'une de l 1.800, l'autre de 1 l.) me soulagèrent. Le 23, je fus déclaré transportable mais encore trop faible pour marcher, on m'embarqua dans un train sanitaire qui, 36 heures plus tard, me déposait à Montauban.
La guerre était finie pour moi.
Le séjour de six mois à l'hôpital comme celui de la convalescence à Aspet dans les Pyrénées m'ont laissé un souvenir trop banal pour que je croie utile de l'évoquer.
Le 11 novembre 1918, l'armistice qui devait correspondre à quelques jours près à mon retour au foyer libéré mettait fin au plus grand drame que le monde ait jamais connu.
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