14-18Hebdo

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Feuilles de route 1914-1918 (Pierre Bonte) 5/ 1917 - LE CHEMIN DES DAMES

 

La vie de Pierre Bonte recouvre assez bien le XXème siècle. Né en 1896 à Roubaix d'une famille de quatre enfants (y compris Louise dont le journal est déjà paru sur le blog), il meurt en 1995. Père de huit enfants, il est représentatif de la société des industriels chrétiens et entreprenants qui ont bâti un monde, celui des fondateurs des grandes dynasties familiales du Nord de la France.

Le 7 avril 1915, Pierre Bonte rejoint son dépôt du 8e d’infanterie à Bergerac, il a 19 ans.

Document transmis par Michel Bonte, son fils  18/11/2014

 

Image6 cadre Portrait blog 1917-1918.jpgPierre Bonte en 1917 - 21 ans

 

En ce début de 1917, les opérations militaires marquent un temps d'arrêt. L'offensive des Allemands contre Verdun a définitivement échoué. "Ils ne passeront pas"... Mais du côté français les attaques de la Somme sur lesquelles les Français avaient fondé des espoirs n'ont pas non plus donné des résultats concrets en rapport avec les moyens employés.

Dans les états-majors alliés, l'opinion prévalait qu'une grande attaque ennemie était probable prochainement. C'est en vue de prévoir les moyens à prendre pour y parer qu'une conférence militaire fut réunie à Chantilly le 16 novembre 1916. Elle groupa, autour des généraux en chef Joffre et Sir Douglas Haig, les chefs d'états-majors de Grande-Bretagne, d'Italie et autres alliés. Il fut décidé que "dès la première quinzaine de février, les armées de la coalition seront prêtes à entreprendre des offensives d'ensemble avec le maximum de moyens que chaque armée pourra mettre en œuvre".

Le gouvernement avait encouragé cet esprit offensif. Le retrait prévu depuis plusieurs mois du général Joffre, promu maréchal, avait laissé le choix entre deux hommes : Pétain, vainqueur de Verdun, et Nivelle, commandant d'armée, qui venait de s'y distinguer. Le premier a une mentalité strictement défensive et de prudence. L'autre préconise une attaque générale devant provoquer la désorganisation et la déroute de l'ennemi. Le vainqueur de la Marne consulté ne cacha pas ses préférences pour le second et ce fut Nivelle qui le 6 décembre 1916 fut nommé généralissime.

A Fismes, à mi-route entre Soissons et Reims, où je retrouvai mon régiment, règne une activité intense. J'y ai à peine retrouvé le 327e que celui-ci fut désigné pour occuper les lignes avec les deux autres régiments de la 162e division.

Après vingt kilomètres de marche par Courlandon et Roucy, nous traversons l'Aisne à Pontavert et enfilons les boyaux. Le secteur est alors tranquille. 200 mètres séparent les premières lignes mais des réseaux de fils de fers serrés donnent une certaine impression de sécurité. Il n'y a pas de petits postes en avant de la tranchée, mais un petit bois qu'on appelait le "Bonnet Persan", où nuit et jour on montait la garde par section. Comme il n'y avait pas de boyaux pour y arriver, les relèves s'y faisaient à 6 heures du matin et six heures du soir. Les sentinelles s'y terraient dans des abris individuels et, par le froid intense de la saison, les veilles étaient très pénibles surtout de jour car la nuit on pouvait se dégourdir les jambes. Je ne sais si les Allemands savaient que nous occupions le "Bonnet Persan" mais chaque fois que j'y montai la garde il ne s'y produisit pas d'incident.

La première ligne correspondait sur plusieurs centaines de mètres avec la lisière du bois de Beaumarais de sorte que nous y parvenions sans presque utiliser les boyaux. Il fit en janvier extrêmement froid : moins douze et davantage. Les cuisines roulantes où les hommes allaient chercher les repas étaient installées à l'autre lisière du bois. Le pain que les hommes de corvée apportaient était si dur que nous devions le réchauffer. Le vin gelait dans les bidons. En ligne, on brûlait tout le bois qu'on pouvait trouver pour se réchauffer. La fumée que nous voyions monter de la tranchée ennemie nous indiquait que les Allemands en faisaient autant. Les travaux d'aménagements de tranchées étaient rendus totalement impossibles par le gel. De temps à autre, des rafales d'obus se déclenchaient sur la tranchée et nos artilleurs ripostaient.

Ce calme relatif devait être interrompu par un coup de main français, prélude des grandes opérations qui se préparaient.

Ma compagnie était en réserve lorsque elle fut désignée pour effectuer un coup de main de cinquante hommes en vue de tenter de faire des prisonniers et obtenir des précisions sur les forces allemandes en présence. Cinq groupes de dix hommes séparés d'une centaine de mètres et commandés par un lieutenant devaient effectuer l'opération. Je fus chargé de commander l'un de ces groupes. Celui qui situé à l'aile gauche du secteur devait protéger les autres en cas d'une contre-attaque de flanc éventuelle.

Sur un emplacement situé en bordure de la route Pontavert-Beaurieux, nous subîmes un entraînement intensif. Les tranchées allemandes et françaises y étaient tracées exactement. Le 12 février, nous rejoignîmes les premières lignes et nous occupâmes des abris qui nous étaient réservés. Dès trois heures, le bombardement des positions ennemies commença. D'un arbre en fer qui servait d'observatoire, j'observais le pilonnage de la première ligne allemande : torpilles, obus de tous calibres dégringolaient sur le petit bois, le "bois des Bouleaux" qu'occupaient les Allemands. Un véritable rideau de fer semblait passer au-dessus de nos têtes et anéantir la tranchée ennemie.

A 17h45, j'emmène mon groupe au poste prévu pour le départ. A 18 heures, je grimpe l'échelle de franchissement suivi de mes hommes. Des chicanes préparées d'avance permettent de traverser rapidement les réseaux de fils de fer et nous nous mettons à courir vers la tranchée allemande. Alors qu'à cette heure-là nous avions prévu être dans une demi-obscurité, la fumée opaque dégagée par les obus nous empêche de voir clair et, à mesure que nous approchons de la tranchée, les trous d'obus rendent la marche de plus en plus difficile. Enfin, des vestiges de tranchée m'indiquent que nous occupons la ligne et, avec mes hommes, je repère deux abris allemands dans lesquels il n'y a plus personne. Il est clair que l'ennemi a évacué la position dès le commencement du bombardement et nous ne trouvons pas signe de vie. Une demi-heure après notre arrivée, j'aperçois une fusée verte qui monte sur notre droite. C'est le signal convenu que nous avons fait au moins un prisonnier et que nous pouvons rentrer. Je réintègre alors avec mes hommes la tranchée française et nos différents groupes réunis s'interrogent mutuellement pour constater que nous n'avons pas de prisonnier. Un homme a dû perdre la tête et envoyer la fusée sans motif. Je décide alors de repartir avec mon groupe, mais à peine ai-je réoccupé la position ennemie que je vois grimper au ciel le "bouquet", la fusée qui signifiait que l'opération était définitivement terminée. Nous n'avions plus alors qu'à regagner nos tranchées.

Le lendemain, le Colonel nous réunit, nous dit être quand même satisfait des précisions que nous avions pu donner sur l'emplacement exact des premières lignes et des abris ennemis et nous donna à tous une permission de cinq jours. Après cette détente passée boulevard Montparnasse je retrouvai ma compagnie à quelques kilomètres à l'ouest du bois de Beaumarais, en face de Craonne.

Le mois de mars fut fort agité. A notre coup de main, les Allemands avaient répondu par un autre, et ainsi de suite. Presque chaque nuit une escarmouche se produisait sur un point ou l'autre du secteur. Un obus tomba sur un abri léger de la compagnie voisine et fit une dizaine de morts. Les villages de l'arrière : Craonnelle, Oulches, Beaurieux, Vassogne étaient continuellement sous le feu de l'ennemi, de sorte qu'au cours des relèves il y avait fréquemment des victimes. Lorsque les Allemands préparaient un coup de main sur nos lignes, ils faisaient précéder celui-ci d'un tir de barrage intense sur nos premières lignes, comme nous l'avions fait nous-mêmes le 12 février, et il nous arrivait d'évacuer alors la première ligne pour la réoccuper aussitôt après le bombardement, mais chaque fois nous avions des pertes.

Au cours d'un bombardement sur notre tranchée, le chef de section avait fait rentrer celle-ci dans l'abri et je tenais compagnie à l'homme de guet chargé de surveiller le terrain. Je m'étais assis sur le "Vermorel", l'appareil qui placé à la porte de chaque abri devait servir à arroser les emplacements contaminés par des obus à gaz asphyxiant. Je m'aperçus tout d'un coup que j'avais les jambes mouillées. Un éclat de torpille m'était passé entre les jambes et avait perforé le "Vermorel" sans même que je l'ai entendu.

Le 5 avril, nous fûmes relevés après une longue marche pénible et nous cantonnâmes à Lhéry-Lagery. Nous y suivîmes un entraînement intensif de grenadiers pendant cinq ou six jours, puis on revint à Beaurieux près de Pontavert. Le 12, on monta en seconde ligne à Craonnelle et tous les effectifs furent employés à amener en ligne des munitions et du matériel.

Le village de Craonnelle est situé dans le bas du versant français du plateau de Vauclerc, donc dans l'angle mort des tirs d'artillerie allemand. Il a donc relativement peu souffert des bombardements et le château a conservé ses dimensions d'origine.

La première ligne française est parallèle à la crête et à deux cents mètres environ en deçà, tandis que la ligne allemande est de l'autre côté et invisible pour nos guetteurs. Le "Chemin des Dames" est tracé sur les cartes entre les lignes, mais depuis longtemps il n'existe plus. Ses derniers vestiges ont été écrasés par nos torpilles. Quant au village de Craonne, qu'occupent en principe les Allemands, il a lui aussi disparu et après la guerre on le reconstruira deux kilomètres plus loin.

Les transports de matériel partis de Craonnelle pour les tranchées de première ligne occupaient tellement d'hommes qu'on avait dû aménager deux boyaux : le boyau montant et le boyau descendant. Après plusieurs aller et retour, ma section se fixa dans un abri de première ligne. Depuis plusieurs jours, l'artillerie arrosait sans interruption avec des obus de tous calibres les positions ennemies. Il y avait des engins de tranchée : mortiers, crapouillots ; il y avait des 75 et aussi de gros calibres, qui faisaient un vacarme assourdissant.

On savait que le déclenchement de la grande offensive était imminent et la formidable préparation d'artillerie dont nous étions les témoins était faite pour donner confiance à toutes les troupes qui allaient y participer. "Je distribuerai le courrier à Amifontaine le lendemain de l'attaque", m'avait dit mon ami vaguemestre Félix Chatteleyn.

Et cependant, je me souviens de l'impression que j'éprouvais lorsque au cours de la nuit je me risquai dans la tranchée pour visiter les hommes de veille. Au fracas extraordinaire des explosions et des sifflements d'obus avait succédé une accalmie surprenante. On entendait bien à l'est comme à l'ouest les grondements des grosses pièces, mais au-dessus de nos têtes, presque plus rien. Ce souvenir semble accréditer le bruit qui a couru plus tard que des influences politiques avaient aux dernières heures essayé de faire surseoir par le haut commandement le plan d'attaque. On sait que le ministre de la Guerre Painlevé, contrairement à l'esprit offensif du Président de la République Monsieur Poincaré, et des généraux Joffre et Mangin, avait toujours été partisan des méthodes de Pétain plutôt que de celles de Nivelle. Ce qui est certain est que celui qui aurait freiné l'intensité des préparatifs d'attaque aurait pris une grave responsabilité parce que il est de fait qu'au déclenchement de l'offensive nous devions constater que les Allemands n'étaient pas anéantis, mais dès les secondes tranchées ils nous attendaient.

Nous sommes le 16 avril à 5 heures du matin... Le lieutenant Provost, chef de section, réveille les trente hommes de ma section qui sommeillent dans le fond de l'abri : "Le jour J est aujourd'hui... L'heure H est six heures...". Tout le monde se lève et, dans un silence un peu glacial, on s'équipe. Vingt minutes plus tard on se dirige vers les emplacements de départ. Des marches sont creusées dans la tranchée pour faciliter l'escalade.

La tenue d'assaut consiste, en dehors du sac chargé de linge, brodequins, toile de tente et trois jours de vivres de trois musettes contenant quinze grenades à main, d'un browning et ses munitions, un poignard, des outils (pelle ou pioche), un panneau de jalonnement ou une fusée de signalisation, deux bidons, l'un de deux litres d'eau, l'autre d'un litre de vin. Chaque homme avait évidemment en outre soit son fusil Lebel, soit un fusil mitrailleur et ses cartouchières garnies. Ceci donne une idée de la difficulté qu'allait présenter la marche avec un chargement d'au moins une vingtaine de kilos.

L'attente paraît longue. Les uns plaisantent. Les autres laissent voir leur émotion. L'aumônier de bataillon l'abbé Delattre passe dans la tranchée. Il reçoit les confidences de certains et nous serre la main.

A six heures, sur un signe du lieutenant, nous grimpons au-dessus du parapet et la marche est extrêmement pénible. Le terrain complètement bouleversé a été détrempé par la pluie des derniers jours. On ne peut avancer qu'en s'aidant de son fusil. Notre progression se fait en longeant les crêtes des cratères d'obus dont certains ont 6 à 8 mètres de diamètre. Il faut un effort continuel pour décoller les pieds de la terre gluante détrempée par la pluie des derniers jours. Avec cela, le sol est jonché de fils de fer barbelés. On a bien aménagé des chicanes pour faciliter le passage des premiers mètres après la tranchée de départ, mais au-delà ce n'est qu'un amoncellement de débris de piquets de fer et de "réseaux bruns" qui rendent plus pénible encore la progression.

Les premières minutes sont relativement calmes. On perçoit bien le bombardement à proximité mais l'artillerie allemande ne semble pas avoir repéré notre tranchée de départ. Les explosions d'obus semblent provenir de la direction du village de Craonne dont il ne reste plus que quelques pans de murs à notre droite. Bientôt, nous sommes au sommet du plateau de Vauclerc et un paysage nouveau apparaît devant nous. Je devine les ruines de Bouconville, d'Arrancy, du château de la Bove par quelques pans de mur qui ont résisté aux bombardements ; même plus le moindre tronc d'arbre n'est visible dans ce spectacle d'apocalypse. J'essaie de découvrir au loin les tours de la cathédrale de Laon dont la silhouette nous a été indiquée comme point de direction mais la brume de cette journée pluvieuse et sans doute aussi la fumée des éclatements d'obus la rendent invisible. Nous n'avons d'ailleurs pas le loisir de nous arrêter à ce paysage. A droite et à gauche ce sont des centaines de capotes bleu horizon que nous voyons progresser et devant nous des capotes vert-de-gris qui s'éloignent. A quelques dizaines de mètres de moi, j'aperçois un grand diable d'Allemand debout sur un monticule, un reporter sans doute, qui photographie la vague française. Mais aussitôt se déclenche le tac-tac des mitrailleuses et l'explosion des Minenwerfer, des torpilles ainsi que l'éclatement des grenades à mains que les Allemands jettent en se retirant. A mon côté, je vois tomber plusieurs de mes camarades. Le lieutenant Provost qui est près de moi s'effondre en hurlant : "Je suis touché, Cacherat (le sergent) prenez le commandement de la section". J'étais à deux mètres du sergent Doublet, celui qui avant le départ m'avait confié une lettre pour sa femme, quand une grenade boche éclate tout près de nous. Il est blessé ; je ne ressens qu'une commotion. Il y a à peu près un quart d'heure que nous avons quitté la tranchée française et déjà six hommes sont tombés, tués ou blessés.

Nous continuons pourtant à progresser, poussés par le désir de trouver un peu de protection dans une tranchée. La première ligne a été franchie, méconnaissable par le bombardement auquel elle a été soumise. Nous nous trouvons bientôt dans un autre élément de tranchée près de celle qui, sur le plan directeur, figure sous le nom de "tranchée du versant". Ce qu'il reste de ma section s'y déploie et installe sur le parapet les deux fusils-mitrailleurs prêts à tirer. Je revois un petit gars de la classe 1917 qui se traîne dans un élément de boyau à nos côtés. C'est le soldat Seguin qui a une jambe complètement déchiquetée par une grenade. Nous l'installons de notre mieux dans une anfractuosité de trou d'obus où sans se plaindre il attendra vingt-quatre heures l'arrivée d'un brancardier. Il sera amputé et décoré de la médaille militaire.

Notre progression ce jour-là en restera là. Nous avons avancé de 500 à 1000 mètres suivant les points de résistance qui ont été très variables.

Des avions français nous survolent bientôt à cinquante mètres au-dessus de nos têtes et nous déployons nos panneaux de signalisation pour nous faire voir. Nous nous comptons. Avec le sergent Cacherat, le caporal Fenètre et moi, il reste dix hommes de la section... Les deux tiers de l'effectif, une heure après le déclenchement de l'attaque, étaient tués ou évacués.

Notre petite poignée de survivants travaille avec acharnement avec les outils dont nous disposons à creuser une tranchée vers la droite et vers la gauche en réunissant des trous d'obus. Le sentiment d'isolement que nous éprouvons est en effet pénible et, malgré la fatigue, tous s'efforcent de réaliser au plus vite une liaison entre les éléments voisins. On s'emploiera ensuite à relier les trous d'obus vers l'arrière en vue de rejoindre les camarades de seconde ligne qui sans aucun doute creusent vers nous des boyaux pour permettre notre ravitaillement.

Les Allemands réagissent peu. Nous les sentons très près de nous et à tous moments des balles sifflent à nos oreilles. Notre plus vieux camarade, Lembarat, commet l'imprudence de passer la tête au dessus du parapet. Il tombe mortellement blessé à mes côtés.

La nuit vient... Une nuit interminable. Il pleut et bientôt la neige commence à tomber. Le moral n'est pas fameux. Nous n'avons encore aucune liaison avec l'arrière et dans le bouleversement qui nous entoure nous avons difficilement conscience de la direction de l'ennemi. Les hommes grelottent sous leur toile de tente. Deux hommes veillent avec leur fusil et des grenades à portée de la main. Les fusils-mitrailleurs sont tellement embourbés qu'ils seraient inutilisables. Il est probable que les Allemands sont plus que nous exténués car ils ne contre-attaquent pas.

Enfin le petit jour se lève et la pluie cesse de tomber. Une corvée de ravitaillement qui a travaillé toute la nuit pour nous rejoindre fait la jonction avec notre tranchée. Avec des boîtes d'alcool solidifié dont certains disposent nous essayons de nous faire un peu de café.

Dans la matinée du 17, le Capitaine passa nous voir. Il fit allusion à un ordre d'attaque qui se préparait mais heureusement celui-ci ne vint pas, car les troupes n'étaient pas en état de progresser sous le feu de l'ennemi. La consigne était cependant de profiter de toutes les occasions pour gagner du terrain.

Le 18, vers cinq heures du soir, le capitaine Goussen vint à notre poste. Il me désigna pour partir en patrouille avec quatre hommes afin de nous rendre compte si la "Tranchée du Versant" que nous savions à cinquante mètres devant nous était occupée.

Nous partons donc et nous infiltrons vers l'avant en progressant comme nous le pouvons de trou d'obus en trou d'obus. Dans chaque trou, il y a des morts, des Allemands surtout mais aussi des Français. Soudain, je me trouve dans la tranchée et j'aperçois deux Allemands qui ne s'attendaient pas du tout à me voir arriver. Je décharge mon browning dans leur direction et ils disparaissent tandis que je fais un bond au-dessus du parapet pour retomber dans un trou. Je crie aux patrouilleurs qui me suivent de ne pas traverser la tranchée et de rentrer dans les lignes françaises. J'en fis autant et rendis compte au capitaine de ma mission.

Au milieu de la nuit, j'étais de veille avec une sentinelle quand le sergent Cacherat me transmit une note du commandant, me désignant pour rejoindre le P.C. du bataillon avec les fonctions de sergent observateur. Une heure après, j'avais rejoint mon poste et je me trouvais dans un abri à douze mètres sous terre où je pus enfin dormir.

Pendant trois jours, je ne devais pas quitter le capitaine Desmond, faisant fonction de commandant, puis son successeur, lorsque le capitaine Desmond fut blessé tout près de moi, dans tous les postes occupés par les compagnies du bataillon. Des petits coups de mains se succédaient mais sans grande ampleur de part et d'autre.

Dans l'après-midi du 21 arriva l'ordre de relève du 327e. L'adjudant de bataillon me chargea d'aller à l'arrière chercher le bataillon du 123e d'infanterie qui devait nous remplacer. Vers six heures du soir, je partis donc au lieu désigné "Moulin Rouge" et, après deux heures de marche dans un dédale de boyaux tout nouvellement creusés, je trouvai le commandant. Je le ramenai au P.C. suivi de ses hommes. En cours de route, l'artillerie allemande nous obligea souvent à nous plaquer dans le fond des boyaux, de sorte que les hommes suivaient difficilement et s'égaraient. Il fallut plusieurs heures pour effectuer la relève de toutes nos unités. Enfin, je pus rendre compte à l'adjudant Oudar que ma mission était remplie.

C'est alors qu'au détour d'un boyau deux brancardiers portant un blessé me firent me ranger contre la paroi. Je reconnus mon camarade de section le caporal Fenètre qu'une horrible blessure au ventre avait atteint. Je lui serrai fortement la main. Je ne devais plus le revoir.

Lorsque les agents de liaisons du 123e eurent tous rendu compte qu'ils avaient occupé leurs postes, je fus chargé d'informer le Colonel du 327e que la relève était terminée. Je trouvai son abri avec difficulté car les Allemands bombardaient le secteur. Enfin, je trouve une sape profonde et j'aperçois à la lueur d'une bougie une forme humaine allongée sur un lit. Je lui demande de me dire s'il sait où se trouve le colonel de Morcourt. "C'est moi", me répond-t-il. Je lui rends compte de ma mission et il me serre la main.

Je n'avais plus alors qu'à rejoindre l'arrière et ma section du 327e. Grâce aux plans directeurs qui ne m'avaient jamais quittés pendant mes fonctions de sergent observateur, je me débrouillai dans le labyrinthe de tranchées. Je rencontrai l'abbé Delattre complètement égaré et épuisé. Avec joie il m'accompagna et vers deux heures du matin nous arrivâmes à Beaurieux, complètement fourbus. L'église de Beaurieux était aux trois-quarts démolie, et la nef centrale écroulée, mais il restait la chapelle latérale où l'Abbé dit sa messe, puis, après avoir dormi quelques heures sur le sol, nous repartîmes vers Baslieux-les-Fismes où nous savions devoir retrouver le régiment.

Le spectacle n'était pas réjouissant. Les routes étaient encombrées de véhicules de toutes sortes qui montaient et descendaient. Des traînards partaient vers l'arrière à la recherche de leurs unités. Les hommes exténués avaient pour la plupart coupé le bas de leur capote couverte de boue pour l'alléger. Beaucoup n'avaient plus ni sac, ni fusil. Enfin j'arrivai à Baslieux et je me laissai tomber sur l'herbe tout équipé. Dans l'après-midi, je rencontrai le capitaine Goussen qui me dit que j'étais nommé sergent, et affecté à la 14e compagnie. Des trente hommes et gradés qui composaient ma section au matin du 16 Avril, nous restions sept !

Si les pertes françaises du 16 au 25 Avril 1917 avaient été très lourdes, à savoir :

Tués                         15 589

Blessés                     60 036

Disparus                   20 500

Total                         96 125

la 162e division et tout particulièrement le 327e comptait parmi les plus éprouvés.

A la 14e compagnie, faute de cadres, je remplis les fonctions de chef de section. Le régiment partit à 50 kilomètres de là à Jouarre, près de Château-Thierry, où quinze jours de repos permirent aux hommes de se récupérer. Tous furent complètement ré-habillés, rééquipés, et logés dans des granges bien aménagées. Les sous-officiers avaient la belle vie. A titre de benjamin, on m'avait confié la popote. Nous ne manquions de rien.

Aux premiers jours de mai, ma désignation pour le centre d'élèves-aspirants de Saint-Maixent parut à la décision. Le 13, je reçus mes papiers et, après vingt-quatre heures de permission passées rue Schœlcher, j'arrivai le 15 mai à Saint-Maixent.

PERTES DU 16 AU 25 AVRIL 1917

L'ouvrage du commandant de Civrieux "L'OFFENSIVE DE 1917" mentionne un relevé des pertes subies par les troupes françaises du 16 au 25 Avril 1917 légèrement différent de celui qu'indique le général Bouquerol :

Armées                                      Tués                   Blessés                 Disparus               Total

IVe                                            3.157                  10.723                    3.109                  16.989

Ve                                             6.907                  29.238                  11.726                  47.871

VIe                                            4.905                  17.767                    5.357                  28.029

Xe                                                586                    2.200                       270                    3.056

Artillerie d’assaut                          34                        108                         38                       180

                                               ------------               -----------                ----------                 ----------

                                                15.589                  60.036                  20.500                  96.125

Ces chiffres comprennent 5 183 Russes et 7 397 Sénégalais tués, blessés ou disparus. Le commandant de Civrieux ajoute les remarques suivantes :

"De ce tableau, il résulte que les pertes de beaucoup les plus fortes ont été supportées, non par la VIe armée du général Mangin, mais par la Ve armée du général Mazel. On remarquera de plus qu'à la date du 25 Avril la Xe armée était restée presque intacte."

REMARQUES

La Ve armée que commandait le général Mazel comprenait 14 divisions réparties en 4 corps d'armées : le 1er, le 5e, le 32e, le 7e.

Le 327e d'infanterie formait, avec le 127e et le 43e, la 162e division du 1er corps d'armée.

A suivre…

6/7 - Saint-Maixent



13/02/2015
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