14-18Hebdo

14-18Hebdo

En souvenir d’oncle Emile - 5 - Pèlerinage familial du 18 mai 2016 sur le champ de bataille

 

Le lieutenant de réserve Emile Claude est mobilisé en 1914. A la tête de sa compagnie, il combat en Lorraine, en Champagne, en Picardie, et à Verdun, où il tombe héroïquement le 8 juin 1916, en défendant la redoute R.1, à 500m du fort de Vaux. Il était célibataire sans descendance ; les correspondances avec sa famille ont disparu en 1944. Son petit-neveu Patrick Germain, après recherches, a reconstitué sa biographie de guerre ainsi que le déroulement de son dernier combat, et organisé le pèlerinage familial qui a créé, 100 ans plus tard, sa sépulture sur le champ de bataille.

 

Patrick Germain - 23/06/2016

 

Création de la sépulture du lieutenant Emile CLAUDE

 

N°1 Médaillon Emile.JPGLe médaillon en bronze (« ressuscité ») commandé par son père (mon arrière grand-père Alphonse) à la mort d’Emile (collection Patrick Germain)

 

 

La date du centenaire de la bataille approchait, et, pour parachever cette œuvre de mémoire, il me restait à organiser une commémoration sur le terrain, car je ne voulais pas me rendre à la cérémonie nationale du 29 mai, lui préférant une petite réunion familiale intime et dépouillée, immergée dans les tréfonds du champ de bataille, en des lieux où la nature a repris ses droits. En outre, il s’agissait pour moi d’aller jusqu’au bout de ma démarche de mémoire, en créant la sépulture d’Emile.

 

Quand, en 1956, emmenés par notre grand-père Georges Claude (le frère d’Emile), nous vînmes à Verdun, nous ne mesurions pas, mon frère Yves et moi, au sortir de l’enfance, l’intensité émotionnelle que représentait la vision de ces paysages ravagés. Notre grand-père ne nous avait pratiquement jamais parlé du sacrifice de son frère, habité, comme tous les anciens poilus, d’une douleur intime qu’il se refusait de partager. Déjà âgé, il se sentait investi d’une mission, celle de transmettre « le témoin » de la mémoire, comme il l’avait fait en 1935, en y emmenant ses propres enfants, dont ma mère. Je me rappelle que le guide qui nous avait fait visiter le fort de Vaux était coiffé d’une « tarte », donc un ancien chasseur. Incapables de comprendre à l’époque le détail des échanges entre les deux hommes, nous étions seulement amusés de découvrir des souterrains, où on pouvait courir et se cacher, et faire résonner nos cris. Toutefois, Papy, ce jour là, nous parla en grandes personnes, sur un ton que nous ne lui connaissions pas. Aussi nous prîmes conscience tout de même, à la vue de ces champs immenses recouverts de croix blanches, que quelque chose de très grave s’était passé en ces lieux.

 

D’ailleurs je ne me souviens pas que Papy nous ait précisément désigné la redoute R.1, à 500 m au N.O du fort, comme étant l’endroit où son frère était mort ; probablement pensa-t-il à tort que c’était dans le périmètre immédiat du fort. Si je soulève ce doute, c’est que, en 1998, à la mort de ma grand-mère, en mettant la main sur un grand cadre renfermant une photo du fort de Vaux datant de l’immédiat après-guerre, je remarquai une petite pastille noire collée sur le vitrage, à l’endroit de la fosse gauche adjacente au fort, à proximité d’un coffrage et d’une redoute située à l’angle du fort ; mais ce n’était pas la redoute R.1..

 

Lorsque je terminai la lecture du livre du commandant Raynal « Le Drame du fort de Vaux » sur les combats acharnés ayant précédé la reddition du fort, le 7 juin au matin, je dus me rendre à l’évidence : à aucun moment, il ne mentionnait le nom du lieutenant Emile Claude. Ainsi donc, je portai mes recherches ailleurs, et c’est à la lecture de l’évocation de Monseigneur Gilbert, puis à l’examen minutieux du témoignage du capitaine Delvert, dans son livre « Verdun », que je parvins à identifier le lieu du dernier combat d’Emile, R.1, à 500 m de là.

 

En d’autres temps qu’internet, je n’aurais jamais pu mener mes investigations aussi loin.  Le site du bois Fumin me fut d’une aide déterminante, et j’y trouvai en premier lieu la carte de l’époque représentant R.1 par rapport au fort, et le dessin des tranchées aux alentours :

 

 

N°2 localisation R.1.jpgLocalisation de la redoute R1 par rapport au fort de Vaux (sur carte d’époque) ; on y accède sur 500 m environ par la tranchée de Besançon ; au N. de R.1, le réseau de tranchée et de boyaux (source : fumin16.canalblog.com)

 

Bien évidemment, 100 ans après, je me doutai que la végétation avait recouvert le champ de bataille de son manteau apaisant :

 

N°3 vue aérienne actuelle.jpgVue aérienne actuelle : la redoute R.1 se trouve à l’endroit du petit rectangle jaune

 

 

N°4 carte actuelle.jpgPlan actuel : La redoute R 1 se trouve sur le versant Est du ravin du bois Fumin, surplombant celui-ci, à l’endroit du point rouge

 

Un heureux hasard, une fois encore, vint servir mes plans : le jeune historien alsacien Florian Hensel me mit en rapport avec son ami Gérald Colin, garde forestier à Verdun. Je pris contact avec lui il y a six mois et lui expliquai mon projet, après lui avoir envoyé la biographie que je venais de terminer. Je n’eus pas à rentrer dans les détails ; il connaissait parfaitement cet épisode de la tragédie du fort de Vaux ; il avait lu les principaux ouvrages la relatant, et en connaissait tous les acteurs.

Aussi je trouvai auprès de lui une oreille, non seulement attentive, mais orientée vers l’action, car il me proposa aimablement de nous piloter sur place. Je ne saurai jamais assez le remercier de l’aide décisive de ses compétences, et plus encore de sa forte implication, car nous partageons ensemble le même intérêt, non de la guerre en elle même, mais surtout des hommes qui en furent les acteurs. J’avoue que je n’étais au départ pas du tout certain que mon initiative de créer cette sépulture de mémoire en un lieu non adapté, puisse rencontrer chez lui un écho favorable ; mais j’en ai fait le pari ; et là encore, la Providence m’a aidé, en me mettant en présence de quelqu’un qui m’a avoué après qu’il se souviendra longtemps de ces moments.

 

C’est ainsi que nous nous retrouvâmes le 18 mai devant le fort de Vaux ; j’avais emmené de Cornimont une croix constituée de deux linteaux d’un bois déjà patiné par le temps, ainsi qu’une couronne de fleurs sauvages, dont la texture permet un réensemencement dans le sol.

 

Mr Colin nous expliqua, cartes déployées sur le capot de sa voiture, comment la végétation du champ de bataille avait évolué depuis un siècle, en nous précisant au passage que les pins noirs d’Autriche avaient été donnés en leur temps par les Allemands, en réparation du préjudice causé par leurs bombardements.

 

N°5 devant les cartes (1).JPGDe g. à dr : Alain Bexon, ma sœur Véronique Germain-Remy (petit-neveu et petite nièce d’Emile), Gérard Bexon (neveu d’Emile), Patrick Germain (petit-neveu d’Emile) et Gérald Colin de l’O.N.F (photos Yves Germain, mon frère)

 

 

 N°6 devant les cartes (2).JPG

 

 

N°7 devant les cartes (3).JPG

 

 

 

N°8 les pélerins.JPGLes pèlerins : de g. à dr. : Yves Germain, Alain Bexon, Gérard Bexon, Véronique Germain-Remy, Patrick Germain

(En arrière-plan : le fort de Vaux)

 

Notre équipée se mit alors en marche ; la tranchée de Besançon est pratiquement invisible, enfouie dans les broussailles et jalonnée d’éboulements. Après un quart d’heure de progression, Mr Colin nous indiqua que nous étions arrivés sur R.1… ; cette redoute était autrefois constituée d’un parados bétonné en arc de cercle de 120 m à ciel ouvert, sur 2 m de hauteur, surplombant le ravin du bois Fumin. Plus rien ne subsiste d’apparent ; R.1 fut entièrement comblé et il n’en reste que quelques traces de murs et quelques piquets embétonnés. Cette position fortifiée permettait une vue sur le village de Vaux-devant-Damloup (qui n’existe plus) et ses débouchés en contrebas. A proximité immédiate se trouve un abri bétonné nommé DV4 (Douaumont-Vaux N°4) ; il s’agit du 4ème et dernier abri jalonnant le parcours entre les deux forts :

 

N°9 DV4.JPGD.V 4 (photo Patrick Germain)

 

Je repérai bien vite sur la zone un petit monticule, au pied d’un sapin, parsemé de muguet sauvage, et décidai aussitôt d’en faire l’emplacement de la sépulture.

 

N°10 tombe de loin.JPGLa sépulture d’Emile sur R.1, surplombant le ravin du bois Fumin (photo Patrick Germain)

(Il y sera ultérieurement installé une sépulture plus élaborée, pour être pérenne, mais simple)

 

 

N°11 tombe de près.JPG(Photo Véronique Germain-Remy)

 

 

N°12 ruban Emile Claude.JPG(Photo Yves Germain)

 

 

Son installation terminée, débuta la petite cérémonie intime que j’avais préparée. J’invitai Gérard Bexon, un des deux neveux d’Emile encore vivants, à prononcer quelques mots. Avec beaucoup de sensibilité et d’émotion, Gérard mit en exergue la fierté pour la famille de compter dans ses rangs quelqu’un qui a été jusqu’au bout de ses convictions dans l’accomplissement de son devoir avec honneur et abnégation, et dont le sacrifice vaut désormais tradition pour la famille :

 

N°13 hommage de Gérard.JPG(Photo Yves Germain)

 

 

Je prononçai ensuite l’hommage suivant :

 

N°14 hommage de Patrick.JPG(Photo Yves Germain)

 

Cher oncle Emile,

 

C’est dans cette nature verdoyante et apaisée que nous sommes venus honorer ta mémoire, au lieu précis de ton sacrifice, à la tête de tes hommes, il y a un siècle, en ce 8 Juin 1916….

 

Cela faisait déjà près de deux ans que, engagé dans cette lutte terrible, tu conduisais ta valeureuse compagnie, la 18e du 298e R.I, sur les champs de bataille de Lorraine, de Champagne, de Picardie, avant que ton régiment ne soit à son tour envoyé dans la fournaise de Verdun.

 

En 1956, ton frère Georges nous a emmenés, Yves et moi, non loin d’ici, au fort de Vaux ; mais il ne nous a pas conduits en ces lieux ; probablement l’accès en était-il encore interdit.

 

Aussi, dans le prolongement de ta biographie de guerre à présent reconstituée, était-il naturel de ponctuer celle-ci par ce petit pèlerinage familial ici, à la Redoute 1 du fort de Vaux, là où résolument, bien que te voyant débordé, tu fis honneur aux plus belles traditions de l’armée française avec crânerie et panache, tes hommes se faisant tuer autour de toi, car tu ne voulais pas être fait prisonnier.

 

Nous nous sommes donc mis dans tes pas, depuis ce jour d’août 1914 où tu rejoignis ton régiment à Roanne ; à tes côtés, nous avons vécu la retraite de Lorraine, la victoire de la Marne, où tu fus blessé à Fontenoy, avant de vivre le douloureux épisode des martyrs de Vingré, dont tu sais à présent qu’il leur a été rendu justice.

 

Tu sais maintenant que c’est grâce au brave curé Gilbert, qui t’aimait bien, que nous avons eu connaissance de ton sacrifice ; en effet, au lendemain de ta mort pour la France, un médecin militaire a vu ici même ton corps étendu à la renverse, au milieu de tes hommes, tes grenades à portée de main ; ton visage était intact.

 

Il a recueilli sur toi deux lettres et quelques photographies qu’il a remises à ton papa, mais que le temps a depuis dispersées. Se trouvant seul sur place, il n’a pu faire donner à ton corps aucune sépulture.

 

Merci oncle Emile, au cours de toutes ces années de recherche, d’avoir guidé mes pas vers toi, mon valeureux ancien du 15-2 ; merci du magnifique exemple que tu laisses aux générations qui t’ont suivi, dont les représentants sont ici présents. Puissions-nous garder éternellement, au fond de notre cœur, ta Foi dans les traditions de l’honneur de la France.

 

Repose en paix, cher oncle Emile, nous ne t’oublierons jamais, et nous associons à cette démarche de mémoire tes compagnons qui dorment ici près de toi et ailleurs, pour que désormais vous soit conféré, pour l’Eternité, ce droit au souvenir, ainsi immortalisé par Victor Hugo :

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie,

Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie…

Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau,

Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère,

Et comme ferait une mère,

La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau…

 

Suivirent quelques prières teintées d’une émotion profonde ; on ne pouvait imaginer que ce paisible espace sylvestre ait connu l’enfer, les morts, la souffrance, poussés à leur paroxysme. Il me vint alors à l’esprit une réflexion qu’avait prononcée Alain Decaux, le célèbre écrivain, journaliste, et historien, qui vient de nous quitter, lorsqu’au cours d’un entretien, lui fut posée la question suivante : « Au XXème siècle, quelle a été selon vous la condition la plus horrible à supporter pour l’Homme ? ». Sa réponse fut : « la condition des poilus dans les tranchées, et surtout à Verdun ». Rien en effet de plus surhumain ne fut demandé à l’homme pendant une aussi longue période, dans un enjeu aussi capital, car il s’agissait d’un combat acharné en tête-à-tête quotidien avec la mort.

 

Non loin de la tombe d’Emile, en contrebas, aux abords de D.V 4, nous avons découvert, avec attendrissement la petite sépulture du soldat Pierre-Marie Coppin, mort ici même le 6 Juin ; Emile a donc un camarade identifié qui dort non loin de lui, et il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’un de ses hommes…

 

 

N°15 sépulture Coppin.JPG

(Photo Patrick Germain)

 

C’est ensuite mus par un élan spontané que nous nous rejoignîmes autour de la sépulture d’Emile, comme pour lui tendre la main, afin qu’il ne se sente plus seul et abandonné. Les yeux fixés dans le lointain, j’observais cette nature verdoyante en contrebas, en re-visionnant avec effroi les photos du champ de bataille dévasté. J’essayais de m’imaginer notre jeune lieutenant, exhortant ses hommes en lançant ses grenades, dans cette résistance désespérée…

 

N°16 rassemblement derrière la tombe.JPGDe g. à dr : Patrick Germain, Gérard Bexon, Alain Bexon, Véronique Germain-Remy, Yves Germain

 

Notre matinée s’acheva naturellement par la visite du fort de Vaux, où le commandant Raynal livra avec ses hommes, pied à pied pendant une semaine, un combat magnifique, avant, à bout de forces, à court de munitions et épuisée par la soif, que la garnison réduite à peau de chagrin ne se rende avec les honneurs militaires.

 

L’après-midi, l’Ossuaire de Douaumont nous attendait :

 

N°17 nécropole et ossuaire de Douaumont.JPG(Photo Patrick Germain)

 

Il avait déjà fait l’objet de quelques visites familiales depuis son achèvement, en 1932. Il abrite dans sa crypte les restes non identifiés de 130 000 soldats français et allemands, dont 4 000 d’entre eux, Français, sur démarche de leur famille, ont leur nom gravé sur un bloc de pierre, ce qui est le cas d’Emile. La nécropole nationale qui l’entoure regroupe 16 142 tombes de soldats français. A l’intérieur de l’ossuaire, les inscriptions sont regroupées autour d’une petite alcôve, selon le site du champ de bataille où les hommes tombèrent. C’est en quelque sorte une grande nef jalonnée de petites chapelles ; un long corridor agrémenté d’un éclairage chaleureux, doux, apaisant, qui est le cœur de la mémoire de cette forêt de croix blanches, le puits de tant de souffrances, de vies brisées, sacrifiées à l’honneur de la France ; puissent leurs descendants s’en montrer éternellement dignes, car ce site à lui seul est un message, un message de courage et de paix ; celui que nos familles se doivent de transmettre.

 

N°18 chapelle Vaux ossuaire.JPG

Chapelle du site « Fausse côte – Vaux » ; l’inscription d’Emile est à droite (photo Patrick Germain)

 

N°19 inscription Emile Claude.JPG

 

EPILOGUE

Me voici arrivé au terme de ma mission ; le Destin m’avait choisi pour en être à la fois l’architecte et le maçon. Mais je ne l’aurais pas menée à son terme sans mes proches, qui m’ont encouragé et accompagné jusqu’au bout, et en particulier ma petite sœurette « Reinette » (Véronique) et notre frère cadet, ce bon Bill (Yves) toujours fidèles. Je salue également très chaleureusement ce cher Gérard qui, malgré ses 88 ans, a répondu « présent », venu exprès d’Annecy et accompagné de son fils Alain, petit cousin avec lequel je suis heureux à présent de partager des valeurs communes. J’ai une pensée également pour Denis Bexon, le frère cadet de Gérard, qui aurait dû être des nôtres avec son épouse Dominique, mais qui en a été empêché au dernier moment par un ennui de santé.

 

Mais ce qui est peut-être à mes yeux le plus important, c’est d’avoir allumé chez tous une petite lumière, dont je sais avec certitude qu’elle ne s’éteindra jamais…

 

Cette petite lumière,

C’est la fierté d’avoir ressuscité un personnage familial sans descendance et quasiment oublié, mais dont l’héritage est immense dans son exemplarité,

C’est la fierté d’avoir créé un lieu familial intime de sépulture et de mémoire en un espace chargé d’histoire, où les nôtres viendront s’isoler dans la méditation,

C’est la fierté d’avoir mis à jour une référence familiale qui pourra les aider au quotidien.

 

Là où régna l’enfer il y a un siècle, ils y trouveront l’accueil protecteur des arbres, la gaité du muguet, et la chaleur des orchidées sauvages, conquérants de ces lieux pour l’Eternité.

 

N°20 Médaillon Emile.JPG
 

 

N°21 orchidée sauvage - fort de Vaux.jpg

(Photo Véronique Germain-Remy)

 

 

FIN

Gérardmer, en ce jour de la Saint Emile, le 22 Mai 2016

Patrick Germain                     



06/07/2016
10 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 388 autres membres