14-18Hebdo

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En souvenir d’oncle Emile - 3 - Biographie de guerre (suite)

 

Le lieutenant de réserve Emile Claude est mobilisé en 1914. A la tête de sa compagnie, il combat en Lorraine, en Champagne, en Picardie, et à Verdun, où il tombe héroïquement le 8 juin 1916, en défendant la redoute R.1, à 500m du fort de Vaux. Il était célibataire sans descendance ; les correspondances avec sa famille ont disparu en 1944. Son petit-neveu Patrick Germain, après recherches, a reconstitué sa biographie de guerre ainsi que le déroulement de son dernier combat, et organisé le pèlerinage familial qui a créé, 100 ans plus tard, sa sépulture sur le champ de bataille.

 

Patrick Germain - 19/06/2016

 

 

lieutenant Emile Claude.jpg
 

Suite de la narration d’oncle Emile, lors de ma visite du 7 Juin 1971 :

 

« Le soleil du 10 se lève, éclairant de ses rayons la grande victoire de la Marne. L’ennemi épuisé, à bout de souffle et de munitions, a pris le large pendant la nuit ; il fuit en désordre, remplissant les routes de ses traînards et de ses convois ; il franchit ainsi 50 kms dans le plus grand désarroi. A 11h30, le régiment reçoit l’ordre de se tenir prêt pour la poursuite. Il se met en marche à 13 h, avant-garde de la brigade, et suit l’itinéraire suivant : Fosse-Martin, Bouillancy, Ferme-Gueux, Villiers St Genest, Macquelines, Levignen.

 

Le 11, départ à 6 heures. Itinéraire : Levignen, Gondreville, Vauciennes, Villers-Cotterets, Soucy. Le 13, départ à 6 heures, itinéraire : Coeuvres, Valsery, Laversine, Amblény. Passage de l’Aisne vers 21 heures, et enfin organisation défensive de Fontenoy, où je reçus ma première blessure, par un shrapnell à l’avant-bras droit, mais qui ne m’éloigna pas du front… ; l’on me pansa sur place pour m’évacuer quelques jours dans un poste de secours que je quittai cinq jours plus tard pour réintégrer mon commandement et faire face, le 20, à une attaque rapide de l’infanterie prussienne sur nos tranchées. Ma compagnie, en position à la tête du ravin, fut bousculée et dût se replier sur Vingré ; dans ce village, le régiment, entouré de toutes parts par des forces très supérieures, organisa sa défense. Toutes les attaques de l’ennemi furent repoussées. Pendant toute la journée, le régiment lutta héroïquement, avant d’être dégagé par un bataillon du 42e R.I.

 

Pendant cette glorieuse journée, nombreux furent les actes de bravoure ; en voici un… il fut accompli par un de mes sergents, le sergent TANTOT ; après avoir vu tomber deux hommes à une fenêtre, il vint prendre leur place et reçut aussitôt une balle à la main. Un camarade sortit son paquet de pansements et lui en enveloppa la main, mais il l’arrêta rapidement : « Ne m’en mets pas tant, je ne pourrai plus tirer ».

 

TANTOT reprit sa place et presque aussitôt reçut en plein front une balle qui ricocha et ne fit que lui fendre le cuir chevelu. Il tomba étourdi, se releva et s’adressant à un camarade, demanda : « Est-ce qu’on voit la cervelle ? Sur la réponse négative de ce dernier, il se fit bander la tête. A ce moment l’ennemi commença à se retirer ; TANTOT, baïonnette au canon, sortit de la maison et entraîna les hommes à sa poursuite. Il combattit ainsi jusqu’à la nuit, conduisit le soir les prisonniers à Vic-sur-Aisne et ne songea à se faire panser que le lendemain. »

 

J’intervins aussitôt : » je suppose qu’il a été décoré pour ce fait d’armes…»

 

« Oui bien sûr, je l’ai proposé pour la Médaille militaire ».

 

J’ajoutai : « c’est comme celui qui a pris le drapeau allemand… ; ce n’est pas un fait de guerre courant. ».

 

« J’allais précisément t’en parler ! Il s’agit d’un fait d’armes exceptionnel ; tu dois te douter que le drapeau d’un régiment, ou le fanion d’un bataillon de chasseurs, ne sont pas exposés comme cela…. Ils sont sous une garde d’élite, car ils représentent le symbole du régiment ou du bataillon ; l’abandonner à l’ennemi constitue un déshonneur, une humiliation ; mais pour le régiment auteur de sa prise, c’est un authentique et éclatant fait d’armes, sanctionné par l’attribution de la Légion d’Honneur »…

 

« La fourragère rouge ? »

 

« Non, pas du tout, la décoration de la Légion d’honneur sur le drapeau, ce qui n’est pas la même chose ».

 

Je vis oncle Emile reposer sa pipe, se lever et se diriger sur sa bibliothèque ; il en ressortit un vieux journal et me le tendit : il s’agissait du Bulletin de l’ordre du Jour des armées daté de début novembre 1914. Je pus y lire le texte suivant :

 

Rapport au Président de la République Française
Monsieur Le Président,
 
Il est de tradition dans l’armée d’accorder la croix de La Légion d’honneur au drapeau du corps de troupe qui a pris un drapeau ou un étendard à l’ennemi.
 
Or, le 7 septembre 1914, à 20 heures, au cours d’une charge à la baïonnette exécutée par les 22e et 23e compagnies du 298e régiment d’Infanterie, le soldat GUILLEMARD, dudit régiment a transpercé de sa baïonnette le porte-drapeau du 36e régiment d’infanterie allemand et lui a enlevé le drapeau de vive force.
 
En récompense de ce brillant fait d’armes, et pour stimuler l’émulation parmi nos troupes de réserve, j’ai l’honneur de vous demander d’attribuer la croix de La Légion d’honneur au drapeau du 298e régiment d’infanterie.
 
Si vous approuvez cette proposition, je vous serais reconnaissant de vouloir bien revêtir de votre signature le présent décret.
 
Veuillez agréer, Monsieur Le Président, L’hommage de mon respectueux dévouement.
 
Le Ministre de la Guerre        Alexandre MILLERAND

 

 

Et puis, lui faisant suite, le décret suivant :

 

LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE,
Sur le rapport du Ministre de la Guerre,
Décrète :
Article premier : Le drapeau du 298e régiment d’infanterie est décoré de la Légion d’honneur.
 
Article 2 : Le Ministre de la Guerre et le Grand-Chancelier de la Légion d’Honneur sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent arrêté.
 
Fait à Bordeaux, le 1er novembre 1914                                                          Raymond POINCARE

 

 

Je rendis ce journal à oncle Emile, qui laissa tomber dans un grand soupir :

 

« Ah, ce valeureux régiment, que de coups durs n’a-t-il pas essuyés… ; à la fin de la guerre, il avait été recomplété 2 fois ; après sa Légion d’honneur, il gagna 2 citations à l’ordre de l’armée qui lui donnèrent le droit au port de la fourragère ».

 

Puis il se leva et traversa la pièce pour replacer le journal à sa place.

 

Tante Maria, jusqu’alors silencieuse, en profita pour me glisser doucement :

 

« Ah, tu sais, ton oncle est fier de son régiment, mais il ne cesse de penser à tous ses camarades qui sont tombés à côté de lui… ; quand il revenait à Gérardmer en permission, il apprenait avec effroi la disparition de nombre de ses amis gérômois ; sais-tu que notre curé Monseigneur Gilbert leur a consacré un livre, « Le Livre d’or des enfants de Gérardmer morts pour la France » ? Y figure entre autres François BOUCHER, tué à Steinbach… »

 

« Oui, Papy vient de m’en parler au déjeuner ; il va le rechercher et me le remettra ce soir ; je vais le lire demain ».

 

 « Mgr GILBERT a également ouvert une souscription pour édifier un monument aux morts dans notre église, et ton arrière-grand père Alphonse y a contribué… ; malheureusement comme tu le sais, il n’en reste plus rien, après l’incendie de l’église en 1940 »…

 

Et elle continua d’un air entendu : « tu sais, je n’interromps jamais ton oncle quand il raconte sa campagne, mais je pourrais te dire de quoi il va te parler maintenant »…

 

L’aboiement des canons de 75, et le claquement des métiers à tisser n’avaient pas eu raison de l’ouïe d’oncle Emile, qui perçut la dernière phrase et intervint promptement :

 

« Eh bien ma chère, je peux te dire que tu t’es avancée un peu loin, car ce que je vais évoquer devant vous, je n’en ai jamais parlé à personne, sauf à Georges ; je l’ai réservé ce jour à notre jeune aspirant, pour marquer sa nomination… »

 

Tante Maria avança timidement : « Tu as quelque chose à te reprocher, Emile ? »

 

« Non, pas du tout, mais ces faits dont j’étais aux premières loges, hantent ma mémoire régulièrement… ; et puis, ils sont un peu tabous… ; figurez-vous que l’historique du régiment n’en fait même pas état… ; avez-vous déjà entendu parler des fusillés pour l’exemple ? »

 

Tante Maria me devança : « ah, les mutineries de 1917 sur le Chemin des Dames… ? On en parle régulièrement, mais on ne sait pas encore toute la vérité là-dessus ; et puis il faut laisser les mentalités évoluer, et l’Histoire faire son œuvre »…

 

« Non, il ne s’agit pas de cela ; ce sont des faits qui ont eu lieu à côté de moi ; j’en ai été le témoin direct, et ce dès fin 1914… ; le régiment se trouvait encore fin novembre là où nous l’avons laissé tout à l’heure, à VINGRÉ, dans l’Aisne ; après notre contre-offensive de la Marne, l’ennemi s’est replié sur une cinquantaine de kms, pendant que son 2e échelon organisait le terrain en tranchées et ouvrage fortifiés ; et alors notre mouvement a été stoppé, comme sur l’ensemble du front »…

 

Oncle Emile reprit son souffle et continua :

« Le 27 novembre 1914, donc, les Allemands pénètrent dans une tranchée de 1re ligne du secteur que nous occupions, à la tombée de la nuit. L’attaque surprend les hommes et le sous-lieutenant PAULAUD, commandant cette section, leur donne l’ordre de se replier dans une autre tranchée située 50 m en arrière. Le lieutenant PAUPIER, mon camarade qui commandait la 19e compagnie et cette tranchée, après avoir adressé une sèche remontrance à son subordonné, comme je l’aurais fait d’ailleurs, ordonne aux hommes de reprendre leurs positions initiales immédiatement, ce qu’ils font. L’incident n’aura duré que quelques minutes. Que leur est-il reproché ? Un manque de vigilance et un flottement dans la surveillance, mais cela ne relève pas des conseils de guerre spéciaux, sachant que ces hommes de la 19e compagnie n’ont fait qu’obéir aux ordres de repli de leur chef de section, le sous-lieutenant PAULAUD.

 

L’affaire s’emballe lorsque ce dernier rédige son rapport et explique qu’il dût user de toute son autorité, appuyée par celle du lieutenant PAUPIER, commandant la compagnie, pour faire remonter les hommes et occuper la tranchée.

 

A cette période de la guerre, le haut commandement était habité d’une phobie, celle du repli ; l’attaque à outrance était la doctrine qui ne souffrait aucune discussion ; dès septembre 1914, le petit père Joffre, confronté à de nombreux cas de panique et de mutilations volontaires, décida de créer des conseils de guerre spéciaux chargés de juger de manière expéditive les soldats accusés de désertion, refus d’obéissance et abandon de poste en présence de l’ennemi. Il s’agissait de maintenir la troupe en l’état d’obéissance, en utilisant l’exemplarité ; Joffre pensait que la perspective d’être fusillé maintenait les hommes au combat. La volonté de faire des exemples conduisit ainsi à la sélection arbitraire parmi les inculpés, de ceux qui passeront en conseil de guerre et condamnés à mort.

 

A l’état-major du régiment, on veut faire un exemple… ; et aussi peut-être pour faire plaisir au général de VILLARET, qui vient de prendre le commandement du 7e corps d’armée, saisissant ainsi au vol cette occasion en déclarant « qu’il importe que la procédure soit expéditive, pour qu’une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l’efficacité à attendre d’une juridiction d’exception ». Un conseil de guerre fut constitué ; je m’attendais bien sûr à ce que l’on me demandât d’en faire partie… ce qui n’eut pas lieu. Le lieutenant-colonel PINOTEAU en fut nommé président, assisté des 2 juges, mes camarades le lieutenant DIOT et l’adjudant POTHONNIER. On avertit deux heures seulement avant le procès le lieutenant BODE, défenseur, du rôle qu’il aurait à assumer…

 

24 prévenus furent désignés, parmi les hommes ayant participé à l’action ; ils ne savaient pas ce qui leur arrivait… on leur disait : « vous verrez, cela va s’arranger, ne craignez rien… » ; j’eus une brève occasion d’échanger avec eux, et surtout avec mes camarades à qui incombait le « sale boulot » ; nous, officiers de réserve, nous savions quel langage employer avec des troupiers, réservistes comme nous ; on se comprenait ; nous avions des comportements de civils, humains, plus souples, et non moins efficaces ; mais nous nous heurtions là à l’extrême rigidité du règlement de la hiérarchie, intraitable, et aussi au fait que la chaîne de commandement n’était pas très soudée, chaque échelon, arrivé de fraîche date, ayant peur de mécontenter son échelon supérieur. Si le contexte avait été différent, il n’y aurait peut-être pas eu de suite…

 

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Après une parodie de procès, 6 hommes au hasard furent condamnés à mort ; on infligea aux 18 autres, acquittés, une punition de 60 jours de prison. L’ordre de condamnation devait être lu aux troupes à 3 rassemblements échelonnés de plusieurs jours, et les commandants d’unités, dont je faisais partie bien sûr, durent faire à leurs hommes une théorie sur le caractère particulièrement odieux de l’abandon de poste en présence de l’ennemi, ainsi que sur l’importance des conséquences que peut avoir pour le pays cet acte de lâcheté. Les condamnés à mort passèrent la nuit au poste de police ; ils pleuraient, mais n’en étaient pas moins courageux ; on leur apporta de quoi écrire à leur femme… On vint les chercher au petit matin, pour les conduire sur le lieu du peloton d’exécution composé de 50 hommes, tout près du Calvaire de Vingré. L’aumônier du régiment les assista ; l’exécution eut lieu à 7h30…. »

 

Martyrs de Vingré 2.png

 

Les yeux fixés dans le lointain, oncle Emile aspira un grand coup, et laissa tomber :

 

« Je fus désigné avec ma compagnie pour défiler devant les cadavres, la tête haute, bien entendu »…

 

« Voilà, vous savez tout à présent de ce douloureux épisode qui me poursuivra tout au long de la guerre »… la justice fit seulement son œuvre en 1921, lorsque, avec l’acharnement d’un ancien du régiment, Claudius LAFLOQUE, l’affaire fut portée en Cour de Cassation qui cassa et annula le jugement du Conseil de Guerre, déchargeant la condamnation de la mémoire de ces 6 braves, en rétablissant leurs veuves dans leurs droits … »

 

Tante Maria ajouta, révoltée : « Et bien sûr la famille du soldat fusillé pour l’exemple devait assumer la triple peine : le deuil, la honte d’avoir un proche condamné pour lâcheté, ce qui était insupportable, et la misère financière due à la privation de la pension de veuve de guerre… ».

 

Le vieil homme pleurait, sa femme à ses côtés ; et le silence se fit tout à coup…

 

La sonnerie du téléphone qui s’ensuivit allait, je le pense, rompre cet instant de méditation ; or il n’en fut rien ; j’observais Emile et Maria ; je les appelai, mais ils ne m’entendaient pas, comme figés… je me levai alors pour me diriger vers le téléphone, loin du balcon où nous étions ; plus je m’en approchais, plus la sonnerie m’était insupportable… ; et puis plus rien…

 

Martyrs de Vingré 3.jpg

 

A SUIVRE…



24/06/2016
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