14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 6 - Début avril 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

 

9 avril (1915)

Dix jours sans écrire un mot ici. Il est vrai que j’ai eu plus d’une lettre à écrire, à Martineau-Lagarde, à de Carsalade et à Breguet. Celui-ci m’a répondu que la suspension élastique ne donnerait pas plus que 10 à 20% d’économie, puisqu’elle ne serait utile qu’en air agité. Je l’ai remercié de sa lettre et lui ai dit que la suspension élastique était indispensable même en air calme, je lui en ai donné les raisons, je lui ai fait entrevoir la démonstration. Bref, il s’intéresse vraiment à cette question, il m’écrira de nouveau et nous pourrons peut-être aller plus loin.

 

J’ai été très déçu de ne pouvoir aller à Amiens hier, Camille Paturle[1] s’y trouvait et m’avait fait signe, mais un peu tard pour demander une permission. J’avais espéré qu’il pourrait venir jusqu’à la gare de Guillaucourt, mais on ne lui a pas accordé de laissez-passer. Son frère M.d.L. dans ma batterie désirait naturellement le voir. J’avais, pour lui, demandé cette permission au chef d’escadron qui s’était empressé de l’accorder et voilà que lundi matin il se ravise et revient sur sa décision. J’insiste en faisant observer que j’ai renoncé personnellement à cette permission et que je désire vivement que le M.d.L. puisse voir son frère et son père. Le commandant se fâche et voit même dans ces relations de famille entre un M.d.L. et un capitaine une raison de plus pour refuser !! Mais lorsque jeudi matin à la gare de Guillaucourt j’ai appris que Camille et son père ne pouvaient pas venir, j’ai passé outre à la défense du chef d’escadron et j’ai envoyé à Amiens avec une permission signée de moi le jeune P. qui est rentré hier soir sans encombre. Le commandant n’en a rien su, mais j’ai bien failli lui en rendre compte, c’eût été terrible.

 

Longue lettre de l’oncle Louis avant-hier. Il a demandé à être employé comme interprète russe et espère être désigné pour faire partie du corps expéditionnaire des Dardanelles. Mais son espoir est faible, il craint que sa demande se perde dans un carton du ministère. Ah les paperassiers ! Il faut bien l’être un peu, parce qu’il faut de l’ordre et de la méthode, mais combien il y aurait à simplifier, retrancher, accélérer les interminables voyages d’un papier de bureaux en bureaux où personne ne s’y intéresse. Il en a été de même pour mes lettres ou demandes, mais il faut reconnaître que c’était beaucoup plus rapide comme transmission et réponse que dans un ministère.

 

14 avril 1915

Me voici de service de nuit à la batterie, il y a longtemps que cela ne m’était pas arrivé, mais actuellement tout le personnel reste sur la position de batterie, et d’ailleurs les nuits deviennent plus courtes. Etant donnée la distance du cantonnement j’étais décidé à passer deux journées et demie pleines sur la position au lieu de rentrer. Je n’ai d’ailleurs pas le choix actuellement puisqu’il a été prescrit qu’il reste un officier ou un adjudant. Je m’y résous d’autant plus facilement que les conflits continuels que j’ai avec mon chef d’escadron m’engagent à me « retirer sous ma tente » comme Achille aux pieds rapides, pour éviter des occasions. Par téléphone, ce n’est pas la même chose.

 

L’oncle Jacques fait le projet de venir nous faire une visite, une permission régulière et son grade lui rendront la chose aisée, plus aisée sans doute qu’à Camille. Je pense d’ailleurs pouvoir faire signe à Jean Deries et à Pétrus[2] qui ne sont très loin ni l’un ni l’autre.

 

17 avril (1915)

Comme le temps passe, voilà depuis quatre jours mes enfants de retour à Grenoble, après deux semaines de vacances en Savoie à St Jorioz. On donne des permissions de quatre jours mais c’est bien court pour aller à Grenoble, et d’ailleurs on ne sait pas à quelle date on pourra l’avoir, et puis cela m’ennuie de demander une permission lorsqu’on me refuse tout ce que je demande pour mes subordonnés.

 

Je suis grincheux, le Commandant est pourtant suave avec moi depuis la dernière attrapade où il a bien voulu accepter ma manière de voir, il est vraiment charmant depuis. Peut-être aussi le long silence de Martineau-Lagarde et de Breguet est-il un peu cause de mon énervement. Il est vrai qu’il n’y a encore qu’une dizaine de jours que je leur ai écrit, je ne tarderai pas à avoir une réponse. Est-ce indifférence de leur part ou au contraire cherchent-ils vraiment à me comprendre et s’intéressent-ils à cette question ?

 

J’ai fait, voilà quatre jours, une promenade en aéro au-dessus de ma batterie, j’ai regardé autant que j’ai pu chez les Boches et j’ai tâché d’y découvrir les objectifs, batteries particulièrement, sur lesquels je tire. Mais au premier voyage on ne voit pas grand-chose, on perd du temps à s’orienter et comme on ne peut pas parler à cause du vent et du bruit du moteur, il faut se débrouiller tout seul. J’étais aussi distrait par l’expérience que je faisais : comme il y avait des nuages et du soleil, il y avait des remous, ou plus exactement de l’air chaud et de l’air froid, nous étions assez secoués. Une suspension élastique nous aurait évité ces secousses, mais ce n’est pas sa raison principale, bien loin de là. Si l’air avait été très calme, j’aurais aimé faire une descente en vol plané pour sentir le frottement de l’air sur la voilure qui doit être perceptible comme des petites vagues minuscules. Avec le moteur en marche ce n’est pas possible car il fait vibrer tout l’appareil.

 

Hier des avions français ont bombardé plusieurs points importants de l’ennemi. Par représailles, les leurs ont bombardé nos cantonnements. Douze bombes sont tombées ici mais plusieurs n’ont pas éclaté, plusieurs aussi sur Amiens où il y a eu quelques civils inoffensifs tués.

 

Je les ai poursuivis de mes obus, plusieurs coups ont été bons, mais aucun avion n’est tombé dans nos lignes. On prétend cependant que l’un d’eux est tombé derrière les tranchées allemandes et a pris feu… Ceux qui le disent sont dignes de foi… Tant mieux. J’aurais préféré le voir tomber plus près, et en tout cas de mes propres yeux, c’est un tir tellement difficile.

 

18 avril (1915)

La batterie est au repos pour quatre jours, ce n’est d’ailleurs qu’un demi-repos beaucoup plus ennuyeux que le service que nous faisions jusqu’ici. Une batterie assure le service qui était auparavant assuré par deux batteries, mais cela n’est pas commode car on n’a pas en changeant de position avec un camarade la connaissance qu’il a acquise de son secteur pendant quatre mois. D’ailleurs la batterie qui est au demi-repos doit manœuvrer, marcher, s’exercer. Malheureusement tout cela intéresse le Commandant, c’est normal, le Colonel, c’est permis, et le Commandant de A.C.14[3] ce qui est excessif, et je les verrai venir sans enthousiasme pour critiquer et contredire, les uns après les autres. Je deviens insupportable, il en résulte que je ne puis plus supporter personne. Le métier que nous faisons actuellement manque d’intérêt et d’action.

 

Maman me demande si je pourrai prendre une permission, elle me propose même de faire une partie du trajet pour augmenter le temps dont je pourrai disposer et de m’amener mes enfants. C’est bien tentant, mais je ne puis me décider à demander pour moi alors que l’on m’a refusé les rares permissions que j’avais demandées pour mes subordonnés. Hier déjà j’ai écrit la même chose, la lettre de mère Zi me fait me répéter, et puis aussi je suis dans le même état d’inquiétude au sujet des réponses que j’attends et qui ne viennent pas. Pourquoi se presseraient-ils, ils ont tout le temps, et puis s’ils se pressaient peut-être ne réfléchiraient-ils pas autant qu’il convient, réfléchiront-ils davantage lorsqu’ils auront gardé longtemps ma lettre sans y répondre… A Dieu vat ! il est inutile de se tourmenter.

 

Nous voici au 18 avril déjà, le printemps commence déjà sur les boulevards à Paris, les arbres bientôt vont reverdir, la guerre durera-t-elle longtemps encore ? En France on croit qu’elle sera terminée en juillet... pourquoi se terminerait-elle si tôt, les Allemands tiennent bien devant nous, ils se cramponnent au terrain, ils seront durs à déloger. Partiront-ils d’eux-mêmes ? Pas avant l’hiver prochain semble-t-il, car ils peuvent attendre la prochaine récolte et la famine ne sévira chez eux que plus tard. Il me semble que seul le souci de ne pas trop éprouver leur population les amènera à abandonner sans combat un territoire assez vaste dont ils auront au préalable réquisitionné toutes les ressources. Les populations ainsi abandonnées seront ravitaillées par les Alliés, et la résistance de l’Allemagne dans un territoire plus restreint pourra se prolonger encore de longs mois.

A suivre…



[1] Camille Paturle (1878-1940), son beau-frère, mari d’Antonie Aussedat

[2] Pétrus Rollier (1883-1915) a épousé en 1912 Marthe Callies (1892-1969), cousine, fille de Jacques Callies et Marie, née Aussedat

[3] A.C. : Artillerie de campagne



03/04/2015
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