14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 18 - Fin novembre 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

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Edouard Favre - 1915

17 nov. (1915)

A Paris depuis six jours, je ne suis pas plus avancé qu’avant. Personne n’a consenti à causer sauf le commandant Duchêne que je ne connaissais pas avant-hier, que j’ai vu hier au laboratoire Eiffel et que je suis allé voir ce matin à son bureau. Il m’a écouté, fait des objections, il a discuté et cela a été intéressant car il a bien voulu suivre mon raisonnement. Il s’est étonné que pour des questions tout à fait théoriques j’ai pu être convoqué actuellement et je m’en suis étonné avec lui. C’est assez extraordinaire et c’est vraiment…

 

Je pars ce soir pour Lyon pour y voir demain mes enfants qui auront une sortie. Je reviendrai demain soir avec Pierre remis de sa blessure qui va rejoindre son dépôt, ses camarades sont partis en Serbie.

 

Mon appareil est à peu près terminé. Il ne coulissera peut-être pas très bien le long de ses mâts, il faudra peut-être le modifier, je vais y réfléchir. J’ai encore le temps avant l’expérience qui ne pourra pas se faire avant lundi ou mardi.

23 novembre (1915)

Oh ! extraordinaire aveuglement des hommes ! Mon expérience devait avoir lieu mardi au plus tôt. Je suis allé mardi matin faire quelques préparatifs et en particulier modifier ce coulissement le long des mâts qui m’inquiétait. J’ai exposé l’appareil dans le vent, il n’a pas marché. J’en ai vu une cause et j’ai voulu vérifier mercredi soir. Mais on m’a invité purement et simplement à couper court à mes expériences, par ordre de Mr Eiffel, son ingénieur avait sans rien comprendre essayé de refaire l’expérience et n’y avait pas réussi naturellement. J’ai demandé à voir Mr Eiffel, je lui ai exposé mon étonnement que l’on fasse l’expérience en mon absence surtout quand j’avais dit qu’elle ne pouvait pas marcher. J’ai modifié un détail important. Exposé de nouveau au vent il n’a pas mieux marché. Plusieurs autres détails que je croyais sans importance sont intervenus, beaucoup moins négligeables que je n’avais pensé. Mais un résultat très positif a été l’invitation qui m’a été faite de disparaître avec mon appareil. J’étais fort gêné. Tout cela est un coup monté par l’ingénieur de Mr Eiffel, pourquoi ? Il est possible qu’il me considère comme un rêveur, mais la raison ne me paraît pas suffisante. Je suppose qu’il avait escompté une gratification à laquelle je n’avais pas pensé, c’est tellement peu dans nos mœurs militaires.

   

Bref, ne sachant comment faire, j’ai écrit au colonel Fleury pour lui en rendre compte et le prier de renouer pour moi avec Mr Eiffel. Il est inadmissible que deux essais qui n’ont pas duré deux minutes chacun puissent être considérés par un esprit sérieux comme concluants.

  

Le colonel Fleury, nommé au cabinet de Mr Painlevé, a remis ma lettre au commandant Dorand. Celui-ci s’est bien gardé de me répondre. Il me faudra lui réclamer sa réponse, je le ferai demain, ou bien il acceptera ou il me refusera. J’incline vers la deuxième réponse, car avant-hier il n’a guère été aimable à ce sujet. Dans ce cas, je demanderai peut-être à l’oncle Jacques qui me l’a offert lui-même d’aller voir Mr Eiffel, et je ne doute pas qu’il accède à ce désir. Ou bien l’oncle Albert[1] qui m’a offert de parler à Mr Painlevé pourra lui communiquer la lettre que je lui ai adressée, dans laquelle j’expose tous les théorèmes et conclusions de mon étude avec leurs rares vérifications. Je lui serai peut-être présenté et je pourrai peut-être lui exposer ma manière de voir.

 

Voici la lettre au colonel Fleury dont la réponse se fait attendre.

 

« J’ai réfléchi aux conseils que vous m’avez donnés ce matin et viens vous en remercier très vivement. Il me paraît difficile de vous faire des propositions pour de nouvelles expériences. Celles que j’avais entreprises doivent réussir dans un délai plus ou moins long à condition naturellement que j’ai le loisir d’une mise au point. Peut-être qu’un mot de vous à Mr Eiffel me permettrait de rentrer au laboratoire. Il me paraît impossible qu’un homme sérieux puisse s’étonner de l’échec de deux tentatives qui n’ont pas duré deux minutes chacune. Telle cause que l’on croyait pouvoir négliger prend une importance inattendue, et j’en vois plusieurs qui expliquent suffisamment l’instabilité constatée. Je ne suis pas sûr d’ailleurs de réussir à la prochaine épreuve, mais ce dont je suis sûr c’est d’y parvenir tôt ou tard sans grande modification.

 

Je conçois très bien l’état d’esprit de ceux qui me voient agir sans chercher à comprendre, ils me prennent pour un rêveur et plusieurs ne me l’ont pas caché. Mais ceux qui ont eu la patience de me lire ou d’écouter mes explications se sont rendu compte de la manière dont agit une suspension élastique de véhicule, de sa raison d’être de son organisation obligée, enfin de sa nécessité même en air calme pour les appareils aériens. La suspension élastique est réalisable, facilement, j’en ai la persuasion et permettra une économie d’énergie considérable de l’ordre de 30 à 40% de l’énergie actuellement dépensée pour le vol horizontal.

  

J’ai donc l’honneur de vous demander s’il vous conviendrait d’écrire un mot à Mr Eiffel pour qu’il veuille bien m’autoriser à poursuivre ces expériences en raison de l’intérêt que j’y attache et de celui que vous pourriez vous-même attacher à ces idées. »

26 novembre 1915

Je me suis réveillé de très bonne heure ce matin et j’ai préparé une lettre à l’oncle Albert pour qu’il veuille bien parler de moi à Mr Painlevé comme il me l’a offert.

  

« Je vous ai dit que j’avais été, je ne sais par quel accident, convoqué à la Section technique. Je n’y ai rencontré qu’une indifférence déconcertante et n’ai pu obtenir une discussion sérieuse à laquelle personne ne daignait s’intéresser. J’ai préparé une expérience au laboratoire Eiffel et voilà que, sans me laisser le loisir d’une mise au point, on m’a refusé de me la laisser faire. Un mot du colonel Fleury ou du commandant Dorand (de la Section technique) m’aurait sans doute permis d’y procéder mais aucun des membres de la S.T. n’a voulu faire cette démarche.

  

Je me trouve donc très embarrassé. J’ai la plus entière confiance dans les résultats que je pourrais obtenir avec des hommes expérimentés mais je ne puis vaincre cette énergie hostile. Je viens donc vous demander de vouloir bien faire auprès de Mr Painlevé la démarche que vous m’aviez proposée. Je ne doute pas que son esprit éclairé accordera quelque intérêt à une étude à laquelle j’attache une très grande et très immédiate importance. Je serais très flatté s’il lui convenait de me recevoir et c’est bien la solution que je préfèrerais. Mais son temps si précieux ne lui permettant peut-être pas la longue conversation nécessaire, une simple invitation de sa part à la Section technique de discuter mes propositions suffirait sans doute à la mise en marche de cette lourde machine dont l’inertie me brise depuis près de deux années. »

  

J’aurai tout à l’heure une conversation à ce sujet avec l’oncle Jacques. Je réclamerai dans la matinée au commandant Dorand sa réponse. S’il hésite à me la donner, je lui demanderai d’enregistrer ma lettre et d’y faire une réponse écrite. Ce fonctionnaire sera embarrassé par cette exigence qui engagera sa responsabilité. C’est la plaie des fonctionnaires, le manque d’initiative, la crainte d’écrire et signer une lettre de trop qui pourrait être mal jugée et tourner contre eux.

  

J’ai vu le commandant Dorand, séance orageuse, refus. Je me suis mis en colère. Ensuite il a bien voulu en bougonnant écrire à Mr Eiffel, lui demandant cinq essais tout d’abord pour obtenir la stabilité que je prétends obtenir. Après quoi on fera les pesées. A la fin de l’entretien, suavité réciproque… J’irai ce soir chez Mr Eiffel, je ne sais comment je serai reçu.

  

Je ne suis pas allé chez Mr Eiffel, je lui ai envoyé un mot avec la lettre du commandant Dorand.

28 nov. (1915)

Hier soir j’ai trouvé Mr Eiffel à son laboratoire, il était en train de m’écrire. Il accepte un nouvel essai, mais s’il n’est pas satisfaisant il n’acceptera plus à cause du programme très chargé qu’il a actuellement. Il m’a indiqué le commandant Lafay comme ayant organisé à l’Ecole polytechnique une soufflerie. Mais elle ne marche pas actuellement, c’est le commandant Lafay lui-même qui me l’a dit hier soir quand je me suis présenté à lui à la Section technique où il remplace le colonel Fleury. Il faudra donc que cela marche tout de suite et je vais faire une surface dont le centre de gravité sera convenablement placé et j’écarterai en outre les liens élastiques. Si je ne réussis pas je renoncerai provisoirement.

  

Mr Eiffel me demande une note écrite relative à cette expérience, je la lui préparerai aujourd’hui.

  

Le commandant Lafay paraît sensiblement plus intelligent que son prédécesseur, mais comme il est surmené de besogne dans un service nouveau il ne veut pas étudier la question qui m’intéresse tant. Je lui adresserai un résumé de mon étude, si je puis la résumer d’une façon suffisamment complète et courte.

  

Jean bis[2] passe ce matin à Paris, retour de permission, je ne l’ai pas vu depuis seize mois.

A suivre…


[1] Albert Crolard (1861-1935), mari de Marguerite Aussedat, était député de Haute-Savoie

[2] Jean bis ? : un autre Jean Callies ? (1896-1986), cousin, fils d’Alexis Callies



20/11/2015
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