14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 37- Septembre 1917

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

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Edouard Favre - 1918-1919

17 septembre (1917)

Partis de Sorny vers le 10 août, j’ai pris le commandement de l’artillerie et des parcs de la division et les ai amenés à 50 kilomètres au N.O. entre La Fère et St Quentin. Après 48 heures de repos nous sommes revenus en secteur près de Vandeuil. C’est très calme. Le boche réagit très peu et, comme la traversée de l’Aisne et du canal et des marais inondés est difficile, nous n’avons pas beaucoup de monde devant nous. Il est vrai que nous ne sommes pas très nombreux.

 

J’ai eu une permission pour aller en Savoie, je l’ai passée à St Jorioz et Pringy. Tout le monde allait bien. L’oncle Louis avait un congé et Jacquet[1] terminait sa convalescence. A Grenoble où j’avais passé en venant de Paris, j’avais vu ma cousine Thérèse[2] qui venait d’avoir son numéro quatre, la petite Hélène. Monsieur Termier était auprès d’elle et a repris le même train que moi le soir.

 

Peu de temps après mon retour ici, je lui ai adressé, par l’intermédiaire de l’oncle Jacques, la note que j’ai intitulée « La Raison égarée par l’expérience » que je lui ai dédiée et j’y ai joint la lettre suivante.

 

« Mon colonel. J’ai l’honneur de vous demander de vouloir bien agréer l’hommage de cette nouvelle note « La raison égarée par l’expérience ».

 

En lui attribuant quelque importance je m’illusionne sans doute au-delà de toute mesure. C’est bien osé, à l’homme faible et isolé que je suis, de prétendre sans preuve évidente que tout l’univers est dans l’erreur.

 

Logiquement la seule « raison égarée » serait la mienne, plusieurs l’ont pensé et quelques-uns n’ont point hésité à le dire.

 

Et cependant si l’expérience confirmait ces idées, si les solutions étaient simples, si l’invraisemblable était la vérité, je penserais que Dieu protège la France et, sans étonnement, vous penseriez de même.

 

Pour Elle peut-être, mon Colonel, daignez faire l’aumône de votre bienveillance au plus humble de ses soldats ».

 

Je ne sais si l’oncle Jacques y fera quelque critique, je l’y ai invité.

 

Quel sera le résultat de cette intervention nouvelle, suis-je au bout de mes peines, depuis quatre années qu’elles durent ?

 

21 septembre (1917)

Je viens de relire tout ce que j’ai écrit dans ce cahier, les épreuves de Verdun, les persécutions du colonel Fromheim, mes illusions d’ordre scientifique. Je vis tranquillement dans un secteur calme, mes chefs sont bienveillants, mes travaux de mécanique me sont une intéressante distraction, et je ne suis pas content. Je regrette les épreuves et les camarades de mon ancienne division et je me tourmente des grossières erreurs des aviateurs, des marins et des artilleurs.

 

28 septembre (1917)

Madame Piet a eu le 25 août une fillette, c’est ma filleule, elle l’a appelée Marie-Thérèse pour me faire plaisir, sans d’ailleurs me consulter, et a parfaitement réussi. Elle a eu l’amabilité de m’apprendre cette nouvelle elle-même dès le 26 août et de m’écrire plus longuement quelques jours plus tard. Elle voit sa fille, ma filleule, blonde avec des yeux bleus, elle s’en étonne en la comparant aux deux pruneaux que sont les aînés. Mais peut-on savoir à cet âge, ils changent tellement et si vite qu’on ne reconnaît plus les mêmes enfants après une absence de deux mois, combien de fois l’ai-je constaté avec les miens chaque été.

 

J’ai prié l’oncle Jacques d’adresser à cette jeune et intéressante petite personne une médaille avec ses initiales et la date de naissance. Il vient de me répondre qu’il l’avait commandée et l’expédierait très prochainement.

 

Il m’écrit une lettre de dix pages, me donnant des nouvelles de tous les miens et de tous les siens, car il rentre de Savoie. Mes garçons jouissent de leurs derniers jours de vacances, ils passent presque tout leur temps à St Jorioz, vont à la pêche et prennent leurs derniers bains. Dans quatre jours ils vont repartir pour Mongré. Jean Paturle s’y trouvera aussi cette année, je me demande si son caractère s’y fera.

 

L’oncle Jacques me dit que Monsieur Termier ne rentre à Paris qu’à la fin du mois, demain ou après-demain sans doute. Il lui remettra ma lettre et ma note qu’il aura lues à loisir.

 

29 septembre (1917)

Que va-t-il advenir de cette tentative ? Monsieur Appel me recevra-t-il ? Daignera-t-il faire l’effort nécessaire pour m’entendre et me comprendre ? Conclura-t-il à la nécessité de faire les expériences que j’ai indiquées ?

 

Je suis si habitué aux échecs que je songe déjà à ce que je pourrais faire si j’en essuyais un nouveau. J’ai pensé réunir quelques camarades auxquels j’expliquerais la question jusqu’à persuasion. Il serait établi un procès-verbal de cette réunion et des conclusions tendant à effectuer les expériences que j’ai indiquées.

 

Je finirai par devenir tout à fait malade. Il me faudra pour me guérir me persuader que je suis dans l’erreur en faisant des essais. Il faudra que j’aille m’installer à St Jorioz et que j’y procède avec méthode dans la solitude et le silence. Deux mauvaises embarcations de Curtenas comparables l’une à l’autre, dont l’une sera modifiée comme je l’entends et après modification comparée à la première, seront les remèdes qui me guériront ou me feront tout à fait sombrer dans l’enfance.

 

Avec cette constante préoccupation mon esprit s’absorbe à découvrir des formes plus simples de raisonnement, à éclaircir des points restés obscurs, il ne rencontre que des vérifications et jamais aucune preuve de son erreur. Mon travail régulier de commandant de groupe exigerait plus d’attention que je ne lui en accorde, je ne le puis pas. Mes adjoints, deux sous-lieutenants, font marcher la machine avec la régularité désirable, leur manière est satisfaisante puisqu’il n’y a aucun choc ni frottement. J’interviens rarement pour mettre de l’huile dans les rouages, régler un roulement ou resserrer un écrou qui a trop de jeu. Le travail est d’ailleurs très facile ici dans ce secteur très calme. Mais je ne sais comment je m’en tirerais si les conditions étaient différentes, ni si j’aurais la volonté d’oublier tout ce qui ne serait pas le service.

 

L’oncle Jacques va m’envoyer des livres pour me distraire. Je les lui ai d’ailleurs demandés, mais les lirai-je ? Mes gros bouquins de mécanique de l’Ecole sont là, près de moi. Ce que j’y lis m’apporte des lumières nouvelles ou des vérifications, mais jamais aucune contradiction formelle. Leur présence ne m’est pas indispensable, ils m’évitent parfois de refaire un calcul classique qui me demanderait beaucoup de peine et de temps si je ne les avais pas. Ce n’est pas eux qui me troublent, mes élucubrations sortent de mon esprit beaucoup plus que de leurs pages. Les supprimer, les renvoyer à l’arrière ne me rendrait pas le calme que j’ai perdu et dont j’ai tant besoin pour mon équilibre.

A suivre…



[1] Jacquet : Jacques Callies (1894-1948), fils de Jacques Callies et Marie, née Aussedat

[2] Thérèse (1889-1961), née Termier, femme de Pierre Callies



28/08/2017
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