Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 34- Fin juin 1917
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
Edouard Favre - 1918-1919
26 juin (1917)
Rien de nouveau. J’ai changé de P.C., celui que j’occupais au nord était froid, humide et en pleines vues des Drachen. Je m’installe à la place où se trouvait il y a un mois et demi le général François avec son état-major. J’y suis beaucoup mieux. La carrière n’y est ni trop humide, ni trop froide et à la rigueur on peut y faire du feu.
Un lieutenant du 278e qui commande une compagnie est venu déjeuner avec nous. Ils ont passé de dures journées, perdu beaucoup de monde mais ont occasionné aux boches des pertes encore plus sévères. Il était gai quand même, contusionné par une explosion de torpille qui l’avait enterré, marchait péniblement, mais se dirigeait tranquillement au point fixé pour la reconstitution de sa compagnie, avant de retourner avec elle reprendre son poste. Je l’ai admiré.
Ils sont admirables tous ces fantassins qui supportent tant de privations et tant de pertes, qui, à peine remis de leurs blessures, retournent au feu avec le même entrain. Celui-ci a été blessé trois fois. Son chef de bataillon a eu le bras et la main traversés par des balles et a refusé de se faire évacué, il est resté à son poste. Nous sommes honteux avec ces braves gens de notre métier d’artilleur, des faibles risques que nous avons. En revanche nous sommes constamment engagés et notre travail se poursuit de jour et de nuit, nos hommes sont moins exposés mais ils sont surmenés.
Nos ordonnances nous font des tables, des porte-manteaux, des panneaux pour les cartes, ils s’intéressent à leur travail. Nous serons tout à fait « confortable » dans deux ou trois jours. Mais avec l’effroyable paperasserie actuelle il faut pouvoir mettre ses dossiers en ordre et à l’abri de la pluie.
27 juin (1917)
J’ai écrit à l’oncle Albert le 22 juin, comme si la lettre était destinée à Mr Breton.
« Je ne puis croire que le fait de transmettre mon mémoire à une commission ou de contresigner le rapport qui l’a condamné ait pu engager la compétence des savants éminents dont je me suis permis de souhaiter l’examen oral. Ils ne peuvent étudier tous les projets qui leur sont soumis et doivent s’en remettre au jugement de leurs subordonnés.
Or ceux-ci ne m’ont pas compris. Je n’ai eu qu’une conversation, une seule, avec l’un d’eux et je crois vous en avoir dit le résultat. C’est pourquoi mes théories ont été très sincèrement considérées comme confuses, alors qu’elles sont précises et simples, bien que trop inattendues pour ne pas provoquer un peu de surprise.
Le véhicule aérien doit avoir une suspension élastique, même en air calme, d’une grande douceur. J’en suis sûr. Je le prouve par le raisonnement et par de nombreuses vérifications tirées de notre expérience quotidienne. N’est-ce pas un devoir pour moi de signaler une conclusion si nouvelle, d’en faire comprendre la très grande importance, la réalisation possible, et d’en exposer les conséquences pour toute la dynamique des fluides ?
Le brisement d’un fluide est un phénomène que nous constatons à chaque instant mais qui échappait, jusqu’ici, à toute analyse : c’est une perte d’énergie. Le principe de l’intermédiaire élastique, qui est la loi permettant d’éviter ce brisement, ne doit pas rester ignoré des aviateurs, des marins, des ingénieurs, tous leurs efforts doivent tendre à le respecter.
Il me semble que la plupart des lettres que j’écris ont l’apparence au moins d’être sérieuses et devraient être lues avec certains égards. Mais ce n’est pas conforme, jusqu’ici tout au moins, à la manière de voir de ceux qui les lisent. »
Notre situation ici semble se stabiliser, nos missions changent moins. J’ai encore une batterie aujourd’hui qui fait mouvement mais une fois en place et installée elle sera assez tranquille, jusqu’au jour où repérée elle sera écrasée, mais elle aura alors de bons abris. Je tâcherai bien d’éviter qu’elle tire trop.
Je cherche à me distraire, mais mon esprit revient constamment et tout naturellement à son idée fixe. Je m’inquiète de ne rien savoir, je me dis qu’il n’est pas possible que des gens intelligents persistent dans leur appréciation défavorable. Je donne au long silence de l’oncle Jacques une signification qu’il n’a peut-être pas. Peut-être ne sachant que faire il ne fait rien et hésite à me le dire. Ou bien fait-il quelque chose et cela n’aboutit pas vite. Ou bien enfin étudie-t-on de nouveau mon mémoire au lieu de m’inviter à l’expliquer. Ou l’oncle Albert n’a rien dit encore à l’oncle Jacques à ce sujet.
N’est-ce pas stupide de me tourmenter pour cela. N’est-ce pas la Providence qui mène toutes choses et n’y a-t-il pas dans la constante hostilité des hommes qui me jugent un effet de sa volonté pour m’apprendre la patience et l’humilité. Si j’ai découvert un nouveau principe important de la mécanique, suis-je digne de l‘honneur que j’en aurai et saurai-je user sagement des avantages matériels qu’il pourra me valoir, ou bien, s’il doit profiter à la France au cours de cette guerre, l’heure est-elle venue pour qu’elle intervienne en sa faveur. Je m’imagine quelquefois, j’exagère sans doute, que l’application de ce principe peut paraître d’une importance démesurée, susceptible de modifier sensiblement notre civilisation et nos habitudes. Je m’imagine que ce fait me mettant en relief me créerait des devoirs auxquels je ne pense guère actuellement et qui touchent à l’âme même du pays : rétablissement d’un ambassadeur auprès du St Siège, retour à la religion catholique et nationale. Le gouvernement libre-penseur me paraît monstrueux pour la France, le pays le plus catholique du monde, si catholique que ce gouvernement d’athées est obligé de paraître à l’étranger le défenseur du catholicisme. Il faut qu’il reprenne ce caractère même à l’intérieur du pays et la France s’en trouvera mieux et tous les grands problèmes sociaux trouveront leur solution rationnelle.
Tout cela reste bien vague, bien nuageux. Si ce rôle devait m’échoir, Dieu me donnera les lumières qui me manquent. S’il m’a permis de montrer aux hommes, qui cherchaient depuis des siècles, la solution d’un grand problème, s’il m’a choisi parmi des milliers comme le plus modeste et le plus humble de ses serviteurs pour le découvrir et le comprendre le premier, pourquoi ce premier miracle ne serait-il pas suivi d’un autre qui serait le retour à la religion de toute la France. Il me semble que je ne suis qu’un instrument entre les mains de Dieu.
28 juin (1917)
Je « m’autosuggestionne ». Ce que j’ai écrit hier soir c’est bien ce que je pense à certains moments où je m’emballe davantage. Je terminerai ma vie dans une maison d’aliénés et les nobles visiteurs me regarderont avec curiosité comme un homme atteint de la folie des grandeurs.
Le lieutenant-colonel d’E.M. qui est venu me voir il y a quelques jours a fait un rapport au général commandant le C.A. et comme conclusion celui-ci a prescrit des visites obligatoires entre l’artillerie et l’infanterie, on doit faire un compte rendu journalier de ces visites faites ou reçues. Cela tourne un peu à la brimade. L’officier d’E.M. en question quand il est venu me voir était très inquiet de suivre un sentier vu d’une saucisse. Il m’a demandé pourquoi je ne l’avais pas camouflé, je lui ai répondu que c’était un long travail de camoufler un chemin sur une pareille longueur, que je n’avais pas assez de monde pour le faire. Il m’a répliqué qu’il y avait à proximité un bataillon d’infanterie qui pourrait me fournir des travailleurs. J’aurais pu lui répondre que la saucisse qui l’émotionnait était française, que l’ennemi est plus au nord, je ne l’ai pas fait. Mais j’ai bien envie de le faire, par la voie hiérarchique, ce serait assez amusant.
A suivre…
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