Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 11 - Fin juillet 1915
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
16 juillet (1915)
L’oncle Jacques n’a pas pu venir, je ne me rappelle plus pour quel motif le 11 juillet où nous comptions le voir. Pierre Adenot était venu, Pétrus était en Savoie. Pierre a passé la journée avec nous et j’ai pu le soir même envoyer des nouvelles à sa mère.
J’ai fait une fugue à Amiens, je ne sais plus quel jour, lundi peut-être, non vendredi 9 juillet. Quelques emplettes à faire et aussi le désir d’avoir un semblant de vacances, de voir du mouvement, une ville… choses que j’ai perdues de vue depuis mon départ de Grenoble. Amiens est une belle ville, il s’y trouve actuellement une énorme population de civils et de militaires, mais tous les soldats qui sont là sont plus ou moins des embusqués, les officiers ont des tenues élégantes et ont installé près d’eux leurs femmes légitimes ou non. J’étais bien perdu dans cette cohue et assourdi. Le bruit de la ville est bien différent de celui que l’on entend sur le front, ici quelques canonnades interrompent seules le silence des champs, là-bas il y a des automobiles innombrables, des tramways, des aéros énormes, une foule de piétons, de marchands… J’étais d’ailleurs mal préparé à jouir de ma liberté par suite d’une indisposition que l’on a coutume de soigner par une ceinture de flanelle, et j’ai dû éviter de trop m’éloigner de l’hôtel où j’avais déjeuné et où j’avais trouvé le soulagement de mes misères. J’ai pu cependant rapidement visiter la cathédrale mais il faudrait y consacrer deux heures. Comme j’arrivais à une chapelle qui se trouve à l’extrémité de la nef gauche à hauteur du maître-autel, j’aperçois sur les dalles des couronnes en feuillage, des croix comme il est d’usage d’en mettre sur les tombes. Je m’approchais alors de cette chapelle où priaient deux jeunes femmes et j’aperçus une statue de N.-D. des Sept Douleurs dont la figure est empreinte d’une affreuse tristesse et dont les mains se tordent de douleur. J’en ai éprouvé une émotion si violente que je me suis mis à pleurer et sangloter, la figure dans les mains. Pourquoi cette émotion et ces pleurs, était-ce la pensée de l’artiste qui me frappait à la vue de cette statue, ou bien était-ce la vue de ces deux jeunes femmes qui venaient auprès de cette Vierge douloureuse prier pour les leurs et calmer leur propre douleur, ou bien cette image évoquait-elle le chagrin de tant de mères, tant de femmes si cruellement atteintes par la guerre… La cathédrale d’Amiens n’a pas subi de bombardement, mais le souvenir du sort de celle de Reims a amené à protéger par des sacs de terre la façade et une porte latérale. Autour d’elle la ville est morte, les maisons closes et inhabitées comme si son voisinage était dangereux.
Je vais partir en permission, mes enfants seront à St Jorioz demain, quel plaisir j’aurai de les revoir après une si longue séparation.
Je pense pouvoir m’arrêter à Paris lundi soir et me rendre à l’avenue Duquesne pour dîner. Je vais écrire à l’oncle Jacques et le prier d’avertir l’oncle Louis que j’aurais tant de plaisir à embrasser.
Je suis morose, misanthrope, c’est le résultat de mille tracasseries. Je vois aussi décorer de la Légion d’honneur un officier, qui a eu une légère blessure il est vrai, mais qui a été au-dessous de tout sur le champ de bataille, on aurait dû le casser de son grade. Un autre, brave garçon, mais qui n’a en somme rien fait d’extraordinaire… C’est peut-être de la jalousie et je suis après tout bien mauvais juge. Cependant on est venu, sans que je l’ai demandé, m’exprimer le regret de voir ces noms-là et pas le mien sur la liste des décorations, cette disgrâce m’est extrêmement sensible.
J’ai tout de même envoyé à l’aviation militaire mon dernier travail, le Colonel a fait quelques difficultés, naturellement, pour le transmettre, mais après m’avoir fait recommencer ma lettre, il a dû la transmettre sans objection, peut-être y aura-t-il mis une annotation, bienveillante.
Il me semble que mon caractère s’aigrit, alors qu’il était si facile, si bon. On m’avait fait cette réputation dans ma famille et je n’avais rien fait dans ma vie militaire qui en put être un démenti. Tandis que maintenant mon premier mouvement est la révolte ou la protestation. Quand je reçois un ordre de certains chefs il en est ainsi. D’autres au contraire me diraient d’attraper la lune avec les dents, m’affirmant que cela est possible, je m’efforcerais de les contenter. Cela tient à la manière de commander, à une éducation militaire de ces chefs qui n’est pas la mienne. Des ordres de détail sont stupides, il faut les exécuter sans y rien changer, une méthode de tir est absurde, il faut l’appliquer quand même, parce que cet ordre émane d’un état-major de grand chef qui l’a signé sans le lire, après conception et rédaction par un rond-de-cuir quelconque qui a la prétention d’apprendre à ceux du front comment on peut tirer sur les aéroplanes, ou construire une casemate, etc. Le fait qu’un papier leur arrive par la voie hiérarchique donne à ce papier le caractère sacro-saint, et tout ce qui y est dit est plus vrai que l’Evangile. S’ils y reconnaissent une erreur, ils l’attribuent à leur compréhension insuffisante, mais pour rien au monde ils ne songeraient à en faire l’objet d’une observation respectueuse. Quand on leur dit qu’un de leurs subordonnés était en faute, ils ne songent aucunement que cela peut n’être pas exact, ils ne font d’enquête qu’avec l’intention de sévir. Ils obtiennent l’obéissance mais une obéissance passive, qui donne ce qu’il faut mais pas plus, sans générosité, sans initiative. Ces chefs sont toujours d’accord avec leurs supérieurs, ne soutiennent jamais un subordonné et sont incapables de tirer du soldat français l’extraordinaire force qu’il possède. Ceux au contraire qui défendent leurs subordonnés contre l’avalanche de mille tracasseries insipides, qui les croient toujours innocents au lieu de toujours les croire coupables, qui cherchent à atténuer tous les conflits au lieu de les envenimer, qui sont justes et fermes dans leur commandement, obtiennent tout ce qu’ils veulent de leur troupe dans des circonstances extrêmement périlleuses. Ces chefs-là d’ailleurs paient de leur personne et restent crânement sous le feu si leurs hommes ne sont pas abrités, les autres s’éclipsent prudemment ou vous invitent sans détour à « aller » recevoir des obus ailleurs. Les premiers sont toujours présents lorsque l’affaire est chaude et que l’on souffre, les autres sont invisibles, se gardent bien de donner des ordres ou s’ils en donnent qui soient durs à accomplir ils n’engagent que la responsabilité de l’exécutant.
Je suis amer et mauvais ce soir, suis-je donc si sensible à une blessure d’amour-propre, une de plus, une de moins, qu’importe. Je trouvais fort bien de n’être pas décoré, car après tout je n’ai fait que mon devoir. Mais ne pas l’être lorsqu’un homme lâche, de dix ans plus jeune que moi reçoit cette distinction, c’est dur. Mais qu’importe encore, la justice n’est point de ce monde. Ce n’est pas pour la Croix que nous souffrons, que nous peinons, ce n’est pas pour une récompense quelconque. Pour Dieu, pour la famille, pour la France, on peut faire quelques sacrifices, même celui d’être humilié.
31 juillet (1915)
Ma permission a commencé, s’est écoulée, et terminée en un clin d’œil comme un éclair, comme un rêve. Mais cela m’a réconforté tout de même et je croyais bien n’en avoir pas besoin. Cela a fait du bien aussi à tous les miens, à mes chers petits, à Maman, à ma pauvre tante Deries. Ils ont beaucoup grandi ces chers petits depuis plus d’un an que je ne les avais vus. Bernard est devenu un petit homme, très bavard, ayant un aplomb de grande personne. Il chante des chansons et des hymnes patriotiques en agitant un drapeau et faisant les gestes qu’on lui a appris. Il s’est exhibé déjà pour la distribution des prix au cours de la rue Lafayette, ce qui lui a valu « le premier prix de chant et de gentillesse ». Thérèse est une grande fille raisonnable, elle commence à aimer la lecture. Elle prenait grand plaisir à lire dans « Le Musée des familles » l’histoire de Mr Trotty. Nous les lisions, mes frères et moi, il y a 25 ans à St Jorioz. Enfin François et Jean sont de grands garçons, et ma Goty un de leur frère plus petit. Ils ne songent qu’à la guerre, construisent des forts et des tranchées, inventent chaque jour un bouclier nouveau ou une machine de guerre, font des approvisionnements énormes de munitions, les pommes de pin leur servent de projectiles. Ils s’amusent bien ces chers grands et, comme ils ont sérieusement travaillé, ils ont bien raison. François avait eu en 1914 la médaille d’honneur de sa division, mais n’ayant pas vu le palmarès je ne m’étais pas bien rendu compte de l’importance de cette distinction. Et voilà que Jean l’a eue en 1915, j’ai vu le palmarès, j’ai constaté que c’était la plus belle récompense donnée à une division et j’ai été très fier de mes deux lauréats. Avec cela ils avaient des prix et des accessits nombreux. Si j’étais resté près d’eux, peut-être leur aurais-je donné la bicyclette qu’ils rêvent, mais qu’en feraient-ils en mon absence… et puis ce n’est pas le moment de faire des folies, ce sera pour l’année prochaine après la fin de cette affreuse guerre.
A ce point de vue aussi j’ai été réconforté de constater que le moral reste bon à l’intérieur, que la vie continue un peu gênée, mais normalement tout de même, que les récoltes se rentrent, que les champs sont cultivés, que les usines continuent à marcher. La France est encore solide et cela donne confiance pour l’avenir. Ici sur le front le moral est excellent, on nous recommande de l’entretenir, en particulier chez les permissionnaires, mais ils partent contents et reviennent de même sans qu’il soit, pour le moment du moins, utile d’intervenir.
Pendant mon absence, le Commandant est venu à la batterie remettre la Croix de guerre à l’adjudant Dupéchaud. Il a eu à ce sujet, dans un petit discours tenu à mes hommes, un mot aimable et même élogieux à mon égard. J’y suis très sensible. Une autre fois il a déclaré que la 3e bie était la mieux tenue, que les chevaux y étaient beaucoup mieux soignés, etc. Je bois du lait, ça ne me fera pas mal.
En passant à Paris, l’oncle Jacques m’avait dit qu’il chercherait à obtenir une entrevue avec Mr Lecornu, de l’Institut, qui s’occupe de mon travail. Mais il a reçu de lui une lettre qui m’a fait sourire parce qu’elle dénotait que ce grand savant avait lu sans beaucoup d’attention. L’oncle Jacques me disait que c’était une douche d’eau froide, il a été étonné, je crois, que je reçoive cette nouvelle avec tant de désinvolture. Je lui ai demandé la lettre et y ai répondu en m’adressant à lui-même. Il l’aura sans doute transmise à Mr Lecornu, qu’en dira-t-il ?
L’oncle Jacques m’a donné l’adresse de l’ingénieur du GM qui s’occupe d’expériences de traction des carènes. En outre j’avais écrit au P.L.M., car cette même théorie l’intéresse aussi. Le directeur de la compagnie m’a invité à écrire après les hostilités à Mr Maréchal, ingénieur en chef du matériel et de la traction. J’ai un tel besoin d’être réfuté, ou discuté, ou approuvé que j’ai écrit à ces deux personnages, Mr Maréchal et Mr Le Besnerais au ministère de la Marine. Ces lettres sont parties le 27 ou le 28 au matin. Elles sont arrivées à destination, et j’aurai une réponse dans quelques jours. Seront-elles plus sérieuses que celles reçues jusqu’ici ? J’ai affaire à des hommes plus intelligents et peut-être un peu moins occupés, peut-être sont-ils plus indépendants que les techniciens de l’aviation.
A suivre…
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