Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 31- Mai 1917
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
Edouard Favre - 1918-1919
5 mai (1917)
Deux jours après Pâques, après deux reconnaissances en auto, j’ai conduit mon groupe dans les dunes de Nieuport[1]. Ce secteur est particulièrement curieux. Il se prête difficilement à une offensive allemande, pas davantage à une offensive française, la division qui tient ce secteur entre les Belges et la mer le long de l’Yser et au-delà est parfaitement tranquille. Impossible de s’y enterrer comme ailleurs, tout est construit à la surface à grand frais de rails et de bêton armé. Les batteries dans les dunes sont installées merveilleusement, les casemates de canons avec 2 mètres de bêton sont à l’épreuve de tout ou presque. Elles sont à l’intérieur luxueuses, avec parquets cirés, cuivres astiqués, etc. Les cagnas des hommes sont de même et celles des officiers ont été meublées et décorées par prélèvement sur les villas de Nieuport-Bains qui sont presque toutes « amochées ». On voit des tableaux comme aux expositions de peinture, des cabinets de toilettes, etc. Ceux qui demeurent là sont aussi bien que chez eux et ne demandent qu’une chose c’est qu’on les y laisse tranquille. Il y a bien de temps en temps de bons marmitages, une fois par an ou deux une attaque boche ou française par les gaz. Il en résulte une excitation d’une journée à la suite de laquelle on fait mille propositions de citations, dont on accorde un quart, et la petite vie tranquille et confortable du lapin de choux recommence, pendant laquelle on fait des épopées sur les prouesses du lapin de garenne. C’est le secteur de la 29e division et de la galéjade.
J’étais moins bien installé, très étroitement, sans mobilier, et j’ai eu froid. Mes batteries ont eu beaucoup de travaux à effectuer pour rendre occupables leurs positions. Elles n’y sont d’ailleurs restées que huit jours, relevées au bout de ce temps par un autre groupe du régiment. Les trois groupes forment depuis le 1er avril un régiment, le 221e, administré par le dépôt du 21e au lieu des trois dépôts du 21e, 53e et 34e qui administraient chacun un groupe. Le lieutenant-colonel Tisserand qui le commande est un excellent administrateur, je ne dis rien de ses qualités militaires car je ne les connais pas. C’est un excellent homme, très bienveillant.
Après une semaine à Nieuport, nous avons passé huit jours à Coudekerque entre Bergues et Dunkerque. Nous y avons été bien reçus mais assez mal installés car le pays est pauvre. Ma popote était chez une brave femme qui avait trois fillettes, sa chambre nous servait de salle à manger. Notre présence n’avait pas l’air de troubler sa bonne humeur et celle de ses enfants qui riaient et chantaient avec elle toute la journée. Elle s’en occupait beaucoup, les faisait travailler, leur faisait dire leurs prières. Le jour du départ la plus petite conduite par sa maman m’a apporté un petit bouquet que ses grandes sœurs avaient fait très habilement, comme une panoplie, les fleurs déposées sur une fleur de lys en papier blanc qu’une baguette servant de poignée rendait rigide, et une banderole tricolore avec une inscription « aux officiers du 221e 1er groupe » résumait le petit compliment que la maman, mot par mot, a fait débiter à sa fillette intimidée.
Nous avons quitté Coudekerque le 27 avril et sommes revenus à Hondschoote. Chez Mme Reumaux ma chambre n’était plus libre à cause des petites nièces qui étaient venues attendre la naissance d’une petite sœur, mais j’ai pris la chambre voisine toute petite où je viens de goûter le plus reposant repos que j’ai jamais eu depuis le début de la guerre.
L’une des fillettes s’est trouvée malade et, comme ses tantes s’inquiétaient, j’ai profité d’une visite que me faisait le docteur Hutinel, aide-major du groupe, auquel j’avais promis des livres, pour lui faire examiner la petite Suzanne. En 48 heures elle a été tout à fait hors d’affaire et ces dames m’en sont très reconnaissantes. La naissance annoncée a eu lieu mercredi assez loin d’ici, le baptême devait être célébré aujourd’hui, je crois qu’il le sera malgré l’absence du père mobilisé. On espère sa libération définitive car c’est son sixième enfant.
Et maintenant nous attendons des ordres pour un embarquement en chemin de fer, destination inconnue, engagement prochain ou lointain, nous ne savons. La 29e division a eu une peur affreuse d’être relevée, nos camarades étaient tout joyeux hier soir d’apprendre qu’ils restaient sur place et que la 62e qui ne paraissait être derrière que pour la relever s’en allait. Nous serions volontiers restés dans ce pays hospitalier et paisible. Volontiers j’aurais prolongé ce séjour à Hondschoote, il m’en aurait fallu encore une quinzaine de jours avant d’éprouver le besoin d’agir plus utilement, avant d’avoir pu remettre en ordre les batteries, en état leurs chevaux.
Depuis deux mois ma permission est imminente. Actuellement puis-je partir, faut-il attendre, puis-je m’absenter 11 jours ou moins longtemps ? Je n’ai pas la réponse du colonel. Voilà quatre mois que je n’ai vu tous les miens et j’ai besoin de les embrasser. Il faut que je passe à Grenoble pour différentes choses, à Lyon pour voir les Deries, Adenot, Callies de Salies, à Paris enfin je veux m’arrêter pour les Callies ou pour différentes choses dont les plus importantes sont les expériences que j’ai projetées.
J’ai fait préparer par Rellstab deux appareils construits avec soin, l’un est un corps fuselé avec tapis élastique, l’autre un flotteur pour vérifier le principe d’Archimède. Il faut que je puisse du moyen de ces appareils obtenir les certitudes qui me permettront de faire intervenir quelqu’un auprès de Mr Painlevé. Je ne vois pas d’autre laboratoire que celui de Mr Eiffel pour faire les expériences que j’envisage, mais la mauvaise impression que m’ont laissée mes relations avec lui l’année dernière me fait craindre un refus de sa part. Je ne pense pas, cependant il vaudra mieux le demander de vive voix plutôt que par écrit, et peut-être même le faire demander. Mon grade actuel me donne du poids, je suis déjà moins négligeable qu’un capitaine.
Le colonel vient de me répondre qu’il ne pouvait pas me dire de partir en permission ou de rester, il attend des ordres à ce sujet. Le colonel Lips va peut-être être rappelé, il est parti lundi dernier. Je ne pense pas qu’on le rappelle mais pas davantage qu’on me laisse partir.
On va nous ressouder au 14e C.A. Je suppose qu’il est au repos actuellement et je souhaite de pouvoir un peu faire manœuvrer mon groupe. Nous partons cette nuit pour être embarqués à huit heures et faire un voyage équivalent à celui qui nous a amenés. Nous pousserons sans doute vers Soissons ou vers Reims ou bien de nouveau vers St Quentin. Le temps sera plus favorable que la première marche en avant, la bataille sera aussi plus sévère.
Camille et Antonie viennent de perdre leur petite Madeleine « retournée au ciel » dit la dépêche le 30 avril. Ce jour-là Maman m’écrivait d’Annecy que les nouvelles de St Laurent étaient meilleures. Ce doit être bien dur de perdre un bébé, si l’on juge d’après le souci que l’on éprouve de sa santé. Mon pauvre Bernard était bien bas le 29 avril 1912 et j’étais bien bouleversé. Le bon Dieu me l’a conservé, j’avais promis de le conduire à Lourdes et je n’y suis pas encore allé, après la guerre je le ferai. Il y a tant de choses à faire après la guerre !
8 mai (1917)
Après 24 heures de voyage nous arrivons ce matin dans un cantonnement assez médiocre qui n’a rien de comparable avec Hondschoote. Nous sommes en réserve de la VIe armée. Nous passons d’une armée à l’autre, d’un corps à un autre, nous sommes le bouche-trou et personne ne nous en sait gré. Je suppose que nous serons prochainement engagés. Nos troupes ont enlevé Craonne[2] récemment et les boches n’ont pas réussi à y reprendre pied. Nous voilà à proximité pour relever des troupes fatiguées et attaquer à notre tour, c’est du moins ce que je suppose.
Le bruit court que c’est par suite d’une erreur de transmission que la 62 est venue ici, c’était la 29e. Il suffit de renverser le 9 en le faisant tourner autour du 2 pour changer 29 en 62. Nous devions, paraît-il, relever la 29e et la 29e devait venir ici. S’il en est ainsi la 29e doit être bien contente.
J’ai demandé à Mlle Reumaux de me permettre d’emporter le livre sur Lamartine en Flandre que j’avais commencé. Comme garantie je lui ai laissé les Mémoires du capitaine Balmont et le premier Livre de la jungle. A 3 heures du matin elle s’est levée pour me préparer du lait chaud, c’est du dévouement. D’ailleurs tous les matins j’ai eu une tasse de lait chaud dans mon lit que m’apportait mon ordonnance quand il venait me réveiller.
Ici le pays est complètement épuisé de tout ravitaillement, peut-être trouverons-nous de la salade parce qu’elle pousse dans les prairies, mais on ne trouve ni un œuf, ni une pomme de terre, ni un morceau de pain. Heureusement l’intendance est un bon fournisseur.
De nouveau la pluie, elle a commencé pendant le voyage, les hommes de ma première batterie en ont été très incommodés pendant toute la durée du débarquement de 1h à 5h. L’étape qui a suivi s’est effectuée sans averse heureusement. Etape et embarquement une nuit, débarquement et étape la nuit suivante sont un peu fatigants tout de même, et je crois que ce soir je dormirai bien.
Longue et charmante lettre de ma belle-sœur Thérèse[3]. Maman m’annonce que François a été premier en composition, en narration probablement, et que Jean vient d’être élu Préfet de congrégation. J’en suis tout à fait content.
A suivre…
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