Docelles – 1914-1918 – 1. Le village à la veille de la catastrophe
Christian Tarantola - Novembre 2004
Contexte
C'est un gros bourg d'un millier d'habitants, qui se remet doucement des péripéties de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat que fustigeait le brave Curé ROMARY dans son bulletin paroissial. Les habitants essaient aussi d'oublier la série de crimes crapuleux et sordides qui alimentèrent la chronique docelloise durant des années : meurtres de Villemin, Dussaucy et autres. Mais c'est un village qui profite du plein essor des Papeteries, dû en grande partie à l'arrivée du chemin de fer.
La gare voit affluer les matériaux de toute part et les rouliers amènent bois et granit. La râperie en plein air est prospère.
Derrière la gare, terreur des enfants, la grosse cuve à goudron d'où l’on tire le gaz propre à l'éclairage des rues (les canalisations furent d'ailleurs retrouvées quand s'installa l'électricité). Docelles avait donc son allumeur de réverbère : Mr Reboucher, remplacé par Mr Jouany en cas de nécessité.
Tour de village
(Celui-ci je l’ai fait au long des après-midi que j'ai passées avec Mr Fernand Grandjean et pour qui j'ai une pensée émue en écrivant ces lignes)
Notre visite commencera par les Cités Boucher construites depuis peu, qui surplombent le canal et le hangar à bateaux. Elles offrent des logements de 2 ou 3 pièces, sans aucun confort, un jardin. Durant des décennies, ses habitants vécurent au rythme de la petite cloche qui appelait au travail, formant une communauté de papetiers extrêmement soudée. Le grand hangar était sur l'emplacement de la 4e cité, dont la guerre a certainement empêché la construction.
LES PERLES
(In memoriam de ma Tante Albine Baradel qui fut échantillonneuse chez Meuriot)
Les Perleurs, Brodeurs
Les ateliers de confection de couronnes en perles très fines, ou d'ornements pour corsages, robes, sacs sont une des richesses du village. Ce sont les établissements :
COLIN : Broderies perlées Colin-Voignies (les 3 fils périrent tragiquement, dont un à la guerre)
MEURIOT, perleur et bonnetier
REMY, dit La Trousse, rue des Fermes, qui occupait de nombreuses ouvrières
Mme VOYAUX, à une échelle plus petite
Le métier
Le métier de perleurs donnait de l'ouvrage à de nombreuses femmes dans la cité y compris en broderie blanche.
L'échantillonneuse cherchait des dessins, pour réaliser des bouts de 20 centimètres d'échantillons à adresser aux clients.
Le métier à perler se tenait avec les pieds. Les ouvrières à domicile, opéraient sur des pièces de tissus de 5 à 6 mètres, provenant ainsi que les perles de Lunéville. Le galon était de largeur variable.
Le travail se faisait à l'envers, on poussait la perle par en-dessous : perles paillettes, -qui s'aplatissaient quand c'était humide- donc difficiles à travailler, tubes de toutes les couleurs, cabochons plus épais que les paillettes et difficiles à poser. Les perles passaient sur un fil que l'on tirait, si l'on avait d'excellents yeux !
Ainsi durant 8 à 9 heures quotidiennes travaillait-on pour 9 francs par semaine 6 jours sur 7, le pain valant alors 12 sous les 4 livres. Jamais le labeur ne manqua durant la guerre et de nombreux soldats américains expédièrent ou repartirent avec des broderies de chez nous.
Les COMMERCES
Les Cafés
Nombreux à cette époque, ils sont le reflet de la vie sociale, là où se traitent les affaires mais aussi où l’on parle et échange.
A la « Rue chaude » (on disait familièrement : à la Rue) : café Marchal, dont une inscription existe encore sur la façade.
Au village :
- Café restaurant du Cheval Blanc chez Denet
- Café Gremillet (maison Colson) boulanger épicier
- Café J. Michel aux Capucines, marchand de bestiaux, qui vendait aussi du tabac pour la prise (la légende veut que l’on ait retrouvé deux squelettes dans la cave quand il fut procédé à la démolition de celui ci.)
- Café de la Vologne, ancienne Sanal, « café des Riches »
- Café chez Jeanroy, boulanger
- Café Boudol, à la place connue. Les Boudol, entrepreneurs, exploitaient aussi la carrière du même nom sous la Base de la Meule, rails et wagonnets permettaient l'évacuation des sables.
- Hôtel de la Poste
- Au Montcey, Café Epicerie Elise Gueuriot
- Café Vinot, où habitait Marc Haumonté
- Café Aux Bons Amis (chez les Demoiselles Colin) qui fonctionnait surtout les jours de foires aux cochons, place du Pâquis.
Modistes et Tailleurs
Les besoins vestimentaires, ceux de la campagne ne sont pas du type de consommation actuelle. Tout ou presque se fait sur place, au plus des achats se feront à Bruyères, plus rarement à Epinal. Aussi les foires sont elles très prospères qui se tiennent le 4e lundi de chaque mois.
Modistes
Les Demoiselles BREUIL, (où était Eva), en même temps, magasin de mercerie.
Les Demoiselles Blaise, rue de la Vologne
Alice Didier, rue du Tertre
Une modiste, non identifiée, sise en face du canal
Brodeuses
Magdeleine Roussel, Adeline Thiriot Moulin, Félicie Féve.
Couturiers
Chopot, sur la place de l'église
Baptiste RIVAT, maison à l'emplacement de la salle des fêtes disparue.
Magasins
- Bouchers : Durand, Robert, Vincent
- Boulangers : Jeanroy, Gremillet
- Quincaillier : Pochon (angle de la rue face à l'église)
- Marchand de vins : Jeandel
- Epicier : Parisot moulu, pas moulu, tenait le Caïffa, Docks bleus, Docks rouges, suivant la couleur de l'enseigne.
- Négociants en bestiaux : Pierron (commerçant en veaux), Broqué, négociant en cochons aux fermes, Michel.
- Fromager : là où était la perception
- Marchand de vélos : Léonard (anciennement Puenejoul), vélos à jantes en bois. Il était aussi ferblantier, mais vendait des bonbons et des cacahuètes ! Les enfants de ces années, déjà malins, profitaient de la cécité de Mme Léonard pour lui refiler de faux sous en bronze pour acheter les bonbons (pièces trouées de 5 cts, l0 cts, 20 cts qui seront pour partie en nickel durant la guerre).
Artisans
- Bourrelier : Mr Chassel
- Coiffeur : Poirot, en bout de cité de Lana, à la mobilisation il sera remplacé par sa femme.
- Cordonnier : Desnout, E. Thirion surnommé Cavali
- Charron : Huguenin où habite Georges Harmand
- Maréchal-ferrant : Haumonté, Defranoux.
- Mécanicien : Lemarquis, spécialisé dans les roues à eau et les grosses mécaniques dont les turbines. Il travaillait beaucoup pour les usines.
- Tonnelier : Bailly qui était aussi le chantre de la paroisse.
- Féculerie : aux Fermes chez Mr Thiriet
- Scierie : A la Patience, fonctionnant avec l'étang qui est au dessus
- Menuisier : J. Gerard dont l'atelier flamba au début de la guerre
- Menuisier fossoyeur : Didier
- Entrepreneur en maçonnerie : P. Lecoanet (Maison Grisval)
- Récupérateur, Chiffonnier : Mr Lahache, rue du Montcey (maison Claudel)
- Peintre : Klipfel rue du Montcey
- Plâtrier : Masson rue du Montcey, qui sera aussi mobilisé.
- Serrurier : À Marotel, auprès de la Vologne, rue du Montcey
Cultivateurs
Ils sont encore nombreux à cette veille de la guerre. En outre beaucoup d'habitants possèdent une voire deux vaches.
- A la rue chaude : Daniel, Rouck, Thiriet (mon arrière-grand-père qui exploitait une ferme à la maison Francois).
- Aux Fermes : Rivat, Gremillet, Mougenel, François, Colnel, Bressner, Jean Rivat
- Lecoanet, Hérold.
LES ECOLES
La déclaration de guerre coïncide avec les vacances scolaires. Des instituteurs seront mobilisés qui mourront à la guerre. Mr Defer reste seul.
Les institutrices ne changeront pas, ce sont les Demoiselles Marchal.
Les mœurs sont rudes : le mauvais élève a droit au coin, mais aussi au pain sec et à l'eau dans ce cachot qui était sous « l'Asile » - gardée par Léonie Vinot - dans lequel les gendarmes enfermaient « patelots » ou traînards.
Ce bâtiment, devenu la maternelle, était un don fait en 1855 par Mme Brocard, autre grande famille.
MAIRE
A. Bertin qui sera remplacé durant la guerre par son adjoint Jules Parisse. Il avait repris, à la demande de la veuve Claudel dont il était le petit neveu, la direction de Lana.
Divers
- Sage femme : Mme SOULA, installée dans sa maisonnette prés de la « Mère Roye » depuis le 23 mars 1901.
- Curé : Abbé Crik
- Garde champêtre : Jules Claudon (au Montcey)
- Percepteur : Mr Gallois
- Docteur : Mr Saussure
- Agent d'assurance Phénix : Mr Vinot --qui s'était fait remarquer en chassant les sœurs, aidant en cela les autorités - de ce fait, le couvent ne voulait plus donner de sœurs à Docelles. La première qui revint fut la Sœur Anne Joseph, restant en montant le haut du Saut, puis à l'ancienne salle de catéchisme (salle Ferry).
- Journaux : Pecri, en face de chez Mme Chaircuite
- Facteur : Louis Chatelain et Clément.
- Papetiers : la profession la plus citée, bien entendu et répondant dans l'image de notre environnement au dicton : « Ficelle comme un papetier de Docelles ».
- Autres : ségards, carriers, chaudronniers, jardiniers, rentiers
Ainsi a-t-on une idée assez précise des professions exercées sur notre village.
Les Papeteries
Nous avons relaté, dans un précédent document les incidences de la guerre sur la marche des papeteries.
Lana stoppera son activité jusqu'en 1922. La gestion hasardeuse de son directeur, qui était plutôt un militaire qu'un industriel, une machine très fatiguée entraînent le déclin. Il reste à ce moment une trentaine d'ouvriers.
Le Grand Meix : continuera à tourner tant bien que mal avec la Famille Boucher.
Vraichamps : cessera définitivement sa production. Claudel Patron déclarant : « c'est la guerre j'arrête ! »
Le 1er août
L'inquiétude régnait depuis quelques jours. L'on savait que quelque part là-bas un archiduc avait été assassiné. Alors que tout le monde vaque à ses occupations en cette fin d'après midi, à 16 heures le tocsin retentit. Très rapidement la population comprend que ce n’est pas pour le feu.
Quittant qui l'usine, qui les champs ou les habitations, les femmes se frottant machinalement les mains dans leur long tablier, tous se dirigent d'abord vers la mairie, puis vers l'église. Le garde-champêtre, arpentant les rues, martèle de sa caisse le même message :
La mobilisation est déclarée.
Les visages sont graves. Il n'y a pas eu de démonstration de joie ou de plaisir chez les Docellois. La tristesse domine, quelques larmes perlent.
Ainsi ma famille a-t-elle vécu cette journée. Les hommes, ayant déjà accompli leur service militaire, rentrent pour regarder leur livret dans lequel se trouve le fascicule de mobilisation.
Le message du Président Poincaré a été affiché, laissant encore une lueur d'espoir : « la mobilisation n’est pas la guerre... Le gouvernement continuera ses efforts diplomatiques et il espère réussir ».
Les mobilisés préparent leur dernière nuit à la maison, mettent quelques affaires dans les musettes et les petites valises.
Dimanche 2 août
Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. Dès le matin, les hommes se rendent à la gare, accompagnés des familles. Encore une fois il est utile de souligner une résignation triste, des larmes. C'est la guerre.
Les étrangers, dont font partie beaucoup d'Italiens et de Suisses hésitent. Les jeunes célibataires italiens quittent Docelles dans les premiers. Mon arrière-grand-père, Italien, prépare sa famille au départ, ne sachant quelle attitude l'Italie va prendre. Les filles enfilent toutes leurs robes, les quelques petits animaux domestiques sont confiés à Mr Boudol, de l'autre côté du pont… Au dernier moment, à la gare, les trains étant réservés à la troupe, les civils sont bloqués. Résignés ils reviennent à la caserne, et ne partiront plus jamais.
Le lundi, Alexandre et Valentin, avec d'autres étrangers, les frères Cuenat notamment, défilent dans les rues avec un drapeau tricolore, manifestant leur souhait de s'engager à Nancy auprès du bureau de la légion étrangère. Les Italiens pour les raisons de méfiance ne pourront le faire et ils ne pourront rejoindre la guerre qu'en mai 1915, quand l'Italie rejoindra les Alliés.
Le sort était jeté et très vite les mauvaises nouvelles allaient arriver.
Une guerre dévoreuse d'hommes
Les conscrits de la classe 15 seront appelés dès le 7 octobre, les tableaux de recensement de la classe 16 des gamins de 18 ans, seront dressés et affichés dans chaque commune au plus tard le 30 dimanche de décembre 14. Enfin il est spécifié qu'aucune affectation ne sera faite dans la cavalerie ! Tout ou presque pour l'infanterie.
Prochain article : Docelles - 1914-1918 – 2. Les premiers jours de la guerre
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