14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre IV - Les Eparges (1/4)

 

A la chère mémoire d’André (Biredjik, 1920).

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : choix de lecture  27/09/2014

 

Ne vous fâchez pas, madame Viste : puisque je serai tué dans trois jours.

C’est nous qui allons à Calonne. C’est pour demain, 17 février. C’est notre bataillon qui donnera l’assaut.

 

La paix

Janvier 1915.

« Pourquoi te fiches-tu de moi ? Je ne sais rien... Je suis ridicule. - Mais non, mon vieux... Il faut attendre, être sage. Nous ne savons rien de plus que toi. - Vraiment ? dit-il, presque suppliant. - Je t’assure. Il faut vivre et attendre... Tu pourras voir, comme nous, puisque te voilà parmi nous. - Mais Porchon ne m’a-t-il pas dit que le plus fort était déjà fait ? Que j’arrivais trop tard, enfin ? - Il te l’a dit. Et puisse-t-il avoir eu raison !... Je t’aurais dit la même chose, tous les anciens t’auraient dit la même chose… Ce que nous avons déjà fait... En vérité, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes. Et nous l’avons fait. Et nous voudrions bien - est-ce un état d’esprit déplorable ? - que la guerre nous tienne enfin quittes... Porchon t’a dit encore, si j’ai bonne mémoire : « Qu’on veuille bien se mettre à notre place... » Tout est là. - Mais s’il s’est trompé ? Si votre désir se trompe ? Si la guerre, demain, exige de vous plus encore ? - Je te répète : nous ne savons pas... Il n’est, pour l’instant, qu’une réalité certaine : nous nous sentons diminués, presqu’éteints. Nous perdons, par moments, jusqu’à la fierté de nous-mêmes. Les meilleurs d’entre nous s’isolent. Le régiment n’a plus sa belle âme collective ; il est descendu à n’être qu’un tas d’habitudes mélancoliques, un troupeau d’hommes jetés ensemble, et que maintient groupés la communauté des appétits et des souffrances. Demain... Il faut attendre demain. - Je t’en prie. Pardonne-moi d’insister encore… Ces hommes, tous ces hommes... me diras-tu que tu espères en eux ? - Mais oui, j’espère. - Malgré tout ? - Malgré quoi ?... J’espère en eux. - Ah ! » dit Rebière. » Et il soupire longuement, comme délivré d’un poids trop lourd…

… Nous irons à Belrupt. C’est une vieille femme qui nous l’apprend, tandis que sous ses yeux une fillette chlorotique verse en nos verres un noir quinquina. « Oh ! méon Dieu ! murmure la vieille, il va se passer tant de choses !... Et ce général qui sait bien que votre attaque sera manquée, et qui vous enverra quand même à la mort ! Malheureux enfants ! Tant de choses !... Et tant de pauvre piots qui ne reviendront pas ! » Elle nous regarde, les paupières mues de déclics nerveux ; elle marmonne tout bas, inquiétante, sibylline ; et le quinquina, dans nos verres, prend des apparences de philtre. « On la laisse tomber », dit Jeannot, brutal. Il crache dans la rue sa dernière gorgée, hausse les épaules et bougonne : « L’attaque... Le général... Envoyer à la mort... Je t’en foutrai, moi, vieille bique ! - Laisse donc, dit le père Muller. Elle a jaspiné sans savoir. - Sans savoir... Il y a pourtant de quoi vous mettre à ressaut ! A chaque coup les civelots sont prévenus avant nous. Rappelle-toi l’attaque de Noël, celle que le 6-7 s’est tapée au Bois-Haut ! Le tailleur de Rupt, la mère Bourdier, les mômes du tailleur, tu n’avais qu’à les écouter pour t’instruire. Et pas des bobards de cuistance. On l’a bien vu vingt-quatre heures après. - Laisse donc... laisse donc... » répète Muller. Hirsch, énervé, se plante tout à coup devant nous, et gesticule : « Une grosse horloge, tu vois… grosse comme ça : c’est le Temps, avec un T majuscule. J’empoigne la grande aiguille, et allez-y ! à tour de bras ! vingt-quatre heures à la minute, deux mois à l’heure, et je tourne toute la nuit : demain matin, vous vous réveillez dans deux ans. - Demain matin, bougonne encore Jeannot, nous nous réveillons à minuit. Départ pour Calonne, verglas, douze kilomètres de casse-gueule... Qui est-ce que le bataillon détache au dépotoir ? - C’est nous », dit Porchon…

… Les canons allemands ne tonnent plus. A mes pieds, sous le talus, la terre pleine d’hommes frémit et bouge obscurément. Et là-bas, de l’autre côté de la vallée, des voix s’élèvent qui scandent un chant puissant et grave, un hymne presque mystique au « Seigneur de la Patrie ». Les voix se taisent ; une fusillade crépite ; et le chant reprend tout à coup, large, rythmé, pesant comme la marche d’un peuple. « Qu’est-ce qui les prend ? » dit le capitaine Rive, apparu au seuil de l’abri. Il écoute un instant, la lueur rose de sa cigarette prisonnière au creux de sa main. Et soudain rasséréné : « Que d’histoires ! Je n’y pensais plus : c’est demain le Geburstag du Kaiser. »

La menace

Fin janvier-février.

Les Éparges, 28 janvier. « Je suis, pour jusqu’à demain soir, dans une pauvre maison paysanne, lézardée, un peu sinistre. Nous ne pouvons sortir, car nous sommes vus des Boches qui nous guettent et qui tout de suite nous tirent dessus. Je ne vois au-dehors qu’une tranchée abandonnée sous un auvent de chaume pourri, une prairie encroûtée de glace où des moineaux, plumes gonflées, sautillent à la recherche des miettes ou des graines éparses. Nous avons essayé d’en prendre, avec des lacs ; mais la neige est trop dure et pas assez épaisse. Partout des détritus, des os auxquels adhèrent encore des lambeaux de chair brunâtres, des boîtes à conserves éventrées, des bouteilles brisées, des tessons : cela fait penser aux abords des villes, aux terrains vagues où les boueux vident leurs poubelles. Pas de feu dans la cheminée, car la fumée attire les obus ; les pieds gèlent dans les chaussures, et le bout du nez rutile : je t’écris, avec des doigts gourds où je ne sens plus mon crayon. Le soir, on allume une chandelle dont la flamme danse et charbonne, et qu’on cache derrière un écran. Il y a, devant les fenêtres sans vitres, de grands draps aux plis sordides que le vent gonfle et pousse dans la chambre. Et nous dormons vautrés dans tous les coins, sur des paillasses, des matelas, des édredons, toute une literie de catastrophe à quoi des foules de godillots sont venus essuyer leur crotte, bien heureux que les poux n’y aient pas encore installé leurs colonies pullulantes… »…

… « Vous n’ savez pas ? Fauvette... Il est tué y a cinq minutes. » Puis il raconte, avec une simplicité bavarde : « Y a des drôles de choses qui arrivent... Y a Lardin qui rasait Fauvette, tous les deux installés à la porte du gourbi, Fauvette en peinard, assis sur une chaise avec une serviette au menton. Un obus par-ci ; un obus par-là... T’en voilà un qui n’ siffle pas et qui tombe en douceur, juste là, juste sous la chaise à Fauvette... Boum ! Partez ! Ça l’a empoigné dans les jambes, du bas en haut et jusqu’au cou... Et Lardin qu’était là, son blaireau d’une main, son rasoir de l’autre ; et rien du tout, pas ça... Et Fauvette qu’était mort, sur sa chaise, avec sa serviette au menton... On n’ dira pas qu’y a des drôles de choses qui arrivent ? »

Calonne, le 4 février.

« Ah ! nos gourbis de Calonne ! Le soleil n’y luit pas souvent ; aux heures les plus claires du jour, une bougie pâlotte y fait le moins de nuit qu’elle peut. Mais quand la pluie noie la forêt ! Quand le froid, comme maintenant, fait casser les branches des hêtres ! Ils ont la quiétude familière, la douceur d’une maison ancienne... Je voudrais qu’on en sauve quelques-uns, après la guerre, pour que nous puissions, ensemble, venir les revoir. Mais ils n’auront plus leur visage vivant d’aujourd’hui : les chaises, les tables, les poêles, tout aura disparu, et aussi les balais de bouleau avec quoi nous faisons leur toilette du matin. Je revivrai, avec vous, ma guerre... »

Trois jours plus tard, 7 février.

« Demain seulement nous quittons nos avant-postes. Journée de printemps : un ciel clair, avec des bouts de nuages blancs qui courent les uns après les autres. Depuis ce matin, je siffle comme un loriot. Je suis à peindre, en ce moment : ma vareuse, qui fut neuve, est râpée jusqu’à n’avoir plus de couleur. Plus de culotte rouge, une culotte en velours à côtes : la jambe gauche, sur laquelle Porchon renversa l’autre jour toute la sauce d’un plat, est vernie de graisse ; et dans les côtes de l’étoffe, des taches de bougie se cramponnent. En guise de coiffure un passe-montagne plié en deux, collé au crâne comme une calotte. Et dans la main mon point d’appui, un bâton coupé dans nos bois, raclé, poli, sculpté à la poignée d’une tête grotesque, au nez énorme de tapir. Quand il fait nuit nous descendons vers le Longeau ; et nous tendons, sous les racines des saules, des balances à écrevisses fabriquées avec des bouts de barbelés, et des pelotes de ficelle trouvées dans les tiroirs des bahuts, au village.

Changement ; à partir de demain, nous commençons une série de trois fois quatre jours, au lieu de trois fois trois jours : cela, jusqu’à nouvel ordre. Le nouvel ordre arrivera peut-être bientôt. Depuis cette dernière semaine, les sapeurs, d’un camp à l’autre, se cherchent sous la terre ; et souvent, avec des caisses de poudre, ils se jouent de sales farces les uns aux autres... »…

… Je me suis trompé : non que la pluie nous ait épargnés, mais nous sommes restés aux Éparges. On nous a dit pourquoi : les toubibs, à Belrupt, vaccinent le 3e bataillon contre la fièvre typhoïde. Dans deux jours, ce sera notre tour. Les hommes ne parlent que de cette perspective. Diable ! il paraît que ça rend très malade, ce vaccin anti... prononceront-ils jamais pareil mot ? ce vaccin antityphoïdique. Troubat, le rouquin, renverse sur sa poitrine la moitié d’un bidon d’eau pour montrer comment il procédera : « Dans mon gilet, je l’avale, leur choléra ! - Mais ça s’ boit pas ! proteste la Fouine. - Je m’en fous, je l’avale dans mon gilet. » Alors Durozier, une fois de plus, ricane et ronronne son mépris : « Tu l’entends, Du Chnock ? Il l’avale dans son gilet !... Attends pour voir, mon mignon... Quante t’auras leur seringue dans la chair... - Oh ! fait Troubat, impressionné. Leur seringue, sans blague... - Oui, leur seringue. I’s t’ l’enfoncent au milieu du dos ; i’s t’ jettent des saloperies dans l’ sang. Et tu enfles ; et tu t’engourdis ; et y a des bon’hommes qu’en clabotent. - Vingt dieux ! dit le rouquin. Mourir comme ça... - D’une façon, d’une autre... conclut Durozier. Puisqu’il faut toujours qu’on soye leur proie. »…

… Leurs pensées... Qui se vantera de jamais les connaitre ? Je sais que nous nous ressemblons tous. Je sais aussi que j’ai voulu être près d’eux, et qu’ils me sentissent près d’eux : à cause de cela, parfois, j’ai cru que leurs yeux se livraient. Leurs pensées... Est-ce que je sais ? Ce qui m’a ému dans leurs yeux, n’était-ce pas un reflet de moi-même ?... Eux et moi, chacun de nous et tous les autres. Et pour moi seul, ce monde caché de souvenirs et d’espoirs, ce monde prodigieux qui mourra si je meurs. Et pour chacun d’eux tous, un autre monde, que je ne connaîtrai jamais. Visage des souvenirs, murmure de voix qu’on est seul à entendre, tiédeur des rêves, formes légères d’espoirs glissant parmi les souvenirs… Ils me ressemblent, leurs yeux me l’ont dit quelquefois : mais rien de plus, dans l’échange furtif d’un regard ; rien qu’une lueur émouvante, entre deux infinis de silence et de nuit…

… Il paraît - ce n’est pas une blague - qu’on peut obtenir des permissions pour Verdun : quelques heures seulement, mais le Corps d’Armée accorde toujours. J’ai demandé ; j’ai obtenu ; je suis libre d’aller à Verdun le 12 février prochain. Ce n’est pas une blague : tous ces cachets, tous ces tampons, tous ces avis favorables me le crient, du bas au haut de la hiérarchie. Car ce bout de papier a fait un long chemin, pour que le seul lieutenant Genevoix, le 12 février prochain, puisse passer quelques heures à Verdun. « Veinard ! » me dit Porchon. Veinard ?... Ça m’a fait déjà moins plaisir, maintenant que j’ai la permission en main. Il y a deux mois, seulement deux mois, quand nous étions encore à moitié sauvages, quand notre « grand repos » nous conduisait jusqu’aux trente maisons de Mont-sous-les-Côtes, je me demande quelle tête j’aurais faite, si j’avais glissé dans mon portefeuille une permission comme celle-ci. Mais nous avons, depuis, cantonné à Sommedieue : Sommedieue, ou Somma Divina, ou encore la Capoue Moderne, comme a dit un fin lettré anonyme, et à sa suite une quinzaine de mille hommes…

… Et j’y suis, à Verdun : dans une baignoire, les orteils épanouis aux profondeurs savonneuses de l’eau tiède. C’est agréable ; mais j’ai souvenance, en cette minute, d’un tub improvisé, que je me suis offert un soir, à Mouilly, les pieds dans une bassine, une brosse de chiendent au poing. Sans raisonner mon regret, je regrette le tub de Mouilly. C’est ainsi : je suis venu à Verdun, bien résolu d’avance à n’y être ébahi de rien. « Un peignoir ? demande le garçon. Ou deux serviettes ? - Un peignoir et deux serviettes… » Ha ! Ha !... Et il va voir, lui aussi, le coiffeur de la rue Mazel ! Taille, barbe, shampooing, friction, friction a la fougère Royale ! « Un brûlage, mon lieutenant ? Ça lui donne de la force, au cheveu. » Et va pour un brûlage, afin que mon cheveu soit fort. Une vareuse neuve, sur mesure ; un képi neuf, un pot à fleurs d’un bleu suave, plus suave et pâle que la capote même de Rebière : les copains en seront assis ce soir.

Un fiacre passe, dans un fracas de roues sautant sur les pavés. Prendrai-je un fiacre ? Mais pour aller où ? Je ne peux tout de même pas aller au Coq Hardi en fiacre ! « Ce sera un turin. » Une « dame » me sert, une blonde lasse en travesti lorrain : Estelle et Virginie sont plus fraîches, à Belrupt, dans leurs robes de tous les jours. Et le Coq Hardi n’a même pas d’angustura pour corser le bouquet du turin. On y mange mal dans une salle à manger envahie d’officiers pensionnaires, qui lentement décrochent leurs grands sabres, et lentement les suspendent, en trophées cliquetants, aux bras tendus des portemanteaux. Ils restent debout longtemps, dévisagent la cantinière grasse, ruisselante de jais sur son corsage de soie noire, venue en tapecul à Verdun pour renouveler ses provisions, et s’asseyent enfin dans un dernier cliquetis d’éperons.

Rue Mazel, encore. Un soleil pâle et frais glisse sur les trottoirs. La dame du coiffeur me reconnaît, et me donne le bonjour, du seuil de son « salon ». Je ne sais plus quoi faire : mes poches bourrées craquent de partout. Peut-être, avant de rentrer, retournerai-je flâner sur le bord de la Meuse, pour regarder dans l’eau les reflets des maisons penchées et des enseignes papillotantes... Tiens !... Quelle idée saugrenue !

Je suis entré sans réfléchir : à peine avais-je frôlé la devanture, j’avais déjà poussé la porte et me trouvais gêné, parmi la foule menue, figée, niaisement souriante des portraits. « Vous désirez, monsieur ? » Elle est très jeune, avec une poitrine plate d’androgyne, un doux visage moutonnier qui sourit comme ceux des portraits. « Je désirerais me faire photographier. » Elle me regarde, elle va dire quelque chose. Mais tout à coup, se retournant vers le fond de la petite boutique, elle appelle : « Monsieur Anselme ! » Les marches d’un escalier gémissent ; un gros homme à barbiche blanche apparaît, penché sur la rampe : « Si vous voulez monter, lieutenant ? » Et je monte ; et je pose, devant le rideau peint à l’huile, herbes vagues en camaïeu sous des nuages aux volutes harmonieuses. « Levez la tête... Un peu en avant, la jambe gauche.. L’air martial, que diable, lieutenant ! » Je résiste ; M. Anselme s’obstine, traîne ses savates jusqu’à moi, me palpe la tête, autoritaire, pousse mon pied, redresse mon menton, esquisse un sourire-modèle, me met en place par petites retouches, comme un mannequin articulé... Quelle idée saugrenue, vraiment ! Et dire que Le Labousse, avec son vieux kodak de Calonne et des Eparges... Et dire que me voici devant ce rideau peint, pris entre ce rideau et le trou noir de l’objectif, les yeux rivés aux doigts de M. Anselme, qui battent, gracieux et légers, comme les ailes du « petit oiseau » ! Un déclic. J’ai pensé : « Je suis foutu » ; et, résigné, je pose pour la seconde fois. « Je vous remercie, dit M. Anselme. Vous repasserez dans huit jours. A partir de huit jours, enfin... quand vous pourrez. » Il est exquis, M. Anselme.

En bas, la demoiselle de magasin sourit toujours, de son même sourire immobile. Elle a de grands yeux sans éclat, d’un bleu noyé. Elle me parle en baissant la voix, à chaque instant épie l’escalier sombre avec une crainte qu’elle dissimule à peine. Et pourtant, elle bavarde, bavarde, pleine de confiance, déjà, comme pour un vieil ami. « Pas de femmes, dit-elle. La Place le défend... Alors ces messieurs officiers ont casé leurs petites amies dans toutes les boutiques de la ville... Elles ont toutes quelqu’un, ces demoiselles... » Le sourire disparaît ; elle tourne la tête vers l’escalier et murmure, avec une tristesse ingénue : « Moi, je n’ai personne… Je m’appelle Lucette... J’étais ici avant la guerre. » Et soudain, comme un pas mou traîne au-dessus de nos têtes, elle chuchote, très vite : « Allez-vous-en... A dans huit jours. »

Me voici dans la rue, sur le trottoir de la rue Mazel. Que faire ? Je n’ai plus rien à faire, qu’à rentrer. Et c’est toujours ainsi : un moment vient, toujours, où l’on n’a plus rien faire, qu’à rentrer…

… D’un coup d’épaule, il bouscule le piano mécanique ; aussitôt l’instrument se déchaîne, emplit la salle trop petite d’un tapage ahurissant, ocarinas, castagnettes, cymbales, cloches à vaches et vaisselle brisée. Dast ne lâche point la mère Viste ; on la voit qui tourne sur place, essoufflée, décoiffée, et hoquette à force de rire ; Estelle pivote aux bras du père Muller ; Virginie, les yeux clos, s’abandonne à ceux du jeune Hirsch. Le docteur, dans un coin, imite tout seul un bombardement de 75, coups de départ, trajectoires, éclatements ; il lutte contre le piano, les tempes gonflées, les joues cramoisies : « Tomm ! Djii... Rramm !... Tomm !  Djjii... Rramm !... » Et tout à coup le piano se tait, le docteur se tait, les danseurs s’arrêtent, un silence brusque tombe du plafond. « Oh ! monsieur Hirsch ! » s’écrie la mère Viste. Nous l’avons tous vu, M. Hirsch : il s’est penché sur la nuque blanche de Virginie et l’a effleurée de ses lèvres. « Non ! Non ! s’indigne la mère Viste. Ce n’est pas bien ! Pour un jeune homme bien élevé, vous ne vous conduisez pas en jeune homme bien élevé. Si mon mari était là... » Elle ne rit plus ; au fur et à mesure qu’elle parle, son indignation grandit ; ses yeux deviennent sévères ; elle se fâche tout à fait. Hirsch s’est retourné, sans hâte, sans confusion. Il regarde doucement la grosse femme : « Ne vous fâchez pas, madame Viste : puisque je serai tué dans trois jours. »…

… Nous allons à Calonne. Nous partirons cette nuit. Nous retrouverons nos vieilles guitounes entre les fûts gris des hêtres. Nous fumerons et boirons, des heures après chaque repas, dans le grand abri du carrefour... Nous voulons bien porter des rondins sur la route de Mesnil, jusqu’aux Éparges ; nous voulons bien travailler chaque nuit aux abris de la cuvette... Quel est le bataillon qui doit prendre à la crête ? C’est le premier, c’est son tour. Peut-être les sapeurs des Éparges n’ont-ils pas encore bourré leurs mines ? Peut-être les Boches savent-ils quelque chose ? Peut-être un événement que nous ignorons encore a-t-il bouleversé les plans de l’état-major, brisé net cette chaîne formidable qui nous entraînait, d’heure en heure, vers une effrayante destinée ?... C’est nous qui allons à Calonne, nous qui partons cette nuit pour le carrefour de Calonne. Tout recommence, tout redevient ce qu’il était…

… C’est pour demain, 17 février. C’est notre bataillon qui donnera l’assaut. Les mines sauteront à deux heures ; il y aura bombardement d’une heure, allongement du tir pendant dix minutes : nous sortirons des parallèles à trois heures juste.

A suivre…

Livre IV - Les Eparges (2/4)



27/02/2015
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