Carnets de guerre (Anna Vautrin) – N° 27 - 12 au 18 avril 1915
Dimanche 18 avril 1915 […] Nous partons en landau à 2 chevaux. La voiture est bien remplie car elle contient Alexis, Suzanne, Madeleine, Gogo, Yvonne et moi […] Le commandant est très étonné qu’on nous ait donné un passeport car on se bat à 5 km.
Document transmis par Renaud Seynave, son arrière-petit-fils - 30/03/2015
Yvonne, Marguerite et leur père Alexis Vautrin
Lundi 12 avril 1915
Hier soir à dix heures, nous avons entendu plusieurs coups de canon très fort. A deux heures du matin, ma femme de chambre est venue nous réveiller, nous disant qu’elle venait d’entendre tomber plusieurs bombes. Je me lève, je vois les projecteurs très puissants et fouillant le ciel, toujours dans la même direction. J’entends des coups de canon tirés par nos batteries. On voit les shrapnels éclater dans le ciel. Au loin, on aperçoit un incendie causé par une des bombes. C’est un zeppelin. On entend le bruit du moteur. Il s’éloigne et n’a pas pu venir plus loin sur Nancy pour jeter d’autres bombes à cause de nos canons.
Il avait été question de sonner le tocsin chaque fois qu’un zeppelin serait signalé mais le maire de Nancy a dit avec raison que si chaque fois qu’un zeppelin avait été signalé, on avait sonné le tocsin, on l’aurait sonné 20 fois depuis le 1er janvier. Il y a eu parait-il 20 zeppelins signalés depuis le 1er janvier.
Cette nuit, le ciel était très étoilé. Madeleine a mis le berceau de Colette dans le corridor. Il y a eu 18 bombes.
Une bombe incendiaire près de l’abattoir
une bombe explosive sur le Bld d’Austrasie
une bombe incendiaire rue Victor qui a mis le feu dans un dépôt de couleurs
une bombe explosive au bord du canal derrière les chantiers de Monsieur Kronberg avec un énorme trou dans lequel on aurait pu enterrer deux chevaux
un bloc de fonte est tombé sur le toit de l’école professionnelle
un deuxième bloc dans les chantiers de Monsieur Bichaton entrepreneur
une bombe incendiaire dans le jardin de l’hospice St Julien
un bloc de fonte sur une maison de la rue de la Salle
une bombe incendiaire sur un hangar d’un entrepreneur rue de la Prairie
une bombe incendiaire rue du Montet, sur l’usine de chaussures de Monsieur Laurent
une bombe incendiaire sur l’école maternelle quai de la Bataille
une bombe sur un hangar rue de Saurupt
une bombe incendiaire rue du Maréchal Oudinot, dans un jardin
une bombe incendiaire rue de Nabécor
une bombe incendiaire à Brichambeau
trois bombes à la Malgrange
trois bombes à Jarville
Il n’y a pas eu d’accident de personnes, heureusement !
Mardi 13 avril 1915
Il y a encore eu un taube ce matin mais nos canons l’ont fait fuir. Tous les jours, des taubes viennent sur Nancy. J’ai vu passer aujourd’hui une auto blindée pour mitrailler les avions allemands.
Le cours Léopold est encore plus noir le soir. On éteint toutes les lumières. Dans les rues de Nancy est passé un camion sur lequel étaient les restes d’un aéroplane allemand qui avait été pris aux environs de Nancy. On voyait très bien sur les ailes la croix allemande. On l’a envoyé à Paris avec les trophées aux Invalides. On aurait pu l’exposer pendant quelques jours à Nancy.
On entend très fortement le canon.
Mercredi 14 avril 1915
Edouard écrit du nord : « Je reviens du poste d’observation où j’ai réglé un tir sur un lance-bombes (minenwerfer) qui lançait des énormes bombes sur la tranchée. Au premier coup de canon, il s’est tu. Nos tranchées ont été violemment bombardées. »
Le canon tonne toujours, c’est du côté de Moncel.
Jeudi 15 avril 1915
Edouard écrit du nord : « Bombardement d’Ypres toute la journée avec des obus de tous les calibres. Malgré cela, à la tombée de la nuit, il y avait une animation extraordinaire. Toutes les boutiques étaient ouvertes, les cafés bondés et des promeneurs en masse. Beaucoup d’avions lancent des bombes.
Rien de nouveau à Nancy, Alexis reçoit un ou deux blessés par jour, venant toujours près de Moncel.
Vendredi 16 avril 1915
Edouard écrit du nord : « La mise en batterie aujourd’hui a été très difficile. Le matériel s’enfonce dans les terrains marécageux jusqu’aux essieux. »
Toujours le canon, Alexis a reçu aujourd’hui à l’ambulance des Beaux-arts un malheureux blessé de Bezange-la-Grande près de Champenoux. Il a eu tout le bas de la figure enlevé, un gros trou béant. Toute la mâchoire a été enlevée par une grenade. Il ne peut plus parler, il écrit ce qu’il veut dire. Alexis va lui recoudre et on lui fera une mâchoire artificielle. On le nourrit avec une sonde.
Samedi 17 avril 1915
Edouard écrit du nord : « Bombardement d’Ypres, 12 de nos chevaux éventrés dans une grange et 6 hommes blessés par un obus. Dans une autre maison, une femme et un enfant tués. Je viens de visiter les serres d’Ypres. Il y a des pieds d’œillets à n’en plus finir, 35 000 pieds disait le propriétaire, des raisins sous serre à perte de vue, 40 000 kg par an et tout cela a reçu des obus. »
Dimanche 18 avril 1915
Nous avons pu obtenir d’un capitaine d’état-major qu’Alexis a soigné à la clinique un laissez-passer pour aller en voiture à Champenoux et à Réméréville. Personne ne peut en obtenir car on est encore très près du front où l’on se bat.
Nous partons en landau à 2 chevaux. La voiture est bien remplie car elle contient Alexis, Suzanne, Madeleine, Gogo, Yvonne et moi.
Note Renaud Seynave : Itinéraire de la journée du 18 avril, en bleu sur la carte.
Nous passons le pont d’Essey où nous voyons à Essey nos canons en batterie pour tirer sur les aéroplanes allemands qui tentent de venir sur Nancy. Nous passons à Seichamps qui a été bombardé au mois d’août puis nous voyons à notre droite le mont d’Amance, si célèbre par sa défense du Grand Couronné de Nancy au mois d’août. Tout le village d’Amance est complètement en ruines par le bombardement d’août. Nous voyons très bien l’endroit du Mont d’Amance où les Allemands ont fait l’assaut. C’est là qu’il y a eu une défense héroïque. On a laissé les Allemands s’avancer puis lorsqu’ils étaient près d’arriver en haut, nos soldats les ont repoussés à la baïonnette. Nos pièces de canons ont lancé de nombreux obus. Il y a eu une retraite épouvantable et des monceaux de cadavres.
Nous passons tout près du bois de St Paul où Paul Michaut a été tué et où en septembre, il s’est passé un si grand combat.
Nous arrivons à Champenoux. On voit que depuis longtemps les laissez-passer sont interdits car les factionnaires qui nous les demandent à chaque instant sont étonnés de voir des civils pour la première fois depuis plusieurs mois.
Pendant notre journée, c'est-à-dire pour faire 50 km, on nous a demandé bien vingt fois nos laissez-passer. Même au milieu des bois, des gendarmes à bicyclette nous arrêtaient. Cette zone est très défendue et personne ne peut passer soit à pied, soit en voiture.
Nous apercevons de loin Cercueil qui a été aussi bombardé. Nous descendons de voiture pour traverser Champenoux. Nous voyons le petit cimetière qui a été très bombardé. Il y a plusieurs tombes détruites. Je trouve dans le cimetière une crosse de fusil brisée. On s’y est beaucoup battu. Le mur est percé de meurtrières tout autour. Nos soldats étaient cachés dans le cimetière et visaient depuis les trous. Que cela est impressionnant !
On voit encore des vêtements de soldats déchirés, des obus français de 25. On aperçoit le bois de Champenoux qui a été si disputé pendant tout le mois d’août. On s’est battu avec tant d’acharnement.
On aperçoit le champ de bataille. Dans les communiqués pendant le mois d’août, on prenait ce bois puis les Allemands le reprenaient. Le bois de Champenoux est devenu si fameux. Il y a eu là des monceaux de cadavres. Tout le bois en était rempli.
Nous remontons en voiture et à côté de Champenoux, nous apercevons des tranchées allemandes très bien faites et des abris faits de feuillage pour les chevaux. On s’est battu aux environs.
Le village de Champenoux a été si bombardé et on s’est tant battu dans les rues en prenant maison par maison que presque toutes les maisons sont en ruines. Il en reste à peine une dizaine.
Nous continuons en voiture sur Erbéviller. Là, nous voyons une compagnie de fantassins au repos dans le village avec leur commandant. Ils viennent des tranchées. Le commandant est très étonné qu’on nous ait donné un passeport car on se bat à 5 km. La veille, le commandant nous dit qu’un obus est tombé à 600 mètres du village. Il nous défend d’aller plus loin, ce serait trop dangereux. On se bat à Bezange-la-Grande qui est tout près de la frontière et à 5 km d’où nous sommes à Erbéviller. Ce village n’est plus que ruines. La petite église est complètement détruite. La cloche est par terre au milieu des décombres. Elle n’est pas cassée. Dans le petit cimetière autour de l’église, plusieurs tombes sont brisées. Au milieu des plâtras se trouve un candélabre doré encore intact mais tordu. C’est navrant. L’église est à jour.
Madeleine photographie ces ruines. Nous entendons un coup de canon formidable et le sifflement de l’obus puis l’éclatement. On se bat tout près de nous.
La veille, nous avons eu quelques blessés et 120 Allemands tués. Ce canon et cet obus que nous entendons, c’est le nôtre.
Nous partons de nouveau en voiture pour Réméréville, tous ces petits villages sont à 5 ou 6 kilomètres l’un de l’autre. Nous voyons dans la campagne une batterie en position. Nos canons de 75 sont dissimulés sous des branchages et en avant se trouve un de nos canons 120 de long qui vient de tirer l’obus que nous avons entendu. L’ennemi n’est pas loin. Nous ressentons tous de l’émotion. Nous apercevons de loin la pauvre petite église sur la hauteur absolument en ruines.
Nous arrivons à Réméréville, le village qui a certainement le plus souffert. Nous traversons à pied le village. Il n’y a plus que deux ou trois maisons qui ne sont pas brûlées. Toutes les autres maisons ont été brûlées à la main par les Allemands. Un paysan nous raconte qu’il y avait des soldats allemands qui passaient avec des réservoirs de pétrole sur le dos et au moyen d’une pompe, ils arrosaient les maisons. Une autre équipe passait avec des torches. En une demi-heure, le village était brûlé. Le pauvre paysan nous raconte qu’on entendait les cris des animaux qui brûlaient dans les maisons. Une pauvre vieille femme a été tuée en rentrant chez elle. Sa tombe est dans le chemin près de la porte de sa maison.
Dans une maison qu’il nous montre, une jeune fille a été fusillée. Ils ont emmené beaucoup d’habitants du village en Allemagne. Son fils de 15 ans a été emmené avec les autres. Il nous dit qu’un pauvre garçon de 16 ans qui ne voulait pas quitter ses parents a été menotté par les Allemands. Les menottes étaient tellement serrées que le sang coulait. C’était affreux !
Ce village est triste à fendre l’âme. Il ne reste plus que des ruines. L’église est détruite, la cloche est tombée au milieu de l’église dans les pierres, elle est brisée en morceaux. Il n’y a plus de toit. Dans la sacristie, il existe encore une armoire qui contient une chasuble, un surplis, des vases contenant des fleurs artificielles et 2 livres pour dire la messe. Le coffre-fort est par terre tout à fait éventré.
C’est la désolation et la sauvagerie. On se rend bien compte de ce que cela devait avoir d’épouvantable. Un pauvre paysan qui a vu tout cela nous accompagne chez lui. Nous trouvons sa maison brûlée. Sur un côté, il a mis quelques tuiles qui forment une espèce de cave. Il y loge avec sa femme et sa fille de 14 ans. Ils ont vu tout le carnage. On se battait dans les rues. Plus de 8 civils ont été fusillés dans le village. Le pauvre homme n’a plus qu’une botte de paille et sa femme n’a qu’un petit lit pour elle et sa fille. Il nous dit qu’une patrouille d’uhlans était venue conduite par un officier le 28 juillet 14 et la guerre n’a été déclarée que le 4 août. Par conséquent, les Allemands ont violé le territoire français avant la déclaration de guerre. Quelques uns de nos dragons sont arrivés et l’un d’eux a tué le lieutenant allemand avec sa lance. Les soldats allemands se sont sauvés. Nous avons vu la tombe de ce lieutenant dans le petit cimetière de Réméréville. Sa mère qui habite l’Allemagne a déjà demandé son corps plusieurs fois mais on ne lui permet pas de venir le chercher. Du cimetière, on voit toute la campagne qui a été un grand champ de bataille.
De Réméréville nous allons à Courbesseaux. Le village est aussi détruit. De l’église, il ne reste que les murs. Par un trou d’obus, on aperçoit la cloche dans le clocher. Nous voyons le maire. Il a fait la liste des nombreux morts qui sont enterrés dans les champs près de Courbesseaux. On s’est battu dans le village, mais surtout aux environs. Nous apercevons le grand champ de bataille. On voit de nombreuses tombes, les unes avec des képis, les autres avec des drapeaux. C’est près de Courbesseaux que Monsieur Lacroix a été tué.
Il y a eu de fortes batailles, on s’est battu longtemps. Nous allons voir les tranchées allemandes. On retrouve des obus. Nous allons jusqu’au bois de Courbesseaux. Dans les champs que les paysans commencent à labourer, nous voyons des centaines de balles éclatées, des obus. A un certain endroit, on voit encore le sac, le calot et la cartouchière d’un soldat allemand. On voit aussi des morceaux de capote, des souliers. Les Allemands avaient caché des mitrailleuses dans le petit bois que nous traversons près de Courbesseaux.
Les quatre canons exposés place Stanislas à Nancy pendant 4 jours venaient d’ici. On me fait cadeau d’une fusée d’obus dans laquelle on a fait un bougeoir. Les enfants font des bagues avec l’aluminium des fusées.
Pendant le mois d’août, à Nancy, on parlait continuellement des batailles de Courbesseaux.
(Note de Renaud Seynave : Courbesseaux qui fut le quartier général de la contre-attaque du général de Castelnau le 25 août 1914, fut rasé pendant cette guerre. La nécropole abrite les corps de 2 679 victimes des combats de la première guerre mondiale et notamment ceux de la bataille du Grand-Couronné en août-septembre 1914. Parmi eux, 1703 corps non identifiés ont été inhumés dans 2 ossuaires.)
A 2 km, il y a le petit village de Gellenoncourt qui n’a pas été touché. Les Allemands se sont arrêtés à 1 km. Nous allons ensuite à Haraucourt. Là aussi, le village est presque complètement détruit. Les Allemands ont mis aussi le feu au moyen de torches. On aperçoit beaucoup de tombes dans la campagne, des obus, des tranchées et des restes de vêtements, de capotes de soldats. Quelle tristesse de voir tous ces villages détruits et cependant les habitants commencent à ensemencer les champs là où on se battait, il y a quelques mois. D’Haraucourt, nous allons à Buissoncourt où il ne reste que des ruines. Nous voyons de gros trous d’obus le long de la route jusqu’à St Nicolas-de-Port qui a été fortement bombardé puis nous rentrons à Nancy très impressionnés et très tristes de voir toutes ces ruines par des incendies volontaires.
A suivre…
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