14-18Hebdo

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William Fournié – 1914 - Lettres à Ginette – 3e partie - 23 au 31 août 1914

Anne Fournié, sa petite-fille – 25/02/2018

 

 

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N° 12 – Grenoble, le 23 août 1914

Ma chérie,

 

Ce matin dimanche il fait un temps superbe et je t’écris en prenant mon petit déjeuner sur la terrasse de l’Hôtel Moderne où je n’habite pas d’ailleurs. L’avant-dernière nuit, il est arrivé ici le premier convoi de blessés. Je suis passé à l’hôpital pour voir si Édouard Vaucher se trouvait parmi les évacués. Je crois que son régiment a donné sérieusement. Tous ces évacués qui n’ont que des blessures peu graves, sans quoi ils n’auraient pu supporter un voyage de 48 heures, sont enchantés et ne demandent qu’à repartir. L’un d’eux qui est capitaine a reçu deux balles qui lui ont labouré le crâne, et un coup de baïonnette dans l’épaule.

 

L’entrain de nos hommes a été tel à certains assauts qu’ils se lançaient à l’attaque aussi vite qu’on le fait sur un terrain de manœuvre, de ce chef certaines compagnies ont été presque anéanties.

 

Ce matin pour la première fois je me suis levé tard, j’en suis complètement abruti. Depuis mon départ de Paris, je me suis toujours levé entre 4 heures et 5 heures.

 

Ma demande a dû partir hier pour Paris, elle partira aujourd’hui au plus tard. Le colonel à qui je l’ai remise hier l’a certainement appuyée fortement.

 

J’ai reçu hier ta dépêche me disant de regarder le Petit Journal du 22 août qui donne des indications pour les officiers désireux de reprendre du service. Le n° du 22 août ne sera vendu ici que cet après-midi. Je le regarderai bien attentivement. Celui d’hier ne contenait rien, pas plus que les autres journaux… du moins, je n’ai rien vu.

 

On a fait passer hier une note au 106e pour demander les noms des officiers ou sous-officiers désireux de faire des observateurs en aéroplane. Comme je ne suis jamais monté en aéroplane, qu’à mon sens, il doit falloir un dressage spécial pour faire utilement de l’observation à vol d’oiseau, qu’en outre je suis plus apte à conduire des hommes et que ce n’est pas au dernier moment qu’on apprend un métier spécial, je m’en tiens à ce que j’ai demandé.

 

On ne peut préjuger des intentions de l’état-major parce qu’on ne sait pas comment sont répartis les pions ; mais il est bien évident qu’en aucun cas l’armée française ne pouvait placer une troupe d’attaque en face de Metz, attendu que Metz est pratiquement imprenable et qu’une grande victoire remportée devant Metz ne servirait à rien puisque l’ennemi n’aurait qu’à se retirer sur les forts de la place pour se refaire et qu’une offensive se heurterait de ce côté à un mur.

 

Dans ces conditions, il est naturel que l’offensive française se poursuive au sud par la Haute Alsace et au nord de Metz. On paraît vouloir laisser les Allemands s’engager pour ensuite manœuvrer sur leur flanc.

 

De même que les Allemands n’ont pas osé dès l’abord s’attaquer à nos places fortes de l’Est et ont voulu les terrasser par la Belgique, de même nous devons arrêter d’immobiliser des troupes de manœuvre devant Metz.

 

Les Allemands s’engagent et il va y avoir sans doute un choc énorme en Belgique, mais ce ne sera pas la fin. Il y aura encore des coups à donner et à recevoir et l’issue reste pour moi encore incertaine comme au début.

 

Mon colonel qui veut faire un tour à Grenoble (il descend du secteur qu’il commande aux arrières), me dit qu’il remet aujourd’hui ma demande, mais qu’il n’a pas mon feuillet du personnel qu’on lui réclamera sans doute. Le feuillet est dans un coffre qu’il fera ouvrir, si cela est nécessaire, par des hommes de l’art. Il ajoute que je puis être tranquille, qu’à quelques jours près, il est bien évident que mon tour viendra de marcher. Il m’a dit qu’il regrettait de me voir partir mais qu’il trouvait mon désir trop naturel pour ne pas l’appuyer.

 

Son fils, qui est un de mes anciens élèves, est dans l’Est ; un autre de ses fils, sous-officier de cavalerie, y est également.

 

Je vais aller à ma compagnie signer mes pièces administratives.

 

Tiens ma mère au courant de ce que je t’écris. Je n’écris guère qu’à toi et je compte que tu diras à chacun ce qui peut l’intéresser. Que deviennent les autres militaires de la famille ? Je t’embrasse comme je t’aime. Ton Willie

 

N° 13 –Grenoble, le 23 août 1914

Ma chérie,

 

Je t’ai adressé ce matin ma lettre n° 12. Tout à l’heure à déjeuner on m’a remis ensemble tes lettres des 15, 16, 17 et 18 août. Je pense que tu en auras reçu plusieurs à la fois de ton côté.

 

Je crois que madame Westercamp[1], qui voulait rester à Wattwiller[2] pour être tranquille, aura été bien servie si elle n’est pas rentrée à Paris à temps. A-t-elle pensé qu’il ne se passerait rien en Alsace et que les corps d’armée allemands ne feraient que traverser le pays pour entrer en France ? A-t-elle pensé au contraire que la guerre n’aurait pas lieu et que les Allemands ne perdraient pas le sens au point de se lancer dans une aussi folle aventure qui ne peut se terminer à leur avantage, même s’ils avaient quelques succès importants au début ?

 

Je viens d’acheter le numéro d’hier du Petit Journal contenant les renseignements utiles aux anciens officiers. Je te remercie de me l’avoir indiqué, il se trouvait en deuxième page et je ne l’aurais sans doute pas lu. D’ailleurs, la demande que j’ai formulée pourrait être interprétée par le Ministère dans ce sens. Mais il faudra que je me fasse établir un certificat médical qui paraît indispensable.

 

Ma chérie, je me rends parfaitement compte des sentiments qui t’animent et je les apprécie à leur haute valeur. Je te répète que les lettres que tu m’écris me font le plus grand bien et continuent à me rendre fier de toi. L’inaction me pèse beaucoup. La plupart des officiers du 106e, pour ne pas dire tous, sont des envieux. Beaucoup ont eu à Grenoble la visite de leur femme venue passer plusieurs jours auprès de leur mari. J’ai bien regretté la distance qui nous sépare et nous empêche de nous voir. Mais ta place est avec les enfants et tu ne dois pas abandonner ton poste.

 

Arrange tes questions d’intérieur ou de séjour comme tu l’entendras, tu es seul juge en ce moment.

 

Tu feras bien de demander conseil à des médecins du pays au cas où l’on expédierait des contagieux dans les locaux aménagés à Houlgate.

 

Je comprends bien les appréhensions de Simone[3], surtout qu’elle n’a pas à douter du courage de son mari qui est en première ligne et qui saura faire son devoir de chef. Mais il faut bien savoir que quand on dit qu’un régiment a perdu un nombre quelconque d’hommes, ce nombre n’indique pas le nombre de tués, mais le nombre des hommes hors de combat, c’est-à-dire des blessés et que le très grand nombre a des blessures qui ne mettent pas la vie en danger.

 

C’est bien entendu que la guerre n’est pas une partie de plaisir, ni même un sport quand on a affaire à des sauvages comme ces Allemands, mais je pense que notre pasteur Weiss pourrait se dispenser d’affoler son auditoire.

 

Tâche de m’envoyer des nouvelles des hommes de la famille présents aux armées.

 

Je crois que la question de correspondance sur cartes postales ne se pose guère que pour les soldats qui se trouvent dans la « zone des armées ». Nous sommes, nous, en dehors de cette zone, à plus de 100 km de l’ennemi, c’est pourquoi on ne nous a donné aucune des indemnités que l’on donne à l’entrée en campagne.

 

Il y a tant de femmes inoccupées et sans ressources du fait du départ de leur mari, qu’il me semble que tu pourras toujours te faire servir au pair comme tu le voudras. Tu n’as pas à supporter une domestique malhonnête. On ne peut pas leur demander, d’autres parts, certaines délicatesses de sentiment que tu voudrais leur voir…

 

Je viens d’être interrompu par une bande d’officiers du 14e Chasseurs Alpins, Monnier en tête, qui sont venus tailler une bavette avec moi. Monnier prétend, qu’en sa qualité d’arrière-petit-fils du maréchal Molitor et du maréchal Ney, il n’est pas digne de lui de ne pas avoir été encore au feu. Il est toujours plein d’entrain et désireux de partir autant que moi.

 

Les officiers viennent me prendre, je les suis. Je t’embrasse comme je t’aime. Ton Willie

 

N° 14 –Grenoble, le 25 août 1914

Ma Ginette chérie,

 

J’ai eu le plaisir de recevoir ce matin tes lettres des 19 et 20 août, une lettre de Gilberte et une de ma mère du 21 ainsi qu’un mot de Sarah Frankenley. J’ai également eu hier un mot de ta mère, daté du 22 août. Je suis très étonné du temps qu’ont mis à te parvenir mes lettres de la première semaine d’août. Je suis toujours dans l’attente, ce qui n’est pas étonnant, il faut laisser aux choses le temps de se faire.

 

Les journaux ont raison de prêcher le calme. L’effort auquel nous avons à faire face est énorme et si l’issue finale n’est pas douteuse, la lutte n’en sera pas moins acharnée, l’empereur jouant son empire.

 

Charles Westercamp, je crois, n’a pas le temps de s’ennuyer, lui qui a du goût pour les armées, est bien servi. C’est très beau, ma chérie, d’avoir été jusqu’à présent avec la petite somme que je t’ai laissée. Continue à dépenser modérément, c’est autant de moins que nous aurons à rembourser après la guerre ; j’aurais voulu pouvoir t’envoyer quelque-chose mais nous n’avons reçu aucune des indemnités de troupes en campagne et avons à faire certains frais. Nous pensions recevoir davantage ; la solde est suffisante pour couvrir mes besoins.

 

Il faut évidemment beaucoup de courage à Simone pour rester longtemps sans nouvelles d’Édouard. Mais placé comme il l’est, sa correspondance doit être retardée. Il y a eu dans les récentes batailles des pertes en hommes, mais ce qu’il faut que tu saches, c’est que quand on déclare tant d’hommes hors de combat, la proportion des hommes tués sur ce chiffre est très faible.

 

J’espère que ma mère restera longtemps auprès de vous. Je comprends bien ses préoccupations et je ne doute pas de son calme.

 

Yvan a eu de la chance de pouvoir mettre ses projets à exécution, où a-t-il pris du service ? Les bonnes relations que tu as avec tes voisins me font plaisir ; il est bon de pouvoir causer et de ne pas trop se laisser absorber par ses soucis.

 

Je suis heureux de savoir que vous allez tous bien, mais il faudra que je fasse de nouveau la connaissance d’Odile.

 

Je ne vois pas comment Samy aurait pu faire pour s’engager dans l’aéronautique de terre. Il trouvera sans doute l’occasion heureuse de s’employer utilement dans l’escadre.

 

Le Temps est un journal bien informé, en le lisant régulièrement, tu seras au courant de tout ce que la presse peut dire. L’hypothèse relative à Jaurès me paraît très invraisemblable.

 

Je t’envoie ci-joint copie d’une lettre de ta mère et copie de ma réponse. J’ai été stupéfait des sentiments qu’elle m’attribue et des calculs cyniques qu’elle me prête[4]. L’argent, semble-t-il, doit passer avant tout. Il y a des gens pour qui la guerre est une bonne affaire et d’autres qui se sacrifient. J’avoue que je n’ai pas une mentalité de fournisseur de la guerre, sans quoi, ma classe n’ayant pas été appelée, je serais resté tout simplement à la tête de mes affaires et j’aurais laissé les autres marcher en me frottant les mains et en donnant ma démission d’officier.

 

L’article du Petit Journal, sur lequel tu as attiré mon attention ne vise pas les gens dans mon cas, mais ceux qui ne figurent plus sur aucune liste d’officiers, Active, Réserve ou Territoriale.

 

Ma bonne petite femme, tes lettres sont toujours attendues par moi avec la plus grande impatience, je pense beaucoup à toi, je sais que tu as de la patience et le calme qu’il faut avoir. Notre séparation peut encore durer mais avec quelle joie nous nous retrouverons quand nous aurons modifié la carte d’Europe après la magistrale frottée qu’à la fin les Allemands auront reçue.

 

Au revoir, ma Ginette chérie. Comme il est l’heure d’aller dîner, je recopierai ce soir et t’enverrai sous pli séparé la lettre de ta mère et ma réponse. Inutile de créer des incidents à cet égard et d’en parler. Soigne bien ma mère et donne-lui de mes nouvelles régulièrement.

 

Je t’embrasse de tout cœur. Ton Willie

 

N° 15 –Grenoble, le 26 août 1914

Ma Ginette chérie,

 

On m’a remis tout à l’heure ta lettre du 21 août numérotée 21. Je suis heureux que ma correspondance ait commencé à te parvenir et tâcherai qu’il y ait le moins d’interruptions possible jusqu’au moment où tu seras avisée de mon départ de Grenoble et où tu devras t’attendre à avoir des nouvelles très irrégulièrement et sans indication de provenance.

 

Console-toi ma chérie de ce que j’ai retardé les demandes qui m’ont été faites à Bourgoin. L’occasion se représentera sous forme d’un ordre qui peut m’arriver dans quelques jours.

 

Je comprends l’émotion que tu as eue quand tu as vu les enfants qui s’étaient laissé surprendre par la marée montante. La leçon portera et ils ne s’y laisseront plus prendre. Elles sont mieux que les meilleurs conseils puisqu’il n’y a pas eu de mal.

 

Je regrette bien de ne pas assister aux premiers pas d’Odile, elle marchera comme une grande fille quand je reviendrai.

 

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Ginette et Odile

 

Ta lettre du 21 contenait un mot de X. qui ne dit pas où il est et me souhaite bonne chance. Il doit être au feu avec ses hommes. Également dans ton enveloppe le découpage d’un article de journal relatif aux anciens officiers rayés des cadres. Tu as bien fait de me l’envoyer et prudemment de me le signaler bien qu’en fait cela ne puisse me concerner.

 

Je me suis fait vacciner hier. Depuis deux jours j’ai commencé à monter mon cheval, ce que je n’avais pas voulu faire jusqu’à présent. Maintenant il est présentable. C’était un cheval de trait, de paysan, avec un gros ventre bourré de foin, et ne connaissant pas les ordres. Je l’ai fait débourrer par mon ordonnance, ancien cocher. Et l’avoine remplaçant le foin l’a rendu convenable. J’ai obtenu de lui un trot suffisant qui pourra faire l’affaire, mais il ne faudra pas songer à le faire sauter ou faire des galops séreux. Dans les chevaux de réquisition on prend ce qu’on trouve et il est bien évident que les unités d’Active ou de Réserve et particulièrement la cavalerie et l’artillerie doivent être servies avant nous.

 

J’ai ce qu’il faut pour me tirer d’affaire, mais rien de trop ainsi que je te l’avais dit dans ma lettre d’hier en t’en donnant les raisons. Tous les 10 jours, à terme échu, le gouvernement nous remet les sommes nécessaires à l’entretien de nos compagnies. Avant la première dizaine on a remis à chaque capitaine une somme appartenant à la Cie, la même à chacun, mais cette somme étant inférieure aux dépenses nécessaires à chaque dizaine, il s’en suit que ma compagnie me doit toujours quelque-chose.

 

Pour ces raisons et pour d’autres, il ne m’est pas en ce moment possible de faire ce que j’aurais voulu faire, te déléguer une part de ma solde. Cela n’est pas possible quant à présent et je le regrette. Il est vrai que cela ne t’aurait pas servi à grand-chose étant donné les frais généraux pour lesquels tu devras te mettre en compte avec quelqu’un de ta famille ou de la mienne.

 

Ma lettre en réponse à ta mère n’était pas irrespectueuse, je ne t’en enverrai copie que quand je t’aurai écrit et parlé sincèrement.

 

Au revoir ma Ginette, des gens qui parlent fort m’assomment de cris. Ils sont à côté de ma table et rendent toute correspondance impossible. Ils émettent sur les opérations militaires les idées les plus saugrenues. J’aime mieux m’en aller.

 

Je t’embrasse de tout cœur. Ton Willie

 

Grenoble, le 28 août 1914

Ma Ginette chérie,

 

J’ai reçu aujourd’hui tes lettres des 22 et 23 août numérotées 22 et 23. Je conçois fort bien que tu n’aies rien compris à ma dépêche reçue avant ma lettre. J’avais pensé que ta mère pouvait intervenir auprès du gal de Lacroix, j’ai bien changé d’idée après avoir reçu les lignes de ta mère et j’ai agi autrement, n’en parlons plus.

 

Les choses ont été faites en ce qui me concerne très régulièrement, je n’ai plus qu’à attendre une décision du ministre selon qu’il jugera approprié, lui ou l’état-major, de m’affecter à un corps ou à un autre pour la durée de la guerre.

 

Mon colonel m’a proposé dans le même sens une des notes très favorables soulignant mes aptitudes à commander une troupe dans toutes les circonstances. Quand il a connu mon désir, il ne m’a pas caché qu’il eût été fort étonné si j’avais agi autrement.

 

 

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Si tu te trouves bien à Houlgate, restes-y et tâche de garder ma mère le plus longtemps possible. Béatrice et Rachel[5] ont de grands fils ou un mari, toi tu es plus seule qu’elles en ce moment.

 

Ma chérie, tu as parfaitement bien fait d’agir comme tu l’as fait. Laisse dire les autres et ne t’en inquiète pas. Dis-toi aussi que dans une guerre aussi grave où la France et l’Allemagne jouent leur existence et où l’Allemagne perdra la sienne, tout Français capable de porter les armes et qui ne les prend pas, ou ne demande pas à les prendre, est un lâche ; entre une question d’argent et une question d’honneur on ne doit jamais hésiter.

 

Quand on a été soldat comme moi, quand on a professé l’honneur militaire à de jeunes officiers, quand on a leur âge, leur vigueur, leur patriotisme, on ne porte pas des galons en temps de paix pour les mettre de côté en temps de guerre, on ne profite pas de ce qu’on a été mis dans la Territoriale, par erreur et sans l’avoir demandé, pour se terrer quand les autres marchent.

 

D’ailleurs, dis-toi bien ceci, c’est que la lutte sera tellement violente, qu’on aura besoin de tous ceux qui peuvent faire quelque-chose, et que resteront seulement de côté ceux qui se terreront en faisant semblant de ne pas entendre.

 

C’est dans des moments comme ceux-ci que l’on reconnaît certains caractères et que l’on distingue ceux qui trouvent tout naturel que d’autres se fassent casser la figure pour eux. J’espère que vous avez de bonnes nouvelles d’Édouard.

 

Les renforts de Chasseurs et de l’Infanterie sont partis de Grenoble ces jours derniers. Il ne restera bientôt plus rien du 106e.

 

Félicite Odile de ses débuts. Embrasse les enfants. Je cours dîner avec les officiers de mon bataillon. Je t’embrasse de tout mon cœur. Ton Willie

 

Pas encore trouvé le temps de répondre à ta mère.

 

N° 17 –Grenoble, le 30 août 1914

Ma Ginette chérie,

 

J’ai reçu hier tes lignes du 24 août n° 24. Tu peux télégraphier ou m’écrire : William Fournié chez Mme Delaye, 11 place Victor-Hugo, Grenoble. C’est là que je loge ainsi que mon lieutenant dont Madame Delaye est la belle-sœur. Je n’ai pas numéroté ma lettre d’avant-hier qui était la 16e. En même temps que ces lignes et sous pli séparé, je mets à la poste copie de la lettre du 22 de ta mère.

 

Je suis comme à l’Hôtel Moderne où j’ai passé quelques jours à mon arrivée à Grenoble. Les lettres ou dépêches qui m’y ont été adressées m’ont été remises. Je passe tous les jours devant cet hôtel qui est central et le point de rencontre de la plupart des officiers.

 

Ta mère peut sans se gêner te faire les avances dont tu as besoin. Je sais bien que les recommandations qu’elle t’a faites sont inutiles, les emprunts sont plus que naturels et tu ne dois pas le moins du monde t’en inquiéter. Beaucoup de femmes sont dans ton cas.

 

Mes affaires d’Alterpac et de l’Amalet sont bloquées pour la durée de la guerre, le personnel licencié. Il ne faut pas songer en ce moment à vendre ceux des titres de ces affaires que j’avais pris dans l’intention de ne pas les garder. Je ne puis non plus prélever mes indemnités en ce moment. Ce sont deux affaires qui ne reprendront qu’à la paix. Il ne faut pas songer non plus à vendre mes titres de Bayer et à l’heure actuelle. On serait obligé de vendre 5 francs ce qui en vaut 100. Dans ces conditions, il faut recourir à l’emprunt qui est beaucoup plus avantageux pour toi et ne t’occasionne aucune perte.

 

Il faut garder notre portefeuille de titres et n’en céder une partie qu’au bon moment plus tard pour aider à la liquidation de ma situation que je fais depuis près de deux ans. Moi-même pour des ventes prématurées, j’ai opéré ainsi à différentes reprises, en ouvrant par exemple un compte, que j’avais déjà commencé à amortir avant mon départ.

 

Pour ce qui est de La Foncière, mon départ a été si rapide que je n’ai eu aucun entretien avec mes collègues. De toute façon, agis comme si tu ne devais rien avoir pendant mon absence et si quelque-chose t’est remis, ne le dis dans aucun cas à ta famille qui devra l’ignorer, et mets cela de côté comme réserve et tâche de ne pas t’en servir. Je ne veux pas qu’on te fasse tirer la langue.

 

Je ne puis rien te dire pour les loyers. Cela dépendra de la façon dont les personnes à qui tu auras recours comprendront la chose. Tu ne pourras payer qu’autant qu’on mettra l’argent à ta disposition. Il est probable qu’il me faudra plus de 48 heures pour les régler après la paix si on me les réclame immédiatement[6].

 

Il me faudra un moment pour faire un examen général de ma situation, prendre des mesures pour faire des réalisations et trouvera-t-on tout de suite une reprise d’affaires suffisante pour me permettre de réaliser sans délai ?

 

Notre portefeuille est intéressant, il représentera une somme importante, mais il ne faut le vendre qu’au fur et à mesure que les affaires se valorisent, c’est dire qu’on ne peut pas le vendre en hâte, sans quoi nous aurions fait les frais des sommes et perdrions le bénéfice.

 

Rappelle-toi que j’ai vendu l’été dernier des parts sans valeur nominale d’Alteycar à 1 000 francs l’une, actuellement tu n’en tirerais pas 100 francs, peut-être moins. Il faut attendre ; il y a 18 mois au moins, ces mêmes titres n’avaient pas de valeur.

 

Ne te décourage pas, ma chérie, et surtout évite l’influence de ta mère, toujours déprimante et décevante dans les cas sérieux.

 

Ma Ginette chérie, je reçois à l’instant la dépêche d’hier, ainsi conçue : « Veux-tu que j’aille Paris faire démarche télégraphier de suite. » Au revoir ma femme chérie. Il faut que j’aille déjeuner. Embrasse ma mère pour moi. Comment va-t-elle ? Dis-lui que je pense bien à elle. Embrasse les petits. À toi de tout cœur. Ton Willie

 

N° 18 – Ce 30 août 1914

Ma Ginette,

 

Je t’ai écrit tout à l’heure de l’Hôtel Moderne en réponse à ta lettre n° 25, et en rentrant dans ma chambre, je trouve tes lettres nos 25 et 26 auxquelles je réponds. Si je timbre mes lettres, c’est pour gagner du temps, sans quoi je suis obligé de me mettre en quête du vaguemestre pour les lui remettre et les soumettre à la formalité du timbrage du régiment. J’ai réfléchi qu’il vaut mieux ne pas m’adresser lettres ou dépêches chez Mme Delaye ; elle allait elle-même rejoindre ses enfants.

 

J’ignorais qu’Édouard Sabatier ait été à Grenoble. Il ne doit plus y être car il y a constamment des départs. Si nous avions été ici ensemble, il me semble que nous nous serions vus car l’endroit où circulent les officiers dans leurs moments de liberté n’est pas bien vaste.

 

Ne garde pas une domestique qui se refuse à apposer sa signature au bas d’une convention verbale. Tu as raison et ne garde pas Catherine. Mais tu es sur place, tu sais mieux que moi ce que tu as à faire.

 

Odile a-t-elle reconnu ma mère ? Je ne crois pas avoir payé à Marthe son mois, mais seulement les quelques dépenses qu’elle a faites.

 

Je ne suis pas étonné que vous ayez reçu des blessés à votre tour, il y en a maintenant un peu partout. Cela est normal étant donné l’acharnement de la bataille qui dure depuis huit jours sur presque tout le front. Les lieutenants qui n’ont pas fait la dernière année de St Cyr, doivent commander des bataillons démunis de tous leurs officiers mis hors de combat.

 

Les blessés qu’on envoie aussi loin qu’Houlgate ne le sont jamais que légèrement sans quoi on n’oserait pas leur faire faire le voyage.

 

J’ai pris note des diverses adresses des hommes de la famille. Je suis heureux pour Georges[7] qu’il rejoigne le 109e. Il n’est pas à un âge où l’on puisse tenir sa place dans la Territoriale. Les lettres de Samy m’étonnent un peu, essaye de leur demander des détails.

 

Ma classe doit être dans la Réserve de l’armée territoriale, je n’en suis pas sûr, mais cela n’a rien à voir pour un officier. Je pourrais très bien être capitaine de Réserve et commander une compagnie en ma qualité d’ancien officier d’Active.

 

Je t’embrasse et pense bien à toi et à tous. Tendrement Ton Willie

 

N° 19 –Grenoble, le 31 août 1914

Ma chérie,

 

On m’a remis ce matin un duplicatum de ta dépêche me demandant si tu devais aller à Paris. Je t’ai télégraphié hier dans le sens de l’affirmative et comme tu dois passer rue de Lisbonne d’abord, pensant qu’un télégramme adressé aujourd’hui ne t’atteindrait pas, j’ai télégraphié tout à l’heure à M. B. de te dire qu’à mon sens une visite à Jacques Stern pourrait suffire étant donné les relations qu’il a au cabinet et avec le ministre. En suivant ses indications, tu ne feras pas de mouvement inutile et il faut renouveler auprès de l’actuel cabinet ce qu’il a fait auprès du précédent qui le lendemain s’est modifié.

 

J’ai presque des remords de t’avoir laissé faire ce voyage de Paris qui sera une fatigue pour toi. J’espère que tu ne l’auras fait qu’autant que tu auras été assurée de l’aller et retour certains. J’apprendrai avec un grand soulagement ou que tu es revenue à Houlgate à bon port ou que tu as renoncé au voyage. J’en ai bien conscience, mon tour viendra, un peu plus tôt ou plus tard, mais il viendra.

 

Le gal Pedeya m’a dit qu’il avait communiqué mon nom au ministre, transmis ma demande avec d’ailleurs un certain nombre d’autres. Les remous d’égoïsme qui se font encore sentir sont heureusement couverts par ceux qui sentent la gravité de l’heure, la nécessité des sacrifices des intérêts particuliers aux intérêts du pays.

 

Il se peut très bien et je pense qu’il en sera ainsi, qu’un simple entretien avec Stern, qui ne s’attend pas à te voir, suffise et te permettra de repartir. Ce qui m’ennuie c’est que je suis convaincu que tu auras de vives discussions avec ta mère qui envisage les choses à son point de vue personnel et peut les transformer. Les blessés sont en effet intéressants à entendre.

 

Tu peux avoir la confiance la plus complète dans le résultat final. Les Allemands, quoi qu’ils fassent encore comme pas en avant, ont manqué leur coup.

 

Tu as très bien fait de fixer au mur une carte de l’Europe ; sans la vue d’ensemble on ne peut se rendre aucun compte de la situation.

 

Ma chérie, ne mets aucun amour propre à ne pas emprunter l’argent dont tu as besoin, c’est la chose la plus naturelle du monde en ce moment.

 

Mon colonel vient de s’inviter à ma table et m’a demandé si j’avais du nouveau. Je lui ai dit que le gouverneur avait transmis ma demande. Il m’a répondu que dans ce cas je serai certainement appelé ailleurs, que je n’avais qu’à attendre. Mais je ne suis pas inquiet, mon tour viendra.

 

Merci ma chérie de ton joli geste et de la peine que tu veux bien endurer malgré la fatigue, le dérangement et les mots désagréables que tu auras avec ta famille. Aussitôt ma dépêche mise à la poste, je me suis demandé si je n’allais pas la contredire par une deuxième dépêche, mais c’était hier soir trop tard.

 

Sois calme, sans inquiétude, remplie d’espoir comme moi, et fais-toi une philosophie pour les questions matérielles et n’aie pas honte de demander. J’arrangerai cela après, à mon retour.

 

Embrasse ma mère et les enfants. À toi de tout mon cœur. Ton Willie

A suivre…


[1] Lucy Sautter (1882-1928), sœur aînée de Ginette, a épousé Georges Westercamp.

[2] Wattwiller est une ville du Bas-Rhin.

[3] Simone, épouse d’Édouard Vaucher, est la sœur cadette de Ginette. Son mari sera tué, face à l’ennemi dans la Somme, le 25 septembre 1914.

[4] Alice Sautter a toujours fait sentir à son gendre qu’il n’était qu’une pièce rapportée.

[5] Les deux sœurs de Willie, Béatrice Blech et Rachel Kronheimer

[6] La famille Fournié ne disposait d’aucune fortune personnelle, tandis que le père de Ginette, Gaston Sautter, avait été à la tête de l’entreprise Sautter-Harlé, l’un des fleurons de l’industrie électrique de l’époque.

[7] Georges Westercamp (1871-1933), mari de Lucy Sautter, la sœur aînée de Ginette.



16/03/2018
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