Un blessé et sa longue attente de secours (Auguste Chapatte)
Auguste Chapatte - Souvenirs d’un poilu du 15-2 - Hartmannswillerkopf 1915-1916
(Bernard Giovanangeli Editeur)
A l’Hartmannswillerkopf, lors de l’attaque du 21 décembre 1915, il est blessé et abandonné : « Dans quelques heures, je ne serai plus : le froid et la neige auront achevé l’œuvre de la balle qui m’a frappé. »
Arrivé au-dessus de l'escalier je me relève mais à peine suis-je debout qu'une balle tirée à bout portant m'atteint : je suis blessé !
J'ai senti comme un coup de fouet à la jambe droite vers les parties génitales. Je retombe lourdement à terre en poussant un grand cri, suivi de mots qui ont jailli naturellement, irrésistiblement : « Ma mère ! ma pauvre mère ! », mots que j'ai entendu prononcer tant de fois sur ce champ de bataille. C'est à ma mère, à celle qui m'a donné le jour, qu'est allée ma première pensée.
Croyant être blessé mortellement, je pense à la peine, au chagrin qu'elle éprouvera lorsqu'elle apprendra la nouvelle, elle qui, en ce moment, doit vaquer bien tranquillement aux soins du ménage, sans se douter de la tragédie dont un de ses cinq fils vient d'être victime.
Le capitaine m'a dit : « Tais-toi, tu vas nous faire repérer ! ». Le cœur plein d'amertume et refoulant les cris de douleur qui montent de ma chair meurtrie à jamais, j’ai obéi : je me suis tu.
Mon casque, par suite de ma chute, a roulé au bas de l'escalier du fortin ; je porte la main droite à ma blessure, je la retire : elle est pleine de sang et, hélas ! je ne suis pas que blessé à la jambe.
J'en fais part au capitaine, il me donne la main. Dans une plainte je lui dis : Au revoir mon capitaine, vous écrirez à mes parents ! Il me répond tristement : « Moi aussi je suis blessé, j'ai le bras cassé ! »
Me voilà étendu, presque inanimé. Si ma souffrance physique s'apaise un peu, ma souffrance morale, par contre, est à son paroxysme. J'ai le regard tourné vers la plaine d'Alsace, cette magnifique plaine, tant de fois contemplée et admirée ! Si je dois mourir ici, cette dernière vision me suivra dans l'au-delà. La promesse que je t'ai faite, chère Alsace, lorsque le 8 janvier je foulai ton sol pour la première fois, a été tenue.
Je ne vois plus mes camarades qui sont derrière moi, à quelques pas de moi, et je ne les entends plus : un silence profond, un silence de mort règne parmi eux.
Au bout de quelques minutes ils se lèvent pour partir. C'est par un geste ou par l'exemple que le capitaine a dû donner son ordre, car aucune parole n'est parvenue à mes oreilles. Où partent-ils ? Vont-ils continuer l'attaque ?
Je voudrais pouvoir leur dire au revoir, les regarder une dernière fois, leur donner la main, mais j'ai déjà perdu tant de sang que je n'ai plus la force de bouger, ni de dire quelque chose. Ils doivent me croire mort ou sans connaissance car aucun d'eux ne m'adresse la parole. Divoux, poilu de mon escouade, dit sur un ton interrogatif : « On ne veut pas le laisser là ?» Sa demande reste sans écho, sans écho verbal du moins, mais je suppose que, par un haussement d'épaules ou un geste, le capitaine lui a fait comprendre qu'il était impossible de m'emporter.
Leur rôle n'est en effet pas là, une troupe de grenadiers ne peut s'occuper de relever ses blessés. Ils s'éloignent... ils sont partis, c'est fini, je ne les entendrai plus, je ne les verrai plus.
Adieu ! poilus de mon escouade, poilus de ma section, adieu à vous tous mes chers camarades que j'aimais tant, vous tous qui par votre bonne humeur, votre courage, m'avez aidé à supporter cette vie si pénible des tranchées, adieu braves poilus du 15-2, adieu, adieu !
Me voilà seul comme un pauvre être abandonné. Seul ? que dis-je ? Non, car j'entends des cris, des plaintes de blessés qui, comme moi, ne peuvent se relever et attendent aussi un secours qui ne viendra peut-être pas. Pauvres camarades ! comme je comprends votre détresse puisqu'elle est semblable à la mienne ! Vous aussi, en tombant, avez jeté ce cri qu'aucune puissance humaine ne pourrait empêcher de sortir : Maman ! Tous, qui que nous soyons, nous avons lancé cet appel au secours.
Venez donc, bonnes mamans, vous pencher sur nous, venez mettre sur nos joues brûlantes de fièvre vos baisers si tendres ; venez nous secourir !
L'attaque n'est pas terminée : j'entends le sifflement des balles, le crépitement des mitrailleuses et les obus continuent à tomber ; plusieurs éclatent non loin de moi. Pourvu qu'un éclat ne vienne pas me faire une nouvelle blessure, épargnez-moi cela, mon Dieu !
J'ai toute ma connaissance, mais mes forces m'abandonnent de plus en plus ; le sang continue à s'échapper de ma plaie... comment pourrais-je bien l'arrêter ? Je ne vois qu'un moyen : me serrer la jambe avec la petite courroie de sac qui relie les deux extrémités de ma couverture. Pour effectuer ce travail, il faut que je prenne la position assise, ce qui n'est pas prudent, l'endroit où je me trouve étant trop visible. Si les Boches me voyaient bouger, il n'est pas dit que, traqués comme ils le sont, ils ne m'achèveraient pas.
Il est donc préférable que je me place en dehors de leur vue. Au prix de mille efforts j'arrive à me reculer suffisamment, mais je n'en puis plus ; c'est en vain que j'essaie de me mettre sur mon séant ; mes forces me trahissent et la fièvre me bat les tempes.
Dévoré par la soif, je prends la petite bouteille d'alcool de menthe que ma mère m'a fait parvenir hier et que j'ai eu la bonne idée de mettre dans la petite poche de ma capote. Je la débouche et d'un seul trait j'en bois le contenu.
Que cet alcool me fait du bien, mais au lieu d'apaiser ma soif il n'a fait que de l'exciter. Aussi je m'empresse de porter à ma bouche mon bidon rempli d'eau. D'un seul trait également je le vide ; malgré cela j'ai encore soif, je boirais sans arrêt et n'importe quel liquide, tant ma soif est ardente.
Sentant que l'alcool de menthe m'a rendu quelque force, je tente à nouveau de m'asseoir et ai le bonheur d'y parvenir. Sans perdre une seconde j'enlève ma couverture et avec ma petite courroie je mets mon plan à exécution.
Epuisé par le grand effort que je viens de fournir, je retombe lourdement, plus fiévreux qu'auparavant. La soif me tenaille et je n'ai plus rien pour me désaltérer. Oh ! que j'ai soif ! à boire, à boire, à boire par pitié !
Qu'entends-je ? Des poilus français ! Serait-ce enfin du secours ? L'espoir renaît en moi. Ce sont deux brancardiers qui courent, affolés ; ils passent à deux ou trois mètres de moi. M'apercevant, l'un dit à l'autre en me désignant du doigt : « Voilà un Boche qui a son compte ». Ce propos produit sur moi l'effet d'un coup de massue. Ils ne s'arrêtent pas et continuent à courir. Je crois les appeler, mais ils ne me répondent pas.
Est-il donc écrit que l'Hartmann sera mon tombeau ? Ne serais-je relevé que pour être porté à la fosse commune, au cimetière de Silberloch ?
Des minutes terriblement longues s'écoulent sans apporter le moindre changement à ma triste situation et je suis toujours dévoré par la soif, mais personne pour me donner une goutte d'eau, personne pour humecter mes lèvres brûlantes, personne pour me secourir ! Je suis abandonné.
Un bruit de conversations devenant de plus en plus distinct vient me sortir de ma sombre rêverie ; ce ne peut être que des nôtres, des brancardiers peut-être, qui se trouvent dans mes parages et se rapprochent de moi. Tout n'est donc pas encore perdu !
Le cœur plein d'une nouvelle espérance, j'écoute de toute mon ouïe et avec une vive impatience. Si on allait me relever, si on allait me sauver du naufrage, quelle joie serait la mienne !
Ils sont maintenant près de moi ; c'est une escouade de la troisième compagnie du Quinze-Deux, commandée par le caporal Aubry, une partie de la deuxième vague d'attaque, c'est-à-dire des hommes armés de couteaux et de revolvers : des nettoyeurs de tranchées.
Aubry et moi nous nous connaissons un peu. Dès qu'il m'aperçoit il se penche bien gentiment sur moi pour me demander où je suis blessé.
Prenant son paquet de pansement individuel et aidé d'un de ses hommes, il me fait, avec beaucoup de dévouement, un pansement sommaire, puis il me donne à boire au bout de son bidon en me soulevant un peu la tête.
Son regard, qui s'apitoie sur mon sort, décèle une âme droite et généreuse, un cœur d'or. Qu'il m'est doux d'être ainsi secouru ! Brave camarade Aubry ! Je suis si content de son acte de charité que je ne sais comment le remercier ; je voudrais pouvoir l'embrasser tant son geste m'est allé au cœur.
En me prodiguant des paroles d'encouragement et en m'exprimant tout le regret qu'il a de ne pouvoir m'emporter, il me dit au revoir. Je lui signale qu'il doit encore y avoir des Boches dans le fortin ; il me remercie de ce renseignement et, suivi de ses hommes, s'en va plus loin.
Je me retrouve à nouveau seul avec ma fièvre, avec ma souffrance, avec mes pensées.
Je ne tarde cependant pas à reprendre courage, car, viennent dans ma direction deux brancardiers du régiment. Ceux-ci, bien que courant aussi, ne me paraissent pas affolés comme les deux premiers que j'ai vus ; peut-être me relèveront-ils ? Je les appelle ; sans s'arrêter ils me demandent à quelle compagnie j'appartiens. Première, leur réponds-je et je les supplie de me relever. Nous allons revenir dans un instant, me disent-ils. Mais pourquoi donc m'ont-ils posé cette question ?
Je pense tout de même que c'est par simple curiosité, car un blessé, en tombant, ne perd-il pas la nationalité de sa compagnie ? Ne passe-t-il pas d'office dans une compagnie hors numéro : celle des amochés, celle de la souffrance. Je me refuse à croire que ces deux brancardiers peuvent ne pas venir me relever parce que je ne suis pas de leur compagnie. Des minutes passent... ils ne reviennent pas ; les blessés, hélas ! sont plus nombreux que les brancardiers ; ceux-ci ne doivent savoir de quel côté donner de la tête, c'est une dure journée pour eux.
Tout s'acharne, tout se coalise contre moi, j'ai de moins en moins l'espoir d'être relevé... Nouvel espoir cependant, voici encore deux brancardiers, serait-ce enfin le salut ? Comme leurs devanciers, ils sont très pressés.
Emportez-moi ! Ne me laissez pas ! Touchés par ma prière ils me regardent et, tout en continuant leur route en direction du poste de secours de la compagnie, me promettent de revenir. Reviendront-ils ? Je l'espère.
De longues minutes s'écoulent dans une attente impatiente et finalement déçue.
Soudain, de ce fortin sur lequel je suis étendu, surgissent, à ma grande surprise, des Boches qui font « Kamerade ». Ils sont de vingt à vingt-cinq qui, l'un après l'autre, viennent de monter les marches d'escalier que je devais descendre si je n'avais pas été blessé au cours de ma mission. Ces Boches sont ceux contre lesquels je me serais heurté si j'étais arrivé dans le fortin. Quel accueil m'auraient-ils alors réservé ? Ils étaient encore armés à ce moment-là puisqu'ils me tirèrent dessus.
Ils passent tous à côté de moi, à mes pieds. Presque tous portent à la main un petit baluchon contenant sans doute les objets qu'ils veulent emporter en captivité. Qui les a obligés à se rendre ? Je n'en ai pas l'explication ; ne serait-ce pas le caporal Aubry avec ses hommes ? Maintenant qu'ils ne sont plus dans le fortin, je me sens plus tranquille.
Mais la nuit tombe peu à peu et j'attends toujours en vain le brancard qui m'emportera au poste de secours. Après tant de déceptions, puis-je encore oser espérer ? Ne dit-on pas cependant que tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir ?
Oui, sans doute ! Je pourrais encore espérer malgré tout, si deux nouveaux ennemis, deux ennemis terribles, ne venaient se mêler de la partie. Avec la nuit, le froid est venu et des flocons de neige se mettent à tomber. J'ai froid aux pieds. Pour me protéger je n'ai sur moi que ma couverture qui, hélas ! est bien insuffisante. Je frémis à la pensée que demain je serai peut-être recouvert d'un blanc linceul de neige, comme l'étaient, le 27 mars au matin, nos morts du 26 ; que demain je serai sans doute un macchabée, un macchabée anonyme, inconnu..
Les mailles du filet de la mort se resserrent de plus en plus sur moi. Tout espoir m'a maintenant abandonné ; je n'ai plus qu'un désir : fermer au plus tôt les yeux pour ne plus les rouvrir, fermer les yeux pour en finir avec cette vie atroce, cette existence sans nom à laquelle nous a condamnés la guerre.
Adieu ma mère ! Adieu mon père ! Adieu mes frères ! Adieu à vous tous que j'aimais ! Mon cœur se serre en songeant à vos angoisses de demain. Dire adieu à la vie à vingt-deux ans, c'est un dur sacrifice ! Je partirais néanmoins sans trop de regrets si ma disparition ne devait pas plonger le foyer paternel dans la tristesse.
Oh ! que je voudrais avoir à mes côtés un camarade pour lui confier mes dernières pensées, mais je suis seul et nul ne viendra plus vers moi ; dans quelques heures je ne serai plus : le froid et la neige auront achevé l'œuvre de la balle qui m'a frappé.
LE BON SAMARITAIN
Est-ce possible ? Je viens d'entendre une voix que je connais bien, une voix qui me rend tout espoir car c'est celle d'un brave qui, par son dévouement sans bornes et sa modestie, a conquis le cœur et l'estime de tous !
Ce brave, c'est Valence, le caporal infirmier de la première compagnie. Valence qui, au mépris des balles et de la mitraille, a déjà relevé et sauvé tant de blessés. Valence devant le courage duquel nous nous inclinons tous ; Valence dont on ne prononce le nom qu'avec un respect mêlé d'admiration et à qui la Médaille militaire fut décernée à Altenbach, après les attaques de mars, pour sa brillante conduite de caporal infirmier.
Valence, c'est l'étoile qui brille au ciel après les heures d'orage, le phare qui éclaire dans la nuit, la voix qui console et soulage. Valence, c'est le « Bon Samaritain ».
Il ne me laissera pas, j'en suis certain ; son passé est là qui en répond. À tâtons il cherche des blessés ; la nuit est noire, les obus tombent, le terrain est bouleversé, les tranchées éboulées, nul obstacle ne l'arrête… Ce qu'il fait en ce moment, il le fait à chaque attaque. Soulager ses camarades, leur porter secours, c'est là son œuvre de tous les jours, le but de sa vie ; c'est là son idéal !
Valence !
- Qui est-ce qui m'appelle ? C'est vous Chapatte ?
- Oui, c'est moi !
- Vous êtes blessé, bien blessé, vous ne pouvez pas vous relever ?
- Je suis blessé grièvement et je n'ai plus de forces.
- Eh bien ! attendez cinq minutes, je vais chercher un brancard et un homme pour m'aider ; ne vous tourmentez pas.
- Merci Valence ! Je suis content que vous soyez venu, je vous attends !
Il part, mais je suis sans crainte : il reviendra, Valence étant homme de parole et esclave du devoir. Il viendra m'arracher à l'étreinte de la Mort.
Il revient bientôt, accompagné de deux brancardiers : il n'a certainement pas mis plus de cinq minutes.
Tous trois, avec bien des précautions pour ne pas me faire mal, me mettent sur le brancard puis m'emportent. Après une marche très pénible en raison des obstacles de toutes sortes et de l'obscurité, nous arrivons aux abords du poste de secours de la première compagnie ; de nombreux blessés couchés sur des brancards sont là dehors, attendant leur tour d'être pansés.
Au bout d'une demi-heure d'attente pendant laquelle le brave Valence est reparti à la recherche d'autres blessés, on m’annonce que devant l’impossibilité de s’occuper de moi, on va m’emporter au poste de secours central.
Il y a une telle affluence de blessés que les brancardiers sont complètement débordés ; aussi se font-ils aider par des Boches faits prisonniers dans l'après-midi ; ce sont deux de ceux-ci qui m'emporteront sous la direction d'un brancardier. Nous n'avançons que très lentement, rencontrant à chaque instant des corvées et des troupes de renfort qui nous obligent à sortir du boyau que nous suivons, celui-ci n'étant pas assez large. Cette nuit, une très grande animation règne au Vieil-Armand.
Sortir d'un boyau encombré un brancard sur lequel un blessé est couché n'est pas chose facile, mes brancardiers l'apprennent à leurs dépens. Toutes ces rencontres se traduisent pour moi par des secousses qui me font souffrir. Qu'il me tarde d'arriver, je n'en puis plus !
L'un des deux Fritz est légèrement blessé à une jambe, blessure qui l'oblige à se reposer de temps en temps.
Nous croisons un groupe d'officiers boches prisonniers ; ils s'entretiennent, en passant, avec mes deux brancardiers improvisés, leur posent des questions.
Nous arrivons enfin au poste de secours central où l'on peut me recevoir ; il est passé minuit. Le pansement qui m'a été fait par le caporal Aubry étant collé aux chairs, le major, en me l'enlevant pour m'en refaire un autre, m'arrache des cris de douleur.
Ce sont deux brancardiers du régiment qui me remettent sur le brancard et m'emportent dans un autre poste de secours d'où je serai dirigé sur l'hôpital. Ce poste de secours est rempli de grands blessés qui conserveront de la guerre des stigmates ineffaçables.
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