Lettres de François Boucher à sa maman Marthe Boucher du 11 août au 23 décembre 1914, lettres de Paul Boucher après la mort de son frère et journal de Marthe Boucher à propos de son fils
Document transmis par Renaud Seynave, son petit-neveu - 23/10/2018
François Boucher
11 mai 1888 Gérardmer- 2 janvier 1915 Steinbach
Nous avions dans une enveloppe les dernières lettres de François Boucher à sa Maman. J’en ai pris connaissance le mois dernier à ma grande surprise. Je vous les transmets dans leur intégralité. J’ai rajouté deux lettres de son frère Paul Boucher à son épouse écrites juste après la mort de François et des passages du journal de Marthe Boucher. (Renaud Seynave)
1914 08 11 François Boucher à Marthe Boucher
Dimanche 11 août 1914
Chère Mutterle
Les visites du Père sont si rapides et il y a toujours tant de distributions à faire qu’il m’est impossible de t’écrire pendant qu’il est là.
Nous venons de nous régaler avec tous tes envois qui nous fait tant songer à la table familiale et aux estimables productions de la douairière. Rien ne change ici sauf que les maisons où nous pouvions nous abriter une nuit sur 4 à Charémont se démolissent et brûlent les unes après les autres. Si le temps reste à peu près beau, cela pourra encore aller. Soigne bien ton dos puisque tu peux rester à l’abri et t’assoir dans ton cher fauteuil. La mort du pauvre Gégène m’a fait de la peine, on l’avait déjà annoncée mais je croyais que c’était un canard. La conduite de l’oncle Paul devient terriblement inquiétante.
Je remets cette lettre au vaguemestre, j’espère que tu les reçois tout de même mais cela va moins vite.
Enfin, maintenant que ces repos sont à peu près régulièrement organisés, cela permet au Père de ne plus nous manquer.
Soigne bien mes chers meubles et tout mon fourbi, je trouve que j’y pense souvent ainsi qu’à mon harmoniflûte au cours de ces journées si longues où l’on ne peut rien faire pour s’occuper dans les tranchées, c’est presque cela qui est le plus pénible pour moi et c’est pour cela que tes journaux sont accueillis avec joie. Au revoir ma chère Mutterle, je te bique et arrose ton dos de mes larmes.
François
1914 08 25 Lettre François Boucher à Marthe Boucher
25 août 1914
Chère Maman,
Nous sommes toujours à Wintzenheim et cette nuit nous avons enfin couché dans une grange, ce qui est un luxe très appréciable après tant de nuits à la belle étoile. Voilà plusieurs jours que je n’ai vu le Père. Sa visite serait bienvenue car j’ai grand besoin de changer de linge. Je manque également de papier Q et ma montre est encore cassée ce qui est très gênant. Mes lanternes électriques sont également cassées toutes deux. A part cela, je vais fort bien, les gens nous reçoivent à bras ouverts et nous avons été fort tranquilles hier, les canons de Horbourg s’étant tus. J’ai pu diner avec Paul à l’hôtel et cela m’a fait plaisir de m’asseoir à une vraie table sur une vraie chaise. Tu ne m’avais pas dit que tu avais reçu ma lettre.
C’est par ta lettre du 15 août qui m’est arrivée hier que je l’ai appris. J’espère que tout va bien à Gérardmer et je t’embrasse bien fort ainsi que toute la famille.
François
1914 08 29 François Boucher à Marthe Boucher
Samedi 29 août
Chère Maman,
Nous allons toujours bien, rassure-toi. Nous sommes actuellement à Soultzbach, ce qui me fait penser à Tante Calame.
Hier, nous avons quitté Wesserling après une pétarade assez violente mais sans la moindre écorchure.
J’espère que vous n’avez pas quitté Gérardmer, ce que les événements ne semblent plus justifier. Il se pourrait que nous nous en rapprochions, cela semble même probable mais pour le moment nous ne savons encore rien. Il parait que les nouvelles sont meilleures.
Papa doit être au courant. J’espère qu’il pourra encore venir.
Je t’embrasse bien fort. Paul va bien mais je ne l’ai pas vu depuis deux jours.
François
1914 09 04 Lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Chère Maman
Tu avais bien fait de venir nous voir hier. Il ne faut jamais remettre quand on peut. Cela m’a fait bien de la peine de partir ce matin sans vous avoir revus. Nous sommes maintenant au-dessus de Soultzeren, toujours sans bouffer et à la musique du canon qui vraiment exagère. Je vais fort bien, Paul aussi. Je pense car on me dit que la 1re Cie n’a pas eu de mal aujourd’hui. J’ai seulement un petit lumbago qui me pince un peu. J’espère que le Père se calmera et viendra nous voir. Il nous fera grand plaisir qu’il consente à rester un peu avec nous et pour nous causer.
Je t’embrasse bien fort.
François
1914 10 01 lettre de François Boucher à sa maman Marthe Boucher
Chère Mutterle,
J’ai été bien tourmenté d’entendre recommencer le bombardement au moment où vous arriviez en bas et d’apprendre qu’il n’y avait plus de train. Enfin, j’espère que vous avez quitté Saint-Dié coûte que coûte mais je serai bien content d’avoir une lettre.
Nous sommes remontés au Spitzenberg qui est bien plus calme.
La 1re Cie est avec nous et je peux causer à Paul qui avait été très dérangé mais va mieux.
Nous sommes toujours sans nouvelles. Si le Père peut venir dimanche, des journaux nous feraient bien plaisir. Il fait froid la nuit mais heureusement nos abris ne sont pas trop mal construits. Je te bise à la hâte car le vaguemestre s’en va.
François
1914 10 04 François Boucher à Marthe Boucher
Le Pair
Chère Mutterle,
Nous avions espéré jusqu’au dernier moment nous reposer à St Dié mais au moment de partir, il est venu un ordre nous envoyant au Pair et Grandrupt. Là, j’ai eu le plaisir de trouver Papa dont les provisions ont été bienvenues. Il nous a dit pour nous rassurer que nous serions encore ici à Pâques. Malheureusement, il avait égaré ses journaux et je suis toujours sans lecture, n’ayant pas reçu ton article. Il parait que le jour où tu couchais dans le foin, il était aussi à St Dié à l’évêché. J’ai été bien content.
Je suis content d’avoir des nouvelles de Georges, voilà Tante rassurée. Quant à Georgi, il a vraiment de la veine. Espérons que cela va durer. Le docteur Suchaux est revenu fort peiné de la mort de son beau-frère Gaston qui laisse 2 gosses.
Je t’embrasse bien fort ma chère Mutterle, ne te fais pas trop de bile et écris-moi souvent.
François
1914 10 25, Vendredi, Lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Maman,
J’ai une bien grosse déception, nous venions à peine d’arriver à Nayemont où nous devions nous reposer un peu et j’avais fait télégraphier de St Dié pour demander à Papa de venir lorsqu’on nous a fait retourner au petit Charémont près du Spitzenberg de triste mémoire. J’espère cependant que demain à midi, nous reviendrons ici. J’aurais besoin de linge. L’ordonnance de Paul a laissé le paquet à Neuvillers-sur-Fave, il faudrait bien tâcher de le reprendre. Il l’a laissé au bistrot de l’endroit. J’ai perdu tout espoir de revenir à St Dié, notre pauvre régiment ne sera, je le crains bien, jamais relevé. Il est pourtant bien abimé. On vient de nous envoyer de vieux territoriaux qui viennent de Nice pour boucler un peu les vides. Je me demande ce que nous allons faire avec ces pauvres gens. Nous sommes bien découragés et le régiment aurait bien besoin de repos après les journées qu’il vient de subir. Si le Père voit des légumes, qu’il ne manque pas de le dire !
J’ai rêvé tout le temps de la pauvre cathédrale de Reims. Je pense bien à toi tout le temps je t’assure. Le capitaine Vincens aurait voulu voir Papa pour lui remettre la montre du commandant Rousseau. Enfin j’espère toujours que nous nous reverrons sans tarder et je t’embrasse bien fort.
François
1914 10 28 Lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Maman,
Il y a longtemps que je n’ai reçu de lettres. J’espère qu’elles ne s’égarent pas en route, cela fait toujours plaisir de savoir les nouvelles même entre les visites du Père. Nous allons aujourd’hui au repos à Vanifosse et Paul est au Pair. J’irai déjeuner avec lui demain. J’ai été bien déçu de ne pas te voir venir à Dijon. J’avais tout à fait compté sur ta visite car il n’y a guère que là que nous puissions nous voir.
Je crains bien que le mauvais temps ne soit venu définitivement. Nous n’aurons pas été encore mouillés sérieusement mais cela pourrait bien venir. Les vieilles revues bleues ont été vite dévorées. C’est toujours la lecture qui manque le plus car avec cette occupation, on ne songe plus à ses maux. A part cela, rien de neuf. On nous fait des baraques mais les matériaux manquent et j’ai bien peur qu’il n’y pleuve.
Là-dessus, j’arrête car voici la relève et la pluie qui m’empêche de continuer.
Je te bique,
François
1914 11 04 Mercredi, lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Maman,
Je n’avais pas encore pu trouver le temps de t’écrire car nous avons avancé et jusqu’à présent nous étions si près des boches qu’on ne pouvait songer à autre chose qu’à se faire des abris. Nous n’avions encore jamais été aussi près, les fils de fer de leurs tranchées touchaient ceux des nôtres. Tu vois si c’est régalant. J’ai bien reçu tes lettres mais j’ai perdu mon crayon, ce qui est bien ennuyeux. La compagnie de Paul a bien trinqué mais heureusement pas sa section. Tâche de venir nous voir au repos, nous y serons après-demain. Il n’a pas été question d’aller à la messe pendant ces deux jours de fête pour nous rappeler nos derniers jours. Nous étions au milieu d’un vrai charnier composé de cadavres datant de 5 semaines et qui étaient restés entre les lignes dans les bois. Il a fallu les enterrer bien vite.
Voilà la soupe, je t’embrasse bien fort et à bientôt, j’espère.
François
1914 11 07 Samedi, lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Mutterle,
Nous voici enfin après tant d’émotions diverses et de nuits à la belle étoile. J’ai encore eu une déception de ne pas te voir arriver avec le Père. Ce n’est pas encore la prochaine fois que tu pourras venir car nous serons en repos à la Chapelle Ste Claire tandis que cette fois ci nous sommes au Pair où tu aurais fort bien pu venir.
J’ai été content de voir le Père qui ne m’avait guère laisser espérer sa visite. Tu me parles sans cesse de l’abbé T. On ne l’a encore jamais vu à nos emplacements de repos. Il me semble pourtant qu’il pourrait tâcher d’y venir dire la messe, cela ferait plaisir de temps en temps.
Il est fortement question d’envoyer le régiment en repos pour 15 jours au moins. Ce serait bien mérité mais je n’ose encore y croire et je crains toujours d’aller dans le nord. Le repos serait parait-il à Brouvelieures ou environs.
Nous en aurions bien besoin et je pense qu’on pourrait se voir souvent. Comme je n’étais pas prévenu de la venue du Père, je suis obligé de donner ce mot au vaguemestre et je ne sais quand tu la recevras. Je n’ai plus d’enveloppes et de papier. J’aime mieux t’écrire des lettres pour pouvoir dire ce que je veux. Je ne crois pas que les cartes aillent beaucoup plus vite. C’est du reste bien facile d’essayer et je vais t’en envoyer une en même temps. Ce que tu dis de Georges est fort triste et la pauvre tante doit être dans de beaux états. J’ai répondu à Vallery (Note de Renaud Seynave : neveu de Vallery-Radot, gendre de Louis Pasteur, ancien élève de l’Ecole des chartes avec François)
Dis bien des choses à Lucette et à Suze et reçois mes meilleurs baisers.
François
Insiste pour que le Père t’emmène une des prochaines fois.
(Note de Renaud Seynave : Lucette est la femme de son frère André, Suze diminutif de Suzanne, femme de son frère Paul)
1914 11 07 Carte postale de François Boucher à Marthe Boucher
Note de Renaud Seynave : François comme il l’a écrit dans sa lettre du 7 novembre envoie une carte pour voir le moyen le plus rapide par la poste.
Samedi 7 novembre
Ma chère Maman,
Nous avons eu nos 8 heures de repos qui n’étaient pas trop après les fatigues des jours derniers. J’ai été content de voir Papa mais je pensais qu’il t’amenait. Dans le prochain paquet, joins un crayon et quelques enveloppes avec du papier à lettre.
Bons baisers
François
1914 11 11 Vendredi, lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Mutterle,
Nous avons eu en effet à subir un orage épouvantable comme je n’en n’avais jamais vu. Tu as peut-être appris qu’à la première compagnie, tout près de nous, il y en a eu 3 tués et 11 blessés par la foudre. Paul a encore eu du mal d’aller les ramasser sous la pluie torrentielle. Heureusement que nous avions les couvre-pieds, en les mettant sur nous et en restant bien immobiles, nous n’avons pas été trop mouillés sauf les jambes. Depuis hier soir, nous sommes descendus à Soultzeren où nous sommes du moins à l’abri. Du reste, voilà le soleil, je suis content de savoir l’oncle Paul à l’abri. Tâche d’avoir des nouvelles des Vallery, s’il est encore possible d’écrire à Paris.
Mon pot de « Liebig » m’a rendu service, il diminue. Si l’on trouve encore des paquets de potage « Maggi » ou du bouillon « Kub », ils seraient les bienvenus car cela permet de faire rapidement quelque chose de chaud.
Raconte-moi les bons mots d’Annette. Paul est content quand je les lui dis.
J’espère qu’on ne va pas imaginer de nous faire avancer sur Munster ce qui serait parfaitement stupide et qu’on va nous laisser un peu nous reposer.
Je t’embrasse bien fort.
François
1914 11 13 Vendredi, lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Maman,
Je t’écris de mot à tout hasard, n’osant espérer que le Père soit revenu. Pourtant sa visite nous est bien nécessaire car maintenant voilà le froid et la mouillasse. Nous sommes au repos à la chapelle Sainte Claire. C’est-à-dire que nous sommes comme en première ligne. Hier, j’avais présidé au nettoyage de la chapelle espérant que l’abbé viendrait nous dire une messe. Je l’avais même fait prévenir et voilà qu’il me fait répondre qu’il viendra dimanche. Cela me fait une belle jambe car nous serons dans les tranchées, il ne parait pas du tout se douter de la vie que nous menons ici car il bouge pas de Nayemont où il siège avec l’état-major et c’est peut-être l’endroit où il y a le moins besoin de lui.
Chaque fois qu’il y a un tué, on le fourre dans un trou sur place et on ne se donne même pas la peine de faire l’ombre d’une cérémonie. Quand il est possible de les ramener en arrière, je trouve que sa place serait là et qu’il devrait être prévenu chaque fois. Enfin, en voilà assez sur le sujet. Je voudrais bien qu’on aille au repos dans un endroit convenable et où tu puisses venir nous voir.
D’après tes lettres, je vois que tu ne reçois pas mes lettres. Je fais pourtant le possible. Les tiennes me parviennent régulièrement mais je les trouve bien rares depuis que les petits sont là, soit dit sans aucune jalousie.
Nos nuits sont moins tranquilles depuis quelques temps les Allemands nous réveillent avec mille pétarades qui ne font pas grand mal du reste.
Nous avons depuis quelques jours le capitaine Colardelle pour chef de bataillon temporaire mais ce n’est pas définitif.
Je t’embrasse bien fort car voici une occasion de faire partir ma lettre.
A bientôt
François
1914 11 16 Lundi, Carte de François Boucher à Marthe Boucher
Chère Maman
Nous serons après-demain au repos à Nayemont. Envoie les gants et du linge de rechange.
François
1914 12 06 Lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Ma chère Maman,
Quelle triste St Nicolas, nous sommes au repos à La Chapelle après avoir été arrosés toute la nuit dans les tranchées et nous n’avons même d’endroit pour nous asseoir car cet emplacement est maintenant transformé en un lac de crotte et toutes les baraques ont été chipées par les officiers du 3e bataillon qui craignent les obus dans les maisons de Charémont. Cela n’a d’ailleurs pas empêché 5 grosses marmites de nous tomber devant le nez ce matin.
Nous ne savons pas où nous coucherons ce soir et nous préférerions de beaucoup les tranchées car ici toutes les maisons sont percées à jour, ont des toits comme des écumoires et encore on n’y peut aller à la nuit close et il en faut débarquer au petit jour. Le grand repos qu’on nous avait positivement promis semble remis aux calendes. Tout le monde est bien découragé. Notre colonel semble avoir une forte démangeaison pour son galon et tout le monde a grande peur qu’il nous fasse avancer, ce qui serait stupide car nous sommes très réduits comme nombre. On nous a retiré les plus vieux des territoriaux et naturellement c’étaient les meilleurs, j’avais déjà parmi eux de vrais amis et cela m’a fait de la peine. Le réchaud marche très bien mais s’use rapidement. J’ai vu ce matin Baudry et je l’ai remercié. Pourvu que tout cela finisse, jamais je n’avais été dégouté à ce point car plus nous allons, plus je vois l’incapacité de nos chefs et la manière idiote dont les ordres sont donnés et appliqués.
Je t’embrasse bien fort.
François
1914 12 23 à 8h1/2. Lettre de François Boucher à Marthe Boucher
Chère Maman
Nous partons tout à l’heure pour Wesserling d’après ce qu’on m’a dit. Une partie du régiment sera à Fellering. On dit que nous serons encore en réserve mais pour combien de temps ? Mystère, tout cela ne sent guère bon, il est dit que nous ne serons jamais tranquilles. Il faisait si bon ici ! Nous avions déjà organisé des répétitions pour la messe de minuit.
Qui sait où nous serons pour Noël, si seulement on pouvait nous laisser encore tranquilles jusque-là. Tâche de venir nous voir. Je ne sais comment sont les cols mais il y a du monde pour les déblayer. Persuade Papa qu’il rentre le plus tôt possible et surtout qu’il n’aille pas à Londres.
Je t’embrasse bien fort, bien des choses à Lucette et à bientôt je pense.
François
___________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Lettres de Paul Boucher à son épouse Suzanne à la mort de François
François et Paul Boucher en août 1914 (3e et 4e à partir de la gauche)
4 janvier 1915 à Steinbach
Ma chère femme,
Une seconde de répit pour t’écrire.
Depuis le 25, nous menons une vie terrible, dans la boue jusqu’au cou et nous combattons.
Je m’en suis encore bien tiré, ce n’est pas comme la pauvre François qui hélas a été tué avant-hier, raide d’une balle au front.
Le combat m’a empêché de faire quoi que ce soit pour lui mais heureusement j’ai pu le faire descendre à Thann où grâce à la famille Scheurer, les parents ont dû être prévenus.
Hier, j’ai combattu comme jamais, nous avons chargé à la baïonnette et pris deux tranchées et le village de Steinbach. La nuit, les Allemands nous ont réattaqués, c’était terrible, notre compagnie a perdu depuis le 25 plus de 100 hommes dont Spiess (Lieutenant).
Je prie Dieu et prie-le pour moi. Je t’embrasse et pense bien à toi.
Paul Boucher
7 janvier 1915 à Steinbach
Chère Suzanne,
Un court instant de répit me permet de te donner de mes nouvelles. Depuis le 25 décembre, je vis la vie la plus dure qu’on puisse imaginer. Si j’en reviens, ce que j’espère bien, je m’en souviendrai longtemps.
De Ventron, nous sommes partis à Fellering où nous pensions rester au moins pour Noël. Le pauvre François avait déjà organisé une messe en musique avec quelques camarades et nous un petit réveillon avec tous les officiers de 1er bataillon réunis pour une fois.
Nous avions commencé le réveillon gaiement quant à 11h du soir, le commandant a été prévenu que nous partirions à 3h du matin. Vite, nous avons laissé notre réveillon pour dormir 2 ou 3 heures et, effectivement, nous sommes partis pour Thann puis tout de suite dans les montagnes au-dessus du petit village de Steinbach. On y découvre un panorama admirable. On y voit le soir les lumières de Mulhouse. Si on avait le loisir de regarder. Depuis lors aussitôt arrivés, nous avons reçu obus et balles, fait des tranchées. La pluie est forte, le sol est boueux en diable, trempé, la nuit, nos habits ont gelé sur nous. Voilà un obus qui attrape le capitaine Spiess et le tue net blessant le fourrier. Le lieutenant Jenoudet vient le remplacer.
Le même jour, c’est le tour du capitaine Vincens. On attaque le village de Steinbach. Le lieutenant David y est tué, Duplessis blessé.
Pendant ce temps, ni lettres, ni rien de chaud, alerte toutes les nuits, froid. J’ai 15 soldats qui ont les pieds gelés.
Nous étions voisins souvent avec François et nous profitions de petits moments d’accalmie pour nous raconter nos misères en riant.
Le 2 janvier, nous encerclons le village de Steinbach dans des tranchées vis-à-vis des maisons du village. François était dans une tranchée à 50 mètres de l’endroit où je me trouvais. Il a voulu venir me dire bonjour, en passant dans un boyau, simple couloir de 1.20 m de profondeur creusé dans la terre, un Allemand bon tireur lui a tiré dessus depuis une fenêtre d’une maison et l’a tué raide. Il était tombé de tout son long dans le boyau, face contre terre, il a dû être tué sur le coup. Vers 11 h, un homme passant à son tour dans le boyau est venu dire qu’il y avait un cadavre dedans, on a vite su que c’était François mais on n’osait pas me le dire. C’est le lieutenant Bauer qui m’a prévenu vers midi. J’ai envoyé Valence et Bourquin qui très dévoués se sont rendus à quatre pattes dans le boyau pour voir s’il était bien mort et j’ai attendu la nuit, bien triste, pour aller avec des brancardiers le retirer. J’avais demandé l’autorisation de le faire descendre à Thann et d’y aller moi-même. On me le refusa car il devait y avoir une attaque le lendemain du village. Jacquemont m’a envoyé un mot de condoléances me disant que je le fasse enterrer aussitôt, mais j’ai fait mieux, j’ai fait partir le pauvre François par des brancardiers jusqu’au premier poste d’ambulance avec une lettre pour le major pour le prier de faire descendre le corps à Thann. En même temps, j’envoyai un homme à Thann avec un mot pour M. Scheurer père d’un sous-lieutenant de réserve du régiment et que papa connait. C’est ce dernier qui a tout fait pour prévenir les pauvres parents.
Le lendemain d‘une si rude épreuve, il a fallu attaquer le village, cela a bien marché, après un bombardement effrayant qui a mis tout en feu, nous y sommes entrés à la baïonnette faisant de nombreux prisonniers et de nombreux tués ou blessés. C’est la vraie guerre. Je serai content d’avoir vu cela si j’en reviens.
Je devrais avoir aussi une citation, je voudrais maintenant sortir de la fournaise et Papa est bien décidé à s’y employer maintenant, ayant payé un lourd tribut avec la mort de François.
Je n’avais pas vu la guerre, mais maintenant je l’ai vue aussi terrible qu’il soit possible. Je remercie Dieu de m’en être sorti à peu près indemne. Mon moral après avoir été ébranlé est maintenant très bon. Je désire seulement te raconter cela de vive voix.
Je t’embrasse comme je t’aime et tous les nôtres.
Paul Boucher
Extraits du journal de Marthe Boucher
Marthe Boucher en 1915 à St Amé avec son petit-fils Jean Boucher peu après la mort de François
Samedi 2 janvier 1915
« Triste date entre toutes ! Mon François bien-aimé est tué d’une balle à la tête dans la tranchée devant Steinbach vers 10h du matin. C’est l’après-midi vers 3h qu’un officier vient m’annoncer cette affreuse nouvelle me disant seulement qu’il est gravement blessé. Le soir, Lucette qui est ici avec ses enfants depuis le 26 octobre m’apprend la vérité. Mon mari parti la veille à Thann pour voir ses fils rentre vers 2 heures du matin ramenant sur l’auto le cercueil de mon pauvre enfant. C’est donc ainsi qu’il rentre dans la maison où il est né et qu’il a quittée le 2 août à jamais !! »
Jeudi 7 janvier 1915
« Par un temps affreux, nous conduisons au cimetière notre cher François et je ne peux le croire. Il repose dans le caveau Durand-Leroy jusqu’au moment où nous aurons pu faire le nôtre. Lucie Boucher, Marie Geny née Boucher et Marie Cuny sont les seules de notre famille. Nos trois belles-filles sont avec nous. Marguerite est venue aussitôt de Thiéfosse, reste avec nous et restera longtemps, j’espère. Monsieur Vautrin a pu amener Suzanne en auto. Mr et Mme Velin ne peuvent arriver qu’à 2h ».
Pour qui sera maintenant ce cahier destiné à François, le bibliothécaire et l’amateur de souvenirs ? Je ne sais pas si je continuerai ! À quoi bon à présent. Ce que je redoutais le plus est arrivé ! Dieu l’a voulu. J’accepte ma croix espérant que mon enfant chéri est heureux et délivré des souffrances en ce monde et dans l’autre. Que nos autres fils soient épargnés et notre part faite !
11 avril 1915
« L’an dernier à pareille date, nous arrivions à Florence en Italie. Que ces souvenirs me sont à la fois doux et cruels ! Jamais je n’ai autant senti le vide affreux qui est fait dans ma vie et combien François y tenait de place. Sans lui, tout m’est à charge. Je revis et vais revivre heure par heure ce voyage fait avec lui, guide si érudit et si agréable. Je nous vois arrivant à Assise en voiture et lorsqu’il me dit tout à coup « regarde, voilà le grand couvent d’Assise ». Et dans le train qui nous emportait à Rome le lendemain, me prenant par le bras, il m’a fait passer de l’autre côté du wagon pour me dire « on va bientôt apercevoir le dôme de St Pierre, regarde bien ». Oh, mon enfant chéri, comment vivre sans lui ! Et quoi faire plus tard de tous ces objets, ces meubles qu’il soignait et aimait tant. Précieuses reliques, à qui vous confierais-je après moi ? »
11 mai 1915
« François aurait aujourd’hui 27 ans ! Le lendemain de sa naissance, ma tante est venue me voir et m’a dit : « Je crois que cet enfant sera ta consolation ». Oui, pendant 26 ans, il a fait ma joie et m’a donné bien peu de soucis sauf une grave maladie qui a failli l’enlever en 1896. Il était si gentil, toujours avec moi, toujours occupé à la maison. Et maintenant j’étais fière de son savoir, de son adresse en tout. J’apprenais bien des choses avec lui. Et le voilà parti en pleine force, en pleine jeunesse. Ses beaux yeux bordés de longs cils ne me regarderont plus. Je ne l’entendrai plus jamais m’appeler. Mon cœur se fend à cette pensée. Comment supporter cette épreuve ? J’espère qu’il me voit de là-haut et qu’il sait combien je pense à lui tout le temps. Qu’il protège ses frères et obtienne que nous nous retrouvions tous au ciel. Ma vie ne sera plus longue et je le retrouverai bientôt ».
7 mai 1915, lettre de Marthe Boucher à sa nièce Mimi Cuny
… Enfin, ce vieil Armand nous coûte cher. De nos côtés, on avance…lentement. Il y a beaucoup de troupes, de gros canons montés là-haut. Tout le monde à Paris a bon espoir mais quand la fin viendra-t-elle ? Que de tristesses pour nous tous amenées par cette affreuse guerre.
Pour moi, je sens de plus en plus les vides autour de moi. Je désirais revoir à Paris les affaires de François mais cela m’a été cruel. Et combien j’ai pleuré dans cette chambre où il a tout laissé et rangé en juillet. Ses outils, son établi, son harmonium fermé sont là et lui n’y viendra plus. Tout l’attend et l’attendra toujours. Que c’est cruel de penser cela ! Je le revoyais là à son bureau, lisant, étudiant ou à son harmonium, à son établi. Que de bons moments nous avons passés ensemble dans cette chambre.
Tout est fini et je ne puis le croire encore. Par moment, mon courage s’en va. Le souci de Paul m’empêche encore de trop penser à autre chose.
Que mon François le protège et ses frères aînés.
Pense à lui et à moi le 11, il aurait 27 ans ce jour-là.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 392 autres membres