Journal de la Grande Guerre de quelques ancêtres des familles Farret, Cambon et Broquisse - 15 - Octobre 1915
Olivier Farret – 15-02-2017
En cet automne 2015, l’Arrière attend fébrilement des nouvelles de la grande bataille [de Champagne] qui doit libérer le pays. La presse hésite à embrasser le ton de l’optimisme : « L’heure sonne où nous allons être récompensés de la longue patience de Joffre » (L’Action) ; « Ne criez pas trop vite victoire à la victoire définitive. Ne croyez pas à la fin prochaine de la guerre. » (Le Progrès de l’Allier) ; « Si ce n’est pas la victoire finale, c’est un pas, un grand pas de fait qui nous rapproche de la victoire finale. » (Le Journal de Mantes) ; « Il ne faut pas exagérer l’importance de nos succès et croire que nous touchons au terme de la guerre. » (Le Bourguignon). [Jean-Yves Le Naour, 1915, Paris, Ed. Perrin, 2013].
Le 6 octobre, le gouvernement du Kaiser publie un Livre blanc sur les « violations du droit des gens par l’Angleterre et la France à la suite de l’emploi de troupes de couleur en Europe. »
Le 9 octobre, est publié un décret déclarant mobilisable tout indigène de l’Empire colonial français, âgé de plus de 18 ans. Sa mise en œuvre sera, selon les territoires, prudente et progressive ou strictement imposée et abusive.
Ce même jour, le poste radiotélégraphique de la tour Eiffel réalise une première liaison directe avec Arlington aux États-Unis, soit près de 5 500 km.
Pour la première fois depuis le début de la guerre, le lait manque à Paris et les commerçants doivent rationner la clientèle.
Le 10 octobre, le ministre de la guerre approuve la circulaire n°4820/DA du G.Q.G. portant sur : Les allocations quotidiennes d’éclairage pour les troupes en campagne.
Parties prenantes |
Du 1er octobre au 31/03 |
Du 1er avril au 30/09 |
Officiers……………………… Troupes………………………
Poste de garde………….. Poste Commandement ou téléphonique etc.……
Écuries, bivouacs de chevaux, convois, parcs
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½ bougie 1 bougie/escouade (15 h) ou 4 gr de bougie/homme 2 bougies par poste
4 bougies par poste
3 gr. de bougie par cheval
1 bougie par groupe de 25 voitures |
¼ de bougie ½ bougie/escouade ou 2gr bougie par homme 1 bougie par poste
2 bougies par poste
1gr ½ de bougie par cheval ½ bougie par groupe de 25 voitures |
Allumettes, 50 par homme et par quinzaine en toute saison. L’unité de bougie considérée est celle de 62 gr 41 (16 au kilo.). Le pétrole peut être substitué à la bougie sur la base de 3 litres de pétrole pour un kg de bougies. Signé C. Viotte.
Les familles n’hésitent pas envoyer des bougies pour éclairer la cagna. Les Poilus fabriquent des bougeoirs avec des douilles d’obus, comme ici avec un culot de douille d’obus du canon de 75 français.
Coll. pers.
Le 29 octobre, le général Joseph Gallieni est nommé Ministre de la guerre.
Sur le front de Champagne, l’état-major du général de Castelnau planifie la reprise de l’offensive, approuvée par Joffre, tous les moyens et les approvisionnements seront prioritaires pour son groupe d’armées.
En ce début du mois d’octobre, le 150e de Paul Farret, comme la plupart des régiments, est confronté à une violente contre-attaque allemande. La résistance est parfois difficile obligeant à se replier. Le 4 octobre, le 150e est relevé et se porte au bivouac de l’Ecole normale de tir.
Le Capitaine Paul Farret, 32 ans, est distingué pour sa bravoure dès le premier jour de l’offensive ; il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur avec l’attribution de la Croix de guerre.
« Monsieur Farret Paul Auguste, Capitaine commandant la compagnie de mitrailleuses du 150e régiment d’infanterie a été nommé dans l’ordre de la Légion d’honneur au grade de chevalier :
Officier énergique et plein de bravoure. Le 25 septembre 1915, accompagnait une vague avec compagnie de mitrailleuses, à l’assaut des tranchées allemandes. Cette vague ayant été prise de flanc par une mitrailleuse qui l’arrêtait, est resté six heures sous son feu dans le réseau de fil de fer, se creusant un abri et y mettant en batterie ; a ramené dans la nuit tout son matériel, malgré les pertes subies. »
La présente nomination comporte l’attribution de la Croix de guerre avec palme. Signé Joffre. »
Cette distinction a valu à notre grand-père d’être inscrit sur le Tableau d’honneur du journal L’Illustration N° 3855 du 20 janvier 1917, planche 341 avec photo et citation.
Collection O. Farret
Le 5 octobre, le 150e de concert avec le 161e repart en première ligne face aux positions allemandes dominant la vallée de la Py. Le 6 octobre, un dernier coup de boutoir est entrepris sur la seconde ligne allemande où les poilus ont été arrêtés quelques jours plus tôt. La préparation d’artillerie, commencée le 4, n’a pas donné de bons résultats : moins dense, avec des réglages approximatifs compte tenu du mauvais temps qui pénalise les observations aériennes ; les réseaux de fils de fer ne sont pas détruits, et l’assaut, ordonné à l’aube, commence dans la brume épaisse et dans la boue. (J.Y. Le Naour)
Paul participe à la troisième vague d’assaut de son régiment : L’ardeur des hommes semble inaltérable malgré des pertes sensibles dès les premières minutes de l’attaque. Le capitaine Jacquinot (3e compagnie) est grièvement blessé ; le lieutenant Romangin, commandant la 8e compagnie, est tué dans les fils de fer allemands comme le lieutenant Houston en sautant dans une tranchée allemande. De nombreux soldats gisent à terre. Notre progression est suspendue. Le 2e bataillon creuse sous le feu, au contact même des défenses de l’ennemi, une tranchée avancée et se maintient sur ce terrain si chèrement conquis, malgré les plus violentes réactions de l’artillerie allemande.
Au soir de la bataille, le chef de bataillon Maignan, commandant le 2e bataillon, meurt après avoir crié « Vive la France ! » dans un dernier souffle. Tombent aussi sous les balles ennemies les sous-lieutenants Witt et Michel. L’attaque est brisée et le bataillon doit se terrer sous le feu de l’ennemi. (JMO 150e RI)
A l’est du front, la butte de Tahure est prise. Ce sera le seul succès de la journée, cependant les contre-attaques allemandes se multiplient sur l’ensemble du front.
Le 7 octobre, Joffre suspend définitivement les opérations. L’arrêt des combats n’est donc pas décrit comme un échec mais comme une pause, et la bataille de Champagne comme un violent coup porté aux forces allemandes. Le lieutenant-colonel Faure-Beaulieu commandant le 150e RI, grièvement blessé le 25 septembre, a été évacué et abandonne de ce fait le commandement du régiment qu’il exerçait depuis la mort du colonel de Cheron, le 10 mai 1915. Il est provisoirement remplacé par le commandant Thomas en attendant que le lieutenant-colonel Rollet devienne le nouveau chef-de-corps le 12 octobre.
Dans une tranchée allemande, Paul Farret a ramassé deux cartes à jouer et un morceau de drapeau de l’Empire allemand, noir blanc et rouge, couleurs nationales issues du drapeau tricolore de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Notre grand-mère a encadré « ce trophée » avec cet intitulé « Cartes à jouer et bout de fanion boche trouvés dans les tranchées allemandes en septembre 1915 ».
Collection O. Farret
Avant de quitter cette région de Champagne, le général Leconte, commandant la 40e DI, tient à honorer les morts. L’ordre général n°109 de la 40e DI exprime le salut ému des frères d’armes qui restent aux frères d’armes morts à l’ennemi :
« Après avoir inscrit sur ses drapeaux une nouvelle page de gloire, la 40e division va prendre quelques jours de repos. Elle laisse plus d’un millier des siens dans ces plaines catalauniques où nos pères, voici 15 siècles, battaient Attila et ses hordes, précurseurs des barbares modernes.
Elle les laisse…mais ne les oublie pas. Ils sont, pour elle, les guides sacrés qui leur montrent la voie à suivre. »
L’échec flagrant de l’offensive de Champagne, même non reconnu par l’État-major remet en cause la stratégie du généralissime avec sa tactique du « grignotage » et des attaques brusquées.
Clemenceau est l’un des rares, dans son éditorial de L’Homme enchaîné, à évoquer les pertes de l’offensive de Champagne, soit 150 000 hommes pour 5 km gagnés sur l’ennemi, 25 000 prisonniers et 150 canons pris à l’ennemi : « Des tâches noires, çà et là, indiquent que la besogne du fossoyeur n’est pas encore achevée. Dans le fossé même, des corps qui s’étreignirent mortellement sont couchés côte à côte. »
Le 173e RI d’André Farret est dans le vaste Bois de Beau-Marais qui s’étend au pied du plateau du Chemin des Dames sur les territoires de Craonne, Craonnelle et Pontavert. Paul Clerfeuille, du 243e RI écrit :
« Nous sommes dans le Bois de Beau-Marais, il est effectivement situé dans un marais. Il y a de l’eau partout, jusque dans nos gourbis en tôle ondulée cimentée. Il nous faut mettre des caillebotis partout. Il y a des canards sauvages qui font leur nid dans les joncs. »
Certes, le secteur est plus calme que le front de Champagne mais les défenses sont désorganisées par les coups de mains ennemis et par le temps exécrable de ce mois d’octobre.
L’automne est pluvieux ; la pluie continuelle inonde les tranchées et les boyaux, fait ébouler les abris, rend pénibles les relèves et le ravitaillement, anéantit parfois en quelques heures le travail de plusieurs semaines. Sur ce sol détrempé, qui se dérobe sous les pieds, dans les boyaux pleins d’une boue liquide, la circulation est extrêmement difficile. Un répit s’impose. Il est employé à organiser et à améliorer définitivement le secteur. En avant des parapets, on multiplie chevaux de frise, fils de fers barbelés, réseaux extensibles… [JMO du 73e RI]
La boue fait partie intégrante de la vie au front ; elle gène le développement des opérations militaires (dernières offensives de Champagne en 1915) et rend plus difficile encore la survie des hommes de première ligne. Elle est tellement présente que Maurice Genevoix, déjà évoqué, intitulera le livre III de Ceux de 14 « La boue » :
« La pluie galope sur un lac d’eaux pâteuses qui se lovent autour de nos jambes, qui nous reprennent, une jambe après l’autre, chaque fois, nous leur échappons. […] Les semelles collent, clappantes à chaque pas. On glisse, les mains en avant, à leur tour collées à la fange, englouties jusqu’aux poignets. On avance en rampant, les coudes dans la boue, les genoux dans la boue. »
Henri Barbusse, du 293e RI, écrit à sa femme : « Quelle vie ! La boue, la terre, la pluie. On en est saturé, teint, pétri. On trouve de la terre partout, dans ses poches, dans son mouchoir, dans ses habits, dans ce qu’on mange. C’est comme une hantise, un cauchemar de terre et de boue, et vous ne sauriez avoir idée de la touche que j’ai ; mon fusil a l’air d’être vaguement sculpté dans la glaise. On part pour le repos à la nuit tombante. […] Quant à mon fusil, j’ai commencé par le nettoyer et le dérouiller au couteau… »
Relevé du secteur de Beau-Marais, le 173e est mis au repos dans la région de Jonchéry. Le 21 octobre, il est transporté en camions pour remplacer dans les tranchées, au sud-est du fort de la Pompelle (à l’est de Reims), le 118e régiment territorial fortement éprouvé. En effet, depuis deux jours, sans discontinuer les Allemands lancent des attaques aux gaz sur la garnison du fort (118e RIT) qui repliée et abritée dans les casernements résiste et sauve la situation au prix de 9 morts, 12 blessés et 291 hommes évacués pour intoxication par les gaz. L’armée territoriale est composée d’hommes âgés de 35 à 41 ans avec une réserve d’hommes âgés de 42 à 47 ans. Loi N° 7452 du 5 août 1914, relative à l’incorporation, en temps de guerre, des hommes de troupes et des officiers.
Jean Broquisse est à Farges-en-Septaine pour parfaire son instruction. Les exercices succèdent aux manœuvres : « Mercredi dans la nuit, nous avons pris Farges d’assaut. Les habitants n’ont pas dû beaucoup dormir jusqu’à minuit au moins car la fusillade crépitait et quand nous avons enlevé la position à la baïonnette, nos hurlements devaient s’entendre à deux lieues à la ronde… » Comme au front, la boue est omniprésente : « Nuit et jour, nous avons la pluie. J’ai les pieds qui boivent comme une pompe aspirante. » C’est un avant-goût de ce qui attend Jean Broquisse.
Il s’inquiète des siens qui vont commencer leur deuxième hiver de guerre : « Et vous mes chères femmes, vous devez naviguer entre le château et le cuvier trop rarement plein de raisins. C’est navrant d’avoir une si petite récolte. Puisse 1916 être une année en tous points meilleure ! […] Au Soulat comme ici, vous commencez à sentir le froid. Vous devez vous blottir les unes contre les autres dans le petit salon. Les vendanges sont finies ; ce doit être pour vous un grand soulagement. Mais quinze barriques même bien vendues sont d’un bien petit rapport. »
Des conférences et des exposés faits par les « gradés » et les officiers sont proposés à la troupe. Jean Broquisse a choisi un travail sur « l’Alsace et la Lorraine » ; il remercie sa sœur de l’envoi de documents dont la revue des Annales. Il vient d’écouter un de ses camarades « qui avait pris pour sujet : « Jusqu’au bout ! » »
Les lettres nous apprennent que Jean Broquisse a eu une brève permission lui permettant de revoir sa famille à la fin du mois d’octobre.
L’entrée en guerre de la Bulgarie au côté de l’Allemagne et la Turquie a entraîné dès la fin septembre le débarquement des Alliés à Salonique pour secourir la Serbie par le sud. La conférence franco-britannique de Calais permet de poser les bases de l’organisation et de la composition du corps expéditionnaire qui va devenir l’armée d’Orient. Le gouvernement allemand proteste contre le débarquement de troupes alliées à Salonique, en territoire neutre. A Constantinople, l’ambassadeur américain proteste contre les massacres des Arméniens.
A Bizerte, les torpilleurs, comme le torpilleur 330 de Pierre Farret, sont en alerte maximale. Face aux attaques des sous-marins allemands qui se multiplient, leur mission prioritaire est la protection des navires de transport.
Le 7 octobre, le navire auxiliaire, « Amiral Hamelin » (cargo mixte de la Compagnie des Chargeurs Réunis), chargé de troupes est torpillé par le U 33 en mer Égée : « Le navire n’avait stoppé qu’après avoir reçu plusieurs projectiles. Transportant des troupes, des canons, des munitions et d’autres matériels de guerre de Marseille vers Salonique, le navire était coulé de deux torpilles lancées « en coup de grâce ». » (Journal de bord du KL Konrad Gansser). Le bâtiment transportait 354 passagers militaires et équipage, 2 000 obus de gros calibre et 15 000 obus de 75 mm et 2 millions de cartouches. La bravoure de l’équipage a permis de sauver la majorité des passagers ; on déplore 61 tués ou disparus et 49 blessés. Les survivants furent recueillis par un navire hôpital anglais.
Les blessés ont été évacués vers l’hôpital de Bizerte. L’écrivain Joseph Fortuné Foussenq, né en 1884 à Pertuis dans le Vaucluse, mobilisé comme médecin auxiliaire, est mort dans le torpillage. En sa qualité d’écrivain mort à la guerre, J. Foussenq a son nom inscrit au Panthéon à Paris. Parmi les plus célèbres, Charles Péguy, Alain-Fournier, Louis Pergaud sont déjà tombés au Champ d’honneur. Le 15 novembre 1927, le Président de la République Gaston Doumergue rendra hommage aux écrivains de la Grande Guerre avec l’inauguration des tables de marbre portant 560 noms d’écrivains tombés pendant le conflit 1914-1918. En 1928 sera inauguré le square des Écrivains Morts pour la France, boulevard Suchet, Paris 16e. Ce square est aménagé sur l’emplacement du Bastion 59 des anciennes fortifications de Paris.
Pour raisons de santé, l’amiral Boué de Lapeyrère, commandant l’armée navale demande au ministre de la Marine à être relevé de son commandement. Le 9 octobre, le vice-amiral Dartige du Fournet est nommé au commandement en chef de l’armée navale ; ordre lui est donné de se rendre immédiatement à Malte.
En cette fin du mois d’octobre, l’échec des armées alliées en Champagne et en Artois et celui des escadres alliées aux Dardanelles troublent l’opinion en France et causent une grave crise de confiance. Pour le théâtre d’opérations de la Méditerranée, les commissions parlementaires, exerçant plus activement leurs fonctions de contrôle, en font retomber la responsabilité sur les ministres de la Guerre et de la Marine.
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