Henry Novel – Lettres à ses parents (1914-1918) - 2- Avril 1917
Henry Novel, 17 ans en 1914, est mobilisé en 1916 à Chambéry puis rejoint le front en 1917. Futur étudiant en médecine il est affecté à des services d’ambulance. Il correspond régulièrement avec ses parents qui habitent Grenoble où son père exerce la profession d’avoué.
Document transmis par Michel Novel, son fils - 19/10/2015
Ce 26 (26/04/1917 ?)
Mes chers Parents,
Je viens enfin de recevoir une lettre de vous. J'espère maintenant que nous recevrons nos lettres à peu près régulièrement ; heureusement, car il n'y a rien de plus embêtant que de rester si longtemps sans nouvelles de personne. Aujourd'hui la journée s'annonce très calme, j'ai peu de blessés, il y a peu d'arrivées et la canonnade semble s'être éloignée du côté de Reims. Je profite donc de mon après-midi de calme pour vous envoyer le volume aussi complet que possible de tous mes faits et gestes depuis ma terrible campagne !! Je confierai ma lettre à un évacué sur l'intérieur, il y a des trains presque tous les jours, ce qui m'évitera les indiscrétions de la censure. Je suis comme je vous l'ai dit à Mont-Notre-Dame[1] un tout petit pays prés de Fismes, Bazoches, etc. Toute la région est remplie de troupes, toute la division de Mangin est là, des chasseurs, des zouaves, des nègres, etc., etc. Sur les routes une succession de trous dans lesquels on entasse des fagots pour amortir les chocs, c'est une file ininterrompue de camions, de tracteurs, de canons, de mitrailleuses, de cavaliers, tout le long des routes les fossés sont pleins de voitures versées, de camions embourbés ou en panne. C'est inimaginable et il faut le voir pour le croire. Sur la ligne de chemin de fer qui passe juste derrière l’hôpital les trains se succèdent également sans arrêt à 25 mètres les uns des autres, ils marchent d'ailleurs à la vitesse d'un homme au pas. Nous avons mis deux heures trois quart pour venir de Fère-en-Tardenois à Mont-Notre-Dame, et il y a 16 kms de distance. A trois kms derrière nous il y a un camp d'aviation que les boches cherchent à atteindre avec leurs grosses pièces. Ils tirent aussi quelquefois sur la gare, à 500 mètres, et sur la voie ferrée. Ils font très peu de dégâts. On a installé il y a cinq à six jours un camp de prisonniers entre la gare et l’hôpital, je crois que c'est un très bon système car depuis ce temps-là on entend siffler leurs obus beaucoup plus sur la droite en direction de Bazoches où ils ont du reste fait sauter un dépôt de munitions la nuit dernière, un feu d'artifice et un vacarme assourdissant ! J’ai assisté à cela car on est très vite levé dans ce pays, on couche tout habillé, enroulé dans des couvertures. Je dors du reste parfaitement maintenant que je suis un peu plus habitué au froid, car il fait diablement froid la nuit dans ce pays. Nous avons maintenant tout le temps qu'il faut pour dormir mais la première semaine a été très dure à ce point de vue ; je suis resté une fois 36 heures sans dormir, à faire des pansements, j'étais du reste transformé en véritable loque à la fin. C'est l'inconvénient de ces hôpitaux, les blessés arrivent par à coup et par centaines, quinze ou vingt équipes de chirurgiens opèrent alors sans arrêt nuit et jour jusqu'à ce qu'ils tombent de fatigue, on garde les blessés 2 ou 3 jours, et après c'est le calme plat, dans lequel je crois bien que nous entrons. C'est absolument effrayant de voir la guerre d'ici surtout à ces moments d'offensives. On n'entend que des gens qui se plaignent, qui hurlent de douleur. Il arrive des tas de boue et de sang, des blessés qui n'ont plus figure humaine. On en voit qui meurent en arrivant, qui meurent sur la table d'opération, qui geignent quelquefois des jours et des nuits avant de mourir. J'en ai eu un qui est resté deux jours dans son lit comme un morceau de bois sans reprendre connaissance, il n'a rien pu dire, n'a rien vu, ne s'est aperçu de rien et est mort le deuxième jour. Dans une salle de 40 malades, qui se renouvellent il est vrai à peu prés constamment, j'ai eu plus de 10 décès la semaine dernière !! Ce qui cause la plus grande mortalité et ce qu'on ne connaît presque pas le moyen de guérir, c'est la gangrène gazeuse, la G.G. comme on l'appelle ici. Les autres fléaux ce sont les grenades, je parle des grenades françaises, nos plus gros blessés sont des accidents de grenade, et n'allez pas croire que ce sont des exceptions il y a au moins 2 dixièmes de nos blessés qui sont des accidents de ce genre et pour la plupart yeux crevés, mains emportées ou autres histoires de ce genre. Tout cela n'est pas gai du tout et je vous assure bien que la guerre vue de ce côté-là ne se comprend plus du tout.
Je ne sais pas si je vous ai dit pour combien de temps et dans quelles conditions nous sommes ici. Nous sommes arrivés avec un papier de la direction indiquant toutes les phases variées, successives et longues de notre instruction à l'intérieur, et spécifiant que nous étions ici pour six mois pour accomplir un dernier stage. Je ne sais pas si ce sera le dernier ni s’il faut l’espérer car nous avons reçu ces jours ci quelques-médecins auxiliaires qui ne nous donnent pas l'envie d'aller les remplacer. Pour l'instant nous sommes très bien traités. Nous avons, comme à l'intérieur, une position vraiment très, presque trop, privilégiée vis-à-vis des autres infirmiers. La moitié d'entre nous a été versée dans les équipes chirurgicales comme anesthésistes et l'autre moitié est employée dans les salles. Je fais partie de cette moitié ; j'ai une salle de 40 lits dans laquelle je m'occupe des pansements, piqûres, etc. Le docteur et le chirurgien passent tous les matins et examinent les cas intéressants. Le docteur est un interne très jeune et très gentil. Le chirurgien est jeune et également très chic. Vous voyez donc que de ce côté-là je n'ai pas à me plaindre. Le plus ennuyeux pour moi au début a été la nourriture, d'abord parce que rien n'était organisé dans l'hôpital, et ensuite parce que souvent on ne savait pas où prendre le temps de manger. Maintenant que tout cela est un peu tassé je me suis arrangé. Je commence par donner un coup d’œil intéressé aux repas des malades de la salle et je vais ensuite achever mon diner au réfectoire du détachement. C'est toujours pâtes ou pois cassés et bœuf mais enfin c'est bien le diable si avec ces quatre moitiés de repas je n'arrive pas à manger à ma faim. Le plus gênant c'est la boisson ; l'eau potable est à 2 kilomètres et dans le pays on ne trouve pas de vin, de loin en loin on peut découvrir quelques petites choses mais il ne faut pas compter là-dessus ; le tout est du reste vendu à des prix exorbitants.
Voilà en somme tout ce que j'ai à vous dire, je pourrais ajouter que la grande offensive[2] me parait assez parfaitement ratée, qu'elle a dû nous coûter très cher et qu'on parle néanmoins de nouvelles attaques pour ces jours-ci mais tout cela n'est que des on-dit et j'espère que cela en restera là. Enfin je vous tiendrai au courant de tout cela en vous écrivant longuement lorsque j'en aurai le temps. En attendant je vous embrasse tous bien affectueusement.
P.S. je voudrais des chaussettes quelconques, une chemise bleue avec col rabattu comme celle que j'ai emportée et une cravate bleue du même genre que celle que Georges avait en tricot, mais en toile, si Maman n'a pas le temps de me la tricoter.
Non daté (28/04/1917 ?)
Mes chers Parents,
C'est ici toujours la même vie. L'H.O.E.[3] ne fonctionne pas encore et ne fonctionnera certainement pas avant la fin du mois au moins. Notre temps se passe en corvées variées auxquelles on se fait un devoir de "couper" dans la mesure du possible. Je continue mes balades avec le patron. Le pays est du reste très joli et très intéressant. Hier nous avons dépassé l'Aisne et nous sommes allés jusqu'à Condé. Les villages de cette région sont complètement démolis. Je regrette de ne pouvoir prendre de photos car il y aurait des clichés merveilleux à faire. De plus ces villages sont de véritables catacombes, il y a un fouillis de boyaux et d'abris souterrains extraordinaire on pourrait facilement s'y promener pendant des heures. J'ai vu hier une maison épatante, il n'en reste que des pans de murs bien entendu, mais un soldat, un véritable artiste, en a sculpté presque toutes les pierres. On y voit une série de guerriers célèbres depuis Vercingétorix à Joffre !!!! Il y a également des têtes de démons et d'animaux, chats, hiboux qui ont une expression très vivante. Ce petit musée fait vraiment une drôle d'impression au milieu de ces ruines.
Plus loin on trouve alors le dédale de boyaux, d'abris, de P.C., de tranchées le tout au milieu d'un monde de fils de fer barbelés dont les champs sont remplis pendant trois ou quatre kilomètres. Il y a des cagnas très bien installées où l'on retrouve du reste une bonne partie des meubles des villages voisins. Ce qui étonne le plus c'est de ne pas trouver là cet aspect de dévastation que présentent les villages. Le pays est inculte bien entendu mais il y a beaucoup de végétation, de grands arbres, quelques-uns, mais peu, cassés par des obus. Les boyaux circulent dans de petits bois très agréables et on se croirait presque dans un parc ou les allées seraient creusées en contrebas sans la présence de petits écriteaux indiquant qu'il est dangereux de passer dans tel ou tel boyau de jour, que tel autre conduit à la tranchée 16, à un poste optique, etc., etc. En somme, on a une impression de calme et de tranquillité qui ne répond pas du tout à l'idée que je me faisais des premières lignes. Il semblerait que l'on s'aperçoive beaucoup plus de la guerre un peu à l'arrière dans les villages démolis, dont je vous parlais tout à l'heure, tout pleins de remue-ménage des ravitaillements, des camions de munitions et de tous les services de l'arrière.
Vous voyez que je ne m'en fais pas trop, néanmoins j'attends avec impatience le moment où l'on recommencera à faire du vrai travail, car malgré tout les journées paraissent longues et on s'ennuie plus souvent qu'à son tour. Il n'est pas question de départ pour nous et je crois que finalement nous sommes installés ici pour un moment. Cela n'est du reste pas pour me déplaire car je crois que l'on y sera pas mal une fois installés. A propos d'installation, je pense que vous êtes maintenant à Murianette[4] où du reste j'adresse cette lettre. J'espère que vous y avez meilleur temps qu'ici où depuis mon arrivée j'ai un temps gris coupé d'averses avec de rares apparitions d'un soleil trop blanc et trop chaud.
Je vous embrasse tous bien affectueusement.
Ce lundi (30/04/1917 ?)
Mes chers Parents,
Toujours la même vie quoique de plus en plus calme -au point de vue travail. Je crois du reste que l'offensive ne reprendra pas dans ce coin-là. On retire des troupes et nous avons de fortes chances de rester ainsi dans un demi-repos jusqu'à ce que nous changions de place. Je reprends ma lettre interrompue par l'arrivée d'un pauvre diable qui a eu la jambe à demie enlevée par un obus et qui a fini lui-même l'amputation avec son couteau ! Ce phénomène-là fait déjà rire toute la salle, il a tout de Gaspard. Comme un blessé arrive rarement seul, je vais me dépêcher de te dire tout ce que j'ai à te dire pour n'être plus dérangé. Avez-vous reçu tout ce que j'ai laissé à Lyon. Mon manteau est chez les Perrier, j'ai laissé à Georges ma culotte, mes chaussures et malheureusement mes leggins qui ne pouvaient aller sur les culottes et les souliers régimentaires. J'ai dit à Georges d'expédier le tout et s'il ne l'a pas fait, je vous prierai de faire revenir tout ce matériel car je pourrais en avoir besoin sous peu. Dernier tuyau en effet je serai à Grenoble dans trois ou quatre semaines, les permissions reprennent aujourd'hui et comme je n'ai pas pu aller dans ma famille depuis le mois de novembre !!!! Je vous le répète néanmoins ce n'est qu'un tuyau et il ne faudrait pas prendre cela pour parole d'évangile.
J'ai reçu aujourd'hui un colis postal contenant un plum-cake et des bouchées. Le plum-cake arrive à point pour remplacer son prédécesseur réduit depuis peu à l'état de souvenir. J'ai bien regretté que Papa n'ait pas malgré le règlement joint des allumettes au dernier colis, le feu est une denrée introuvable et je m'use en vain les pouces sur mon ininflammable briquet.
Les boches redeviennent assommants, taubes[5] toutes les nuits et depuis ce matin bombardement soigné et incessant. Il n'y a guère que le camp d'aviation qui en a pris pour son grade parait-il. Voilà un nouvel entrant, cette fois je termine définitivement en vous embrassant tous bien affectueusement.
P.S. Je voudrais
L'adresse de Georges[6]
Mes patins de tennis avec un morceau de savon blanc pour les laver.
A suivre…
[1] Mont-Notre-Dame dans l’Aisne
[2] La grande offensive d’avril 1917 sur le Chemin des Dames
[3] Hôpital d'évacuation (Hôpital d'Origine d’Etapes)
[4] Murianette, près de Grenoble
[5] Le Taube est un type d'avion allemand utilisé par les Empires centraux aux débuts de la Première Guerre mondiale (Wikipedia).
[6] Georges, son frère ainé, né en 1895
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