14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 39- Novembre 1917

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

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Edouard Favre - 1918-1919

11 novembre (1917)

Le succès du 14e corps a été brillant. Pinon[1] est tombé le lendemain. 12 000 prisonniers, 200 canons. Les boches ont repassé l’Ailette, abandonné le Chemin des Dames, ne réagissant que très faiblement.

 

Mais les Italiens sous la poussée des divisions boches et autrichiennes ramenées du front russe ont subi un véritable désastre. Depuis quinze jours ils ont perdu 2 600 canons, 280 000 prisonniers et lâché successivement l’Isonzo, le Tagliamento, la Livenza. Ils tiennent actuellement ou essaient de tenir sur la Piave pour protéger Venise, mais on parle déjà des lignes de l’Adige et du Mincio. L’armée française et anglaise de secours est presque rendue sur le théâtre des opérations. Nos troupes ont été acclamées à Turin, Milan, Brescia. Depuis Marignan, en quatre siècles, l’Italie a toujours été pour elles le pays de la Victoire. Ils n’y failliront pas.

 

Pendant ce temps, tranquillement, silencieusement, l’Amérique débarque ses forces. On me dit qu’elle envoie une division tous les dix jours avec régularité. Les contingents sont réunis dans des camps d’instruction. On signale déjà des Américains sur le front d’Alsace. Plusieurs ont été blessés, tués, ou faits prisonniers dans un récent coup de main.

 

Je viens de passer quinze jours à l’ACD pour remplacer le colonel Tisserand en permission, il est rentré hier, et vais aller passer à Chauny deux ou trois jours. Je suis assez mal en train et j’ai besoin de dormir démesurément.

 

On dit que nous allons être relevés par les Anglais et que nous partirons pour la région des Flandres. Le calme y sera revenu. Ce sera l’hiver et nous y relèverons les troupes du général Anthoine qui viennent d’y mener une si dure offensive.

 

Pendant ce temps toutes les affaires de trahison sont exposées dans les journaux. Caillaux n’est pas encore arrêté ni Malvy, mais on se rapproche chaque jour de cette nécessité. L’opinion s’éclaire sur les agissements de ces hommes sans scrupules et leur puissance s’effondrera sous le mépris et le dégoût universel.

 

13 novembre (1917)

Je suis arrivé à Chauny hier après-midi avec un besoin de dormir invraisemblable. Le sommier que j’ai trouvé est dans une chambre froide, le feu qu’on allume dans la chambre voisine qui sert de salle à manger la remplit de fumée par le tuyau du poêle qui s’y trouve. Ce matin j’ai cru que j’allais être asphyxié. J’ai passé néanmoins une assez bonne nuit dont j’avais un réel besoin. Je recommencerai ce soir pour me remettre tout à fait d’aplomb.

 

Je reçois un mot de l’oncle Jacques : Monsieur Appel, sur l’invitation de Monsieur Termier, me recevra à ma prochaine permission, un jeudi entre 3h et 5h à la Sorbonne. Il me recommandera au chef de cabinet du ministre de la Guerre qui me mettra en relation avec une compétence de l’aérotechnique… Il semble que cela pourrait marcher. Mais est-ce bien spécial à l’aviation ce que je propose, n’est-ce pas aussi intéressant pour l’artillerie ou la marine. Il faudrait donc qu’un marin, un artilleur et un aviateur veuillent bien, chargés de m’écouter et de me comprendre, prendre en main ce travail et les expériences préliminaires. Je crois, s’ils étaient convenablement choisis, que je parviendrais à leur faire partager mon avis.

 

15 novembre (1917)

Je suis encore à Chauny. J’y ai bien dormi, surtout cette dernière nuit où j’ai occupé la chambre du capitaine Bajavon qui commande les échelons et se trouve actuellement aux positions de batterie. Je pense repartir ce soir, je serai aussi bien à mon P.C. qu’ici, et je ne pourrai pas me reposer réellement tant que je serai obsédé comme maintenant de l’éternelle question. Je n’ai pu en effet m’en distraire. Cette conversation que je vais avoir avec Monsieur Appel demande une mise au point claire et précise, il faut que je m’y prépare et ce n’est pas une petite affaire.

 

16 nov. (1917)

Au moment où j’allais monter à cheval pour revenir de Chauny à mon PC, le colonel est arrivé en auto pour voir quelques hommes qui viennent de nous rejoindre, permissionnaires du 219e qui ont été remplacés par quelques-uns de nos hommes pour partir pour l’Italie la semaine dernière. Nous avons envoyé, Français et Anglais, des forces importantes pour enrayer le désastre italien (300 000 prisonniers et près de 3 000 canons). L’offensive boche a dépassé en succès les espérances les plus optimistes des empires centraux. L’Allemagne et l’Autriche sont maintenant tout à fait raccommodées, car on disait que les relations étaient depuis quelques mois assez tendues entre ces deux puissances. L’Autriche était incapable de protéger Trieste dont la chute n’était plus qu’une question de semaines ou de mois, et le bruit courait qu’elle était disposée à engager des pourparlers avec l’Italie. Le désastre italien change la face des choses, augmentant les gages de la carte de guerre dont les Allemands parlent à tout propos. Mais les Alliés ne songent pas pour cela à faire la paix. L’Amérique n’est pas encore intervenue avec ses troupes fraîches, elle changera à son tour le cours des événements.

 

Le colonel m’a ramené en auto à son P.C. d’abord puis m’a fait reconduire jusqu’ici. Maintenant je me retrouve dans la cagna où j’ai passé deux mois et demi et que j’avais abandonnée il y a trois semaines pour commander le régiment. Je m’y trouve bien, mieux qu’ailleurs. Il est possible que je n’y sois plus pour longtemps. Il est question d’une relève par les Anglais, prochaine, on dit qu’à l’arrière le mouvement est déjà annoncé. D’autre part le colonel doit aller à un cours au début de décembre jusqu’au 26, et il me faudra aller le remplacer. Je m’y trouverai probablement pour les opérations de la relève, comme dans le secteur de Vauxaillon au mois d’août, et de nouveau je serai, vis-à-vis du commandant Didier qui commande le parc, dans la situation anormale qui consiste à lui envoyer des ordres bien que je lui doive obéissance.

 

Maman et mes enfants sont réinstallés à Annecy depuis quelques jours. Je pense aller en Savoie en permission le 27 décembre après le retour du colonel, et profiter ainsi de la réunion de mes enfants à l’occasion des vacances. François et Jean doivent quitter Mongré le même jour que je pense pouvoir partir.

 

19 novembre (1917)

Challamel m’a écrit le 24 octobre pour me raconter leur journée victorieuse du 23. Deux jours après, il a été tué au poste d’observation, déchiqueté par un obus. Il repose au cimetière militaire de Chivry. Vial vient de me donner ces détails. Voilà le quatrième lieutenant que je perds, c’est très douloureux de voir tomber tous ces gosses généreux que j’aimais un peu comme mes enfants.

 

L’oncle Jacques commence à s’intéresser à mes élucubrations. Il me propose aujourd’hui (lettre du 16) de plaider ma cause auprès de Monsieur Bertin, ingénieur en chef de la Marine, membre de l’Institut, spécialiste des carènes. Il pourrait, dit-il, avoir une heureuse influence sur mes juges. Oui, mais il sera honnête de ne rien lui cacher de mes antécédents judiciaires : Blériot, Breguet, colonel Fleury, commandant Dorand, colonel Lafay et la Commission des inventions trois ou quatre fois.

 

20 novembre (1917)

Je pars pour Paris demain soir, et après-demain je me présenterai à Monsieur Appel. J’y vais un peu comme à un examen, mais avec une certaine assurance.

 

21 novembre (1917)

Comme par hasard, voici qu’à l’heure où j’attendais l’auto qui devait m’emmener, le colonel me téléphone qu’il lui est impossible de me laisser partir, qu’il a besoin de moi, que dès la nuit prochaine le groupe va changer de position. Il s’agit d’attaquer la cote 116 au sud d’Hancourt, les boches semblent se retirer, il faut crever leurs arrière-gardes… C’est du moins ce que j’ai compris par allusions. J’envoie en reconnaissance ce soir deux capitaines pour les nouvelles positions.

 

Ce contretemps inattendu ne m’étonne aucunement. Il semble qu’une force mystérieuse m’empêche chaque fois que j’en ai l’occasion d’atteindre le but que je poursuis. C’est d’ailleurs un temps tout à fait rêvé pour une offensive, il est comparable à celui que nous avions à Artemps au mois de mars, vent, pluie abondante et boue épaisse. Cependant nous n’avons pas à nous plaindre du froid.

 

Je venais d’écrire à l’oncle Jacques pour lui annoncer ma visite… il faut que je l’avertisse.

 

28 nov. (1917)

Après huit journées assez pénibles, pendant lesquelles nous avons pris de nouvelles positions et préparé minutieusement notre attaque, celle-ci n’aura pas lieu et le groupe va reprendre son ancienne position. Aussi ai-je demandé au colonel l’autorisation de profiter de la permission qu’il m’avait aimablement accordée la semaine dernière. Mon programme est donc simplement transposé de huit jours. J’avais même, il y a huit jours, interrompu une instruction judiciaire dont j’étais chargé et, sur l’avis du colonel, je l’avais envoyée incomplète. Elle m’a été retournée et je m’en occupe aujourd’hui comme j’avais eu l’intention de le faire à Chauny et Ognes avant de gagner Noyon il y a une semaine. Je l’ai rapportée cette nuit de mon P.C. à l’une de mes batteries, puis au colonel, et vers 10 heures du soir je l’ai perdue sur la route que je parcourais à cheval. Un bicycliste envoyé de l’ACD dès mon coup de téléphone me l’a retrouvée, à sept kilomètres d’ici, sur le seul morceau de route pavée où il n’y avait pas de boue. Tout le paquet de papiers est au complet et n’a pas été abimé, mais j’ai passé hier une heure d’attente inquiète.

 

Je serai donc à Paris ce soir et je compte voir demain Monsieur Appel.

A suivre…



[1] A peu près à mi-chemin entre Soissons et Laon



10/11/2017
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