Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 24- Début décembre 1916
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
Edouard Favre - 1915
3 décembre 1916
Depuis le 10 mars, depuis plus de huit mois, j’ai abandonné mon journal de guerre. Le temps m’a manqué, il n’y a pas de période de la campagne depuis son début qui ait été plus remplie, plus rude et où la lutte ait été aussi acharnée que devant Verdun pendant cinq mois que j’y ai vécus.
Je me souviens que dans la nuit du 10 au 11 il fallut quitter Landrecourt vers 2h et par des chemins glacés, couverts de neige, atteindre Le Tillat vers 4h30, y attendre jusqu’à midi, heure à laquelle nos cuisines égarées dans la course de nuit finirent par nous rejoindre avec un peu de vivres chauds. Je me souviens ensuite qu’un ordre m’enjoignit de pousser deux batteries jusqu’aux pavillons de Souville, celle de Jean et la mienne, que j’en retardais l’exécution à cause du repas de mes hommes et chevaux, et qu’après reconnaissance je n’hésitais pas à maintenir ces batteries où elles étaient. Si j’avais exécuté cet ordre, les deux batteries auraient été mises hors de combat avant d’être engagées et je ne puis m’empêcher de songer à l’étrange mentalité d’un homme capable de donner un ordre semblable. Installé dans le tunnel entre Souville et Tavannes, ignore-t-il que le point de rassemblement qu’il m’a fixé est l’un de ceux où l’ennemi concentre le feu de plusieurs batteries. Il ne peut l’ignorer puisqu’il est dans le secteur depuis plusieurs jours, non pas qu’il y soit allé voir, mais il a dû l’entendre dire, les cadavres s’y comptent par douzaines et les obus pleuvent nuit et jour sans discontinuer à raison de un ou deux par minute. Le soir même un autre ordre qui ne m’intéressait qu’indirectement me semble dicté par la même pensée, les officiers des batteries relevées resteront sur place. Entre ces deux ordres, un autre ordonnant de faire la relève en plein jour… Ainsi trois fois en quelques heures je vois donner des ordres qui ne paraissent dictés que par le souci d’occasionner des pertes aux artilleurs, ils émanent du même officier. Cette mentalité est criminelle et monstrueuse, j’ose à peine la concevoir. N’est-il pas préférable de faire des stationnements en des points où la troupe ne s’énerve pas, de l’amener rapidement sur les emplacements où elle devra combattre sans pertes trop graves, ménageant avec un soin jaloux l’esprit de devoir et de sacrifice dont mes hommes étaient animés. J’ai donc retardé le mouvement de ma colonne, songe-t-on au désordre occasionné par des obus dans une masse de deux cents chevaux, je n’ai fait la relève qu’à la nuit tombante, sur la demande d’ailleurs de ceux mêmes que je venais remplacer, et de tous les officiers relevés je n’ai conservé que le nombre qui me paraissait indispensable pour parer à toute éventualité, les autres demeurant à ma disposition à l’échelon.
Ah ces trois semaines au nord de Tavannes. Chaque jour nous apportait sa dose de tués ou blessés, aucune ligne téléphonique ne marchait, et nos hommes surmenés par un travail acharné de jour et de nuit maigrissaient à vue d’œil dans la boue, la neige et sous les obus. Tirs de jour, tirs de nuit, constructions d’abris, installations de lignes téléphoniques. Le personnel du groupe dont je faisais partie ne voulait pas contribuer à ce travail, celui des communications téléphoniques, et le service pour ces dix hommes consistait à entretenir 400 mètres de ligne et surtout assurer, à raison d’une heure sur quatre, le service du poste du commandant, il y avait quatre hommes et un brigadier pour cette sinécure. J’ai fini par en obtenir deux, j’ai pu aussi non sans peine mobiliser pour assurer une liaison l’un des officiers adjoints, mes officiers et ceux de la batterie de Jean étaient surmenés.
Comme on apprend à apprécier son régiment, ses camarades et ses hommes lorsqu’on a l’occasion au cours d’une relève ou par suite de missions communes de les comparer avec d’autres régiments ou d’autres artilleurs.
5 décembre (1916)
Si j’avais exécuté cet ordre, si j’avais maintenu deux batteries immobiles aux pavillons de Souville pendant une ou deux heures, qu’en serait-il resté ? auraient-elle pu tenir comme elles l’ont fait ensuite ?
Elles ont bien travaillé pendant ces trois semaines malgré les grandes difficultés d’observation, l’absence de lignes téléphoniques, l’inutilité des demandes de câble qui n’étaient jamais satisfaites.
J’ai passé ces trois semaines dans le pavillon qu’occupait avant la guerre le capitaine commandant le fort de Tavannes. Petite maisonnette fragile restée debout on ne sait comment, parce qu’elle était à la limite des plus grands écarts des tirs sur les deux importantes bifurcations qui se trouvaient l’une à 50m à l’ouest, l’autre à 75m à l’est : l’ennemi y tirait toute la journée avec du 15 et du 21. Les tuiles de la toiture étaient hérissées comme une fourrure caressée à rebours, un obus égaré avait crevé le mur du salon et défoncé le galandage qui le séparait de la chambre à coucher. Nous y vivions comme dans une maison de campagne, prenant nos repas autour de la table de la salle à manger, mon cuisinier installé à la cuisine. S’il n’avait pas fait si froid j’aurais habité la chambre mais on s’y trouvait en plein air. Nous couchions à la cave où nous avions l’illusion de la sécurité et un peu de chaleur à cause du nombre.
Le capitaine qui avait habité cette maison et y avait laissé tout son mobilier l’avait quitté quelques jours avant. Se trouvant au repos à l’arrière il vint un matin chez lui avec une permission de 24h. Comme à son arrivée le bois l’empêchait de voir sa maison, il eut un serrement de cœur en constatant l’état des pavillons qui se trouvaient à proximité de la route et étaient complètement anéantis. Il eut presque une surprise à voir debout sa maisonnette au milieu de tant de ruines. Je le reçus, chez lui. Il voulait recueillir quelques souvenirs, les mit dans deux caisses et le chariot de batterie les emporta avec son piano. Il se souviendra longtemps de cette permission !
Dès le 31 mars nous allons occuper une autre position de batterie au sud de Tavannes, dans un bois encore respecté. Nous y trouvons des abris solides et un calme relatif. Comme les trois commandants de batterie étaient aux observatoires, chacun le leur, il y avait constamment une ou deux batteries qui n’étaient plus commandées par suite de rupture de lignes. Je demandais alors au commandant d’essayer la solution que je lui avais proposée. Il l’accepta et tout le monde s’en trouva bien. Les trois batteries se trouvaient sous mes ordres et manœuvraient comme une batterie unique, chacune d’elle avait une ligne téléphonique avec le groupe, une avec l’observatoire unique où se trouvaient le capitaine Piet et Jean. Et pendant deux mois il n’y eut qu’une ou deux ruptures complètes de liaison avec les observatoires, quand une ligne était coupée on pouvait se servir de toutes les autres. Et pendant deux mois encore nous fîmes beaucoup de mal à l’ennemi.
Comme les soucis du service me laissaient de longues heures de solitude et de loisir, j’ai profité de cette période pour mettre à jour dans une rédaction nouvelle et plus claire et mieux ordonnée tous mes travaux antérieurs.
Au début, continuant avec constance la correspondance échangée avec Le Besnerais, avec Mr Appel, avec la Commission des inventions, j’ai dû finalement y renoncer à cause de la lassitude de mes correspondants.
Reprenant donc cette mise au point depuis son début, j’ai travaillé avec acharnement pendant les mois d’avril à juillet inclus, ne terminant que vers le 20 août.
Nous étions alors engagés pour la deuxième fois à Verdun, passablement bombardés, sans liaison téléphonique avec Souville. Nous défendions le secteur de Vaux-Retegnebois où l’ennemi depuis plusieurs semaines avait avancé et menaçait Souville et le Tunnel transformé en place d’armes importante. Ce séjour de trois semaines (12-30 août) a été assez dur. J’ai eu le regret d’y perdre un sous-lieutenant que je n’avais à la batterie que depuis un mois. Son frère sous-lieutenant de chasseurs à pied était mort au col de la Chipotte à quelques kilomètres d’Etival, leur pays natal. Voilà le troisième lieutenant que je perds : Guilleminot, Fond, Hinterlang. Il était fils d’Alsaciens qui avaient opté pour la France et qui restent toujours attachés à ceux de leur famille restés en pays annexé.
Ma pauvre batterie a eu encore quatre tués et trois ou quatre blessés.
Ainsi du 10 mars au 31 août, pendant 78 jours de Verdun, puis 28 jours de repos en juin, dont je pouvais passer une semaine en Savoie, puis le mois de juillet aux Eparges[1] et un nouvel engagement à Verdun près de la ferme Bellevue, j’occupais tous mes loisirs à ce travail.
Et maintenant je me trouve avec ma division dans un secteur de tout repos. Depuis trois mois nous y vivons comme à la campagne. Nous avons vu finir l’été, la pluie et les premiers froids sont venus, les feuilles sont tombées et nous attendons toujours ce que l’on fera de nous. Un mois dans un camp sans doute et un mois de déplacements avant la grande bataille qui recommencera en février ou mars : à Verdun, dans la Somme, à Salonique ? Nous verrons bien.
Je suis un peu désorienté depuis quelques jours à la suite d’une histoire stupide avec le colonel. Le commandant Pichot qui commande mon groupe depuis quelques mois va le voir avant d’aller faire un cours à quelques kilomètres d’ici, absence très prolongée qui me vaut le commandement provisoire du groupe. Au cours de la conversation ils parlent de mon départ possible, soit pour un autre corps soit pour un E.M. Le commandant P. m’en parle et j’écris alors au colonel pour lui demander quelle importance doit être attribuée à ce bruit, mon désir étant de rester au régiment où mon ancienneté me permet d’espérer le commandement du prochain groupe vacant. Le colonel me répond aussitôt, en style télégraphique : « aucune proposition, je tiens à vous garder, je ne vous cache pas que le capitaine G. a le numéro 1 pour l’avancement ». Je m’en doutais un peu mais ne pouvais le croire, aussi cette réponse m’a-t-elle occasionné une blessure profonde. Le colonel avait d’ailleurs oublié une de mes citations dans la comparaison avec G. qui est de deux ans plus jeune que moi et a il est vrai deux campagnes au Maroc. J’ai aussitôt écrit au colonel pour lui dire qu’il me faisait un affront et que je ne me sentais plus le courage de servir sous ses ordres, et j’ai fait une demande de changement de corps en même temps que je sollicitais l’autorisation de continuer mes expériences à la section technique. Le général de division m’a fait appeler, m’a parlé sévèrement, m’a rendu ma demande et m’a invité finalement à ne demander que de faire un stage à la section technique. Le colonel a naturellement émis un avis défavorable, mais le général a transmis avec avis favorable. Bien que le colonel ait retardé cette demande pendant douze jours, elle va arriver sans doute prochainement à Paris et fera retour bientôt. J’attends ce retour avec anxiété.
Aussi je suis un peu bouleversé par ce qui va suivre. Si je vais à Paris j’ai le plaisir de m’éloigner quelque temps d’un homme que j’ai beaucoup de peine à supporter et le souci de ces expériences que je voudrais avoir le temps de faire. Si elles réussissent mon départ sera définitif et je m’occuperai d’en tirer des conséquences pratiques. Mais si cette mission m’est refusée je renouvellerai ma demande de changement de corps car je ne pourrai plus supporter de vivre sous les ordres de ce colonel. Cette pensée me poursuit et le soir je m’endors « les dents serrées, l’âme en boule, avec des projets méchants » suivant l’expression de Benjamin.
A suivre…
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