Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 21- Janvier 1916
Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...
Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014
6 janvier 1916
Depuis quinze jours, j’ai pu faire une fugue en Savoie où j’ai retrouvé mes enfants, passer une soirée et une nuit à St Laurent du Pont, deux journées à Grenoble où je n’étais pas retourné depuis le début de la guerre. J’aurais aimé aussi m’arrêter à Lyon, y voir les Deries, Adenot, faire une visite à Le Masson, une aussi à Madame Fond, mais je n’ai pas voulu dépasser les six jours et cependant j’aurais pu le faire sans scrupule en appliquant à la lettre le règlement des permissions, en défalquant le jour du départ, d’arrivée et la durée des voyages intermédiaires.
Je pouvais aussi aller à Paris, mais cette faculté de passer par Paris, je ne l’avais prévue que pour le cas où j’y serais de nouveau convoqué et que ma convocation me parviendrait télégraphiquement en Savoie.
Mr Painlevé a en effet fait demander à l’oncle Albert mon adresse pour me faire convoquer par un membre de son cabinet technique, je ne sais à quelle date cela va nous porter. D’autre part le colonel Fleury a répondu à ma lettre. Il me dit qu’il va transmettre à Mr Painlevé mon résumé avec une annotation présentant la question comme intéressante et tendant à me faciliter la continuation de mes études. Cela me montre qu’il a été sensible à la diplomatie de ma lettre, mais ce n’est qu’une politesse qu’il m’a faite. Il est peu probable qu’il ait lu mon travail et ses idées erronées si intransigeantes, l’aurait-il lu, l’auraient empêché de le comprendre.
7 janvier (1916)
Nous ne sommes plus ici pour longtemps. Nous n’avons pas encore d’ordre de mouvement mais nous flairons un départ prochain, dimanche ou lundi sans doute. Pour quelle destination ?
Monsieur Painlevé ne se presse pas de me convoquer, il a sans doute beaucoup de travail à propos de cette « crise de l’aviation » dont la Chambre et les journaux parlent à tort et à travers.
Manœuvre du groupe ce matin avec une bonne bourrasque de neige, mais aussitôt après il faisait beau. J’allais commander demi-tour quand Piet qui avait été en permission hier est arrivé et a décidé de continuer. Il a bien fait.
Je suis tourmenté tous ces jours, c’est de l’autosuggestion, mon papier est enterré dans un coin, la réponse de l’oncle Albert est oubliée, c’est absurde. Mais la manie d’écrire à quelqu’un me reprend. Je pense à la section technique de l’artillerie à laquelle je pourrais proposer le profil théorique des obus, ou à Mr P. lui-même auquel je pourrais écrire quelques notes relatives à la feuille que lui a remise oncle Albert ou au résumé que lui a adressé le colonel Fleury. Je griffonne des brouillons et les jette au feu.
17 janvier (1916)
Le cabinet technique de Mr Painlevé m’avait écrit le 24 décembre mais cette lettre, ouverte par Jean, s’est égarée à la popote et ne m’a été remise que le 11. Jean ne m’en avait rien dit. Cependant il savait que j’attendais cette lettre et que je comptais en être averti pendant ma permission, dans ce cas je serais allé jusqu’à Paris. C’est reporté à plus tard. Jean n’y a attaché aucune importance et a tout à fait oublié. J’ai écrit au directeur du cabinet technique de Mr Painlevé et je n’ai pas encore de réponse. Ma lettre n’est que du 14 ou 15 janvier, je ne la recevrai pas avant plusieurs jours. Je lui demande de me convoquer, ce qui soulèvera moins d’objections que si je demandais une permission. Cependant je venais d’envoyer une demande régulière lorsque l’ordre m’est arrivé ainsi qu’à tous les commandants de groupe et de batteries de partir le lendemain matin en reconnaissance. Les batteries nous suivent avec un jour de retard au départ et mettent trois jours pour faire l’étape que nous avons faite en trois heures.
Le secteur où nous arrivons est très calme. Les artilleurs y sont d’une extrême prudence, semble-t-il, mais ce n’est peut-être qu’une impression pessimiste et sans doute n’y a-t-il pas de position d’artillerie plus rapprochée. En Champagne nous étions à mi-distance et dans la Somme aussi, et cela coïncide avec la diminution de portée de nos canons due à la diminution des charges de poudre.
Nous sommes enchantés de prendre un secteur mais j’en préfèrerais un dans lequel il y ait plus d’activité. Je ne pense pas que l’on nous y laisse longtemps, le général de division et les services de la division sont restés près de Remiremont, ils n’ont rien à faire. Le colonel va sans doute prendre une permission à la grande joie des officiers auxquels il ne pourra plus décemment en refuser. Dans la batterie nous pouvons, tous trois encore, prendre une permission. Guelfucci va nous rejoindre bientôt après ses deux semaines de cours à St Dié. Il paraît qu’il y aura encore une nouvelle série et que le commandant Dumontet ne rentrera qu’à la fin de janvier ou commencement de février.
Il faut que je me couche, je commence à avoir froid car mon feu ne marche pas, le bois étant tout à fait vert. D’ailleurs il faut me lever à six heures demain matin.
18 janvier (1916)
Ce matin je suis monté à cheval avec mes brigadiers et une trompette, ce sont des chevaux du 37e d’artillerie. Celui que j’avais était chaud et n’avait sans doute pas travaillé de plusieurs jours. Il est parti au galop aussitôt en selle, mon casque est tombé, j’ai été ridicule. Ensuite pendant une heure il m’a arraché les bras et s’est refusé à faire une foulée de pas. Il n’est devenu agréable qu’au moment où j’ai fait du terrain varié. J’ai fait l’ascension de l’observatoire, une bonne demi-heure, et je suis resté pour déjeuner avec Schubert. Les batteries ont dû arriver aujourd’hui à St A.[1] à 6 kilomètres d’ici.
21 janvier (1916)
Depuis trois jours je suis à l’E.M. une cinquième roue à un chariot qui marche péniblement. Il est difficile d’adapter à une organisation existante une autre organisation. Cela n’a d’ailleurs qu’une importance secondaire car nous ne sommes ici qu’en passant, pour quelques semaines dit-on.
J’ai perdu ma montre avant-hier, une honnête montre qui me faisait un excellent service depuis six années. Comme il m’en fallait une, j’en ai acheté une dans la ville où je cantonne. C’est peut-être une montre boche, cependant je ne crois pas. Je l’ai payée les yeux de la tête. Aussi ce soir m’a-t-on rapporté l’ancienne oubliée sur une table dans mon dernier cantonnement, cela me permettra d’en donner une à mon petit Jean.
On dit que le colonel, le général de division sont arrivés. Ils viennent sans doute en spectateur et administrateur.
28 janvier (1916)
Hier 27 janvier, fête du Kaiser. On s’attendait à quelque manifestation des boches, ils ont été d’un calme absolu. Nous étions prêts d’ailleurs à leur rendre avec usure tout ce qu’ils nous enverraient.
Rage de dents, abcès. 48 heures de fièvre et d’incapacité complète.
A suivre…
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