Deux Anglaises au chevet des Poilus – 2. Quelques extraits des lettres de MARCIA MANSEL
François Thibaux – 17-07-2018
Histoire de deux jeunes sœurs anglaises, Marcia et Juliet Mansel, âgées de 24 et 21 ans en 1914, qui ont, durant la Grande Guerre servi en France comme infirmières ; d’abord dans la Croix Rouge britannique puis, à partir de 1917, animées par une passion francophile rare dans leur milieu, dans les hôpitaux militaires français qu’elles jugeaient plus proches du front.
Traduction française de Claire Simon et François Thibaux
Les passages en français sont en italique
Marcia (Minch), 24 ans, infirmière anglaise affectée dans les hôpitaux militaires français, veuve de guerre et mère de deux petites filles.
Marcia (Archives Claire Simon)
Oh, leur saleté ! Tu ne peux en avoir la moindre idée. Les Totos ! Autrement dit les poux qui grouillent et sautent sur eux. Nous leur faisons une chasse inlassable.
J’ai le cœur bien gros. Ce soir, un de mes blessés est mort. J’ai passé à son chevet sa dernière demi-heure. Le prêtre et le médecin étaient partis, me laissant seule avec lui. Ce fut poignant. Je suis éreintée. Nous travaillons comme des bêtes. Vendredi dernier, à deux heures du matin, un grand convoi est arrivé. J’ai eu 33 patients supplémentaires, certains très gravement atteints.
Quelle journée ! Un convoi de blessés au milieu de la nuit et un autre à dix heures ce matin, après celui d’hier. Cette cadence me tue. Je suis debout depuis quatre heures du matin et je n’ai pas encore trouvé une seconde pour m’asseoir. D’autres hommes s’en vont demain pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Le rythme infernal se poursuit et commence, après deux ans et demi, à influer sur notre santé. Nous ne sommes plus aussi jeunes qu’autrefois !
Je dois te dire, maman, qu’on nous fait un immense honneur en nous accueillant dans l’armée française. C’est la première fois depuis le commencement de la guerre qu’on autorise des infirmières anglaises à servir dans les services de santé français. On avait raconté, au début, tellement d’horreurs sur le comportement de certaines d’entre elles, qualifiées d’indésirables, que Joffre avait refusé d’en intégrer davantage. A présent, on nous accepte à nouveau et nous sommes déterminées à tout faire pour nous montrer dignes de notre nation !
Colonel comte du Manoir :
Elle possède une santé merveilleuse, une force de résistance incomparable, une expérience sérieuse, un caractère enjoué et remontant. Sa générosité est remarquable. C’est une infirmière de premier ordre.
La nuit, nous distinguons les éclairs des canons d’Ypres ! Ma chambre a de grands trous au plafond et dans deux murs. Je me sens complètement exaltée.
C’était passionnant de voir les avions passer au-dessus de nos têtes, le feu des canons dans toutes les directions et les blessés arriver après une attaque massive aux gaz.
La nuit dernière a été très chargée et s’est achevée bien tristement. À l’aube, on amené un homme qui, blessé au ventre, hurlait de douleur. Tout ce qui était possible a été fait. L’ayant passé aux rayons X, on a distingué nettement la balle dans ses entrailles. On l’a opéré aussitôt, mais il est mort un quart d’heure plus tard. Une tragédie de plus.
Un jour, nous n’avons pas quitté le bloc opératoire de quatre heures du matin à minuit ! Nous étions en nage. Cette semaine-là, nous avons eu 270 cas en une journée. A présent, pas une seule nuit, pas un jour ne s’écoule sans arrivées. Je commence à me plaire énormément ici. C’est tellement intéressant ! On se sent vraiment au cœur de la guerre. Bien sûr, nous sommes totalement prisonniers. Alors que je suis ici depuis trois semaines, je ne suis pas allée une seule fois au-delà du village.
Je pense à ces mots glorieux qui signifient tant pour les Français : « Jusqu’au bout. Quand même ! » Je ne peux te décrire le travail d’infirmière dans cette chaleur ! Pauvres hommes ! On souffre pour eux. Leurs blessures sont abominables ; et cette canicule qui les fait suppurer les rend plus atroces, plus douloureuses encore.
Souvent, en voyant ce que je vois, je me dis que si j’avais l’occasion de tuer quelques Boches de ma main, je mourrais heureuse. Les monstres ! J’en ai un dans la Salle de Garde où l’on entrepose les grands blessés. Je suis obligée de le soigner. Mon allemand me revient à toute allure. Lui est tellement germanique, dans le genre bourgeois bien élevé. Je pourrais te raconter mille anecdotes à son sujet.
Mes deux filles me manquent horriblement. Mon cœur se serre chaque fois que je pense à elles. J’en rêve souvent, ce qui me rend notre séparation plus pénible. Mais je ne cesse de me dire que si j’étais un homme, je me retrouverais, de la même façon, loin des miens. Et j’aime croire que je suis un homme !
Nous ne nous arrêtons jamais, jamais ! Nous travaillons parfois 36 heures d'affilée.
Nous avons ici des blessés allemands, et parmi eux quelques officiers. Ils croient toujours dur comme fer à la victoire finale.
Juliet, ma sœur, ne comprend pas ce qui à mes yeux est vital, essentiel et compte plus que tout : gagner cette guerre, combattre jusqu'au dernier homme, la dernière femme s'il le faut, plutôt que de baisser les bras maintenant. Voilà ce que je ressens avec une passion que je n'ai jamais connue auparavant. Il ne faut pas que nos bien-aimés soient morts en vain pour la seule cause qui vaille en ce monde : la liberté.
Juliet et moi n'arrivons pas à en discuter ; d'abord parce qu'elle est beaucoup plus sensible que moi, ensuite parce que je me sens bien plus âgée que ne le suis, comme si ma jeunesse s'en était allée et que je devais l’accepter sans ciller. Comprends-tu ? Excuse ce bavardage incohérent. Mais cela me fait tant de bien de me confier à toi, de te parler de la seule passion véritable de ma vie, celle que m’inspire cette guerre et que je serais bien incapable de vouer à un homme !
Tout va bien. Tu imagineras notre épuisement en sachant que nous avons eu 1 400 blessés en six jours. Nous sommes exténuées. Nous allons enfin avoir droit à un peu de repos. Pas d’autres nouvelles possibles.
Je me sens parfaitement bien, et nous tenons jusqu’au bout.
Je dois m’arrêter. Je suis si fatiguée que je peux à peine écrire. Je soigne toutes sortes de blessés, y compris des Américains. Je n’aime pas du tout m’occuper d’eux. Quelle différence avec mes poilus !
Je suis remplie de tout ce que j’ai vu récemment et de ce que je vois chaque jour. Pourtant je n’ose rien te décrire, ma chérie. Imagine simplement la récompense qu’a été pour moi, après quatre ans de guerre, le fait d’assister dans notre ambulance au retour des réfugiés qui, avec tous leurs biens, empruntaient la même route que nous pour la troisième et - prions le Ciel - dernière fois. Quelle émotion ! Quel magnifique spectacle ! Quelle revanche aussi d’apercevoir les deux Grosses Berthas prises à l’ennemi et qui tiraient sur Paris ! Nous vivons des jours exaltants. Il commence à faire très froid la nuit. Peu importe. J’ai le sentiment de recueillir enfin le fruit de quatre années de labeur.
Quelles journées inoubliables ! Je tiens un journal pour que rien ne soit perdu. Nous ignorons encore ce qui nous attend. Nous espérons de tout cœur occuper l’Allemagne. C’est sur le tapis.
Hôpital de campagne (Archives famille Mansel)
Je ne peux te détailler l’horreur qu’on éprouve en se retrouvant sans cesse au milieu des ruines, de Compiègne à Saint-Quentin, Laon, Guise, Péronne, Albert, Ham, La Fère… Désolation, misère, maisons effondrées, terres en friche depuis quatre ans et demi. Oh, maman ! Tout ce que tu pourras imaginer ne correspondra jamais à la réalité. Rappelle-moi de te parler du cimetière de Saint-Quentin où l’on a retiré les cadavres de tous les caveaux pour y construire des abris. Ici, c’est l’enfer.
L'histoire de Marcia et Juliet a fait l’objet, en 2015, d’un documentaire sur France 24, réalisé par Marie Valla.
http://webdoc.france24.com/grande-guerre-infirmieres-anglaises-poilus-france/
Prochain article : 3. Quelques extraits des lettres de JULIET MANSEL
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