14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 22- Février 1916

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

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1915 à St Jorioz - Mère Zi, Edouard Favre et ses cinq enfants

8 février (1916)

J’arrive de Paris où j’ai passé trois jours, jeudi, vendredi et samedi. Je me suis présenté au cabinet technique de Mr Painlevé et j’y ai été reçu par Mr Maurain. C’est le directeur du laboratoire aérodynamique de St Cyr qui dépend de l’Université de Paris. Il est jeune, très aimable, mais ne veut pas admettre mon raisonnement sur la « route imposée » à l’aérien, sur le travail de la pesanteur, etc. … de sorte que c’est comme si je lui avais parlé chinois. Est-ce donc si nouveau, si original que personne ne puisse me suivre… J’ai eu avec lui plusieurs longues conversations sans aucun résultat. Il m’a donné quelques conseils utiles. Il m’a engagé à écrire à Mr de Monge, jeune belge qui travaille pratiquement au même problème que moi. Il est possible que je le fasse. Au préalable je tente d’arriver à la dernière et suprême compétence, celle de Mr Painlevé. S’il lit mon travail, il y reconnaitra sans doute la manière de l’Ecole, il admettra les hypothèses que je fais, il comprendra et sera convaincu. Mais le lira-t-il ? Je lui écris pour le lui demander.

 

« J’ai l’h. de vous demander de vouloir bien prendre connaissance personnellement d’une note résumée actuellement entre les mains de votre cabinet technique.

On me conteste dès l’origine la rigueur du raisonnement que j’ai suivi me reprochant certaines hypothèses admises cependant dans le cours de mécanique de l’Ecole polytechnique. Je suis sûr que vous les admettrez.

Cette note vous montrera la nécessité, même en air calme, d’une liaison élastique extrêmement « douce », « lente » entre l’aile et le fuselage de l’aérien. Je suis persuadé que vous serez amené à partager ma certitude : le véhicule aérien peut devenir aussi économique que le véhicule terrestre et ce résultat n’est peut-être pas difficile à atteindre. »

 

Cette lettre part aujourd’hui avec une autre que j’écris à Mr Maurain pour lui demander de vouloir bien soumettre ma note à la critique personnelle de Mr Painlevé… Qu’adviendra-t-il de tout cela ?

 

J’ai retrouvé le colonel Fleury à la commission des inventions. Il a été aimable mais sans enthousiasme. Je l’ai vu pénétrer en trombe dans le cabinet de Mr Maurain, suivi d’un petit aviateur de 2e classe et poussant des cris d’admiration au sujet d’un appareil qu’apportait ce jeune soldat, destiné à déclencher une bombe au bon moment, épatant, merveilleux… Malheureusement il n’avait pas réfléchi suffisamment et n’avait pas compris. Cet excellent homme est un admirable fonctionnaire de la compétence officielle et démocratique. Lorsqu’un pauvre diable sans instruction apporte quelque chose, ce doit être merveilleux, extraordinaire. Lorsqu’un homme instruit lui propose de raisonner, il déclare que c’est idiot. Tous ces messieurs de la compétence sont qualifiés pour les bricoles de nième ordre. Dès qu’on leur propose un sujet un peu élevé ils continuent à pontifier mais ne comprennent plus rien. Ils s’extasient sur des bêtises et s’enveloppent dans leur dignité dès qu’il s’agit d’une chose intelligente qui déborde leurs petits moyens.

 

Mon camarade Cannie, qui se trouve à la balistique, m’a demandé de lui expliquer mon étude. Cela a marché tout seul, nous parlions le même langage et cela ne soulevait aucune objection.

 

Me voilà de retour à mon poste. Le secteur est toujours aussi calme. Nous allons d’ailleurs le quitter bientôt pour aller à l’arrière vers la frontière suisse pour y exécuter des travaux défensifs et ôter aux boches toute tentation de passer par là.

 

De grandes actions se préparent pour le mois de mars sans doute et probablement sur tous les fronts à la fois, il faudra bien que cela craque d’un côté ou de l’autre, l’ennemi sera obligé de battre en retraite… A moins que nos attaques échouent presque partout et dans ce cas c’est par l’air qu’il faudra prendre une vigoureuse offensive. Ce moyen-là avec des aériens puissants, « comme nous en aurons bientôt », sera sûr et définitif. Mais pour les avoir bientôt il faudrait bien qu’on m’écoutât dès maintenant et que l’on travaillât ferme aussitôt après.

 

10 février (1916)

Je suis incapable de travailler actuellement, mon service ne m’intéresse plus, il est d’ailleurs tellement vide actuellement. J’ai un désir insatiable de sommeil et de repos, et pourtant je ne cesse de dormir et de me reposer. J’écris des lettres insipides, je reste dans ma chambre sans rien faire à proximité du téléphone. Le commandant Dumontet est de retour, j’ai été appelé hier soir trois fois au téléphone, j’étais déjà couché. Je n’étais pas allé hier soir à la brasserie Haberstock, où nous allons fréquemment le soir, où se trouvent deux jeunes Alsaciennes très entourées et très sages, dont l’une a une jolie voix et chante quelquefois et l’autre est très gaie et causeuse. J’ai vu leur album de photographies, elles y figurent en Alsaciennes avec un immense drapeau français. Leur album est rempli de nombreux groupes d’officiers des bataillons ou régiments qui ont passé ici. Dans chacun de ces groupes, le nombre des tués ou blessés est considérable.

 

Le 140e part demain. J’accompagnais généralement les officiers de l’état-major qui allaient prendre un bock, vais-je y aller ce soir avec eux pour la dernière fois ou me coucher tout de suite ? J’ai si sommeil ! Et puis j’ai des lettres à écrire encore à Sénéclauze, à Mme Mertz, à d’autres encore auxquels je ne pense pas maintenant. Je ne puis me décider à une action quelconque si minime soit-elle, je frise l’anémie cérébrale. C’est de l’autosuggestion probablement et l’on peut réagir… je voudrais bien mais il me semble que je ne puis pas.

 

11 février (1916)

Je me suis décidé à me coucher hier soir. Ce matin grand branlebas du 140e qui va partir, ce n’est pas une petite affaire de mettre en route tout un régiment et ses équipages ni de le retirer des tranchées.

 

Il a neigé cette nuit et il fait très froid ce matin.

 

13 février (1916)

Le 140e est parti avant-hier dans la neige et la boue. Il a marché toute la nuit et il est en réserve je ne sais où avec le 75e. J’ai passé avec eux quelques jours agréables, le commandant Destez le commande, c’est un excellent homme, et il commande fort bien son régiment. Mon absence de quatre jours et mes maux de dents m’ont empêché d’aller revoir Picolet, Béranger, Rouast et quelques autres qui vivaient dans leurs tranchées. Nous allons partir après demain pour aller encore au repos dans des cantonnements qui sont bons, paraît-il, j’espère que ce n’est pas un nouveau camp d’Arches.

 

Dans 8 jours nous serons fixés sur ce point. Les mouvements vont se faire par groupe, ce qui sera beaucoup mieux que par régiment.

 

Je ne pense plus à la commission des inventions, ou plutôt j’y pense comme à une dent qui a cessé de me trop tourmenter. Je laisse courir, il adviendra ce qu’on voudra. J’ai épuisé toutes les ressources, je serai peut-être amené à recommencer la liste que j’ai suivie par Blériot et Lioré, ils m’enverront d’autant mieux promener qu’ils seront au courant de mes échecs successifs.

 

J’ai envie de faire exécuter par La Buire quelques culots élastiques pour obus. Ce serait très amusant si cela pouvait réussir et si cela pouvait montrer que l’aéroplane doit être suspendu. Mais c’est un moyen bien détourné, bien long, bien aléatoire.

 

28 février (1916)

Nous avons marché aussi plusieurs jours, comme le 140e, dans la neige et la boue. Le passage du col de Bussang a été particulièrement pénible avec plusieurs degrés de froid et une violente tempête de neige. Nous avons cru après quatre ou cinq étapes que nous allions nous arrêter pour quelque temps, mais le troisième jour de repos passé nous sommes repartis de Bussurel[1] pour venir ici en une étape sous une neige abondante. Le lendemain nous sommes partis en reconnaissance pour voir quelques positions de batterie à organiser. Nos chevaux avaient, par endroits, de la neige jusqu’au ventre et il y avait un vent très fort qui chassait la neige et l’amassait en certains endroits abrités. C’est ainsi que sur une grande route où le traineau avait cependant passé, nos chevaux enfonçaient jusqu’au-dessus des jarrets, la route ne se distinguait plus des champs voisins.

 

J’ai adressé au commandant Dumontet une note sur la manière dont je conçois le groupe au combat. Il l’a reçue avec méfiance et l’a lue aujourd’hui. Il vient de me faire savoir qu’il entendait essayer ce nouveau mode d’opérer et qu’il transmettrait cette note au colonel, j’en suis très flatté.

 

Nous partons demain pour une destination inconnue. Ce sont les affaires de Verdun et les violentes attaques allemandes sur ce front qui motivent ce déplacement.

A suivre…



[1] Entre Héricourt et Montbéliard



19/02/2016
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